20170304

Technique & Ecologie


La Technique et l’écologie : De la crise éthique à l’inaction politique
Sam Durand

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Si, comme nous avions pu l’attester au cours du précédent article (La crise environnementale : des maux plus profonds (1)), l’on peut entendre derrière la réification une forme d’habitude « de pensée une sorte de perspective figée dans l’habitude, dont l’adoption fait perdre aux hommes l’aptitude à se rapporter aux personnes et aux évènements du monde de manière participative, engagée », alors un problème qu’il nous faut nous poser est de comprendre d’où peut provenir cette réification : question à laquelle nous avions déjà partiellement répondu. Toutefois, il demeure ultimement une cause de cette réification qui nous semble pouvoir également participer de la crise de l’action politique en matière d’action écologique. 



Cette cause, nous avons eu la sensation de la retrouver chez Jacques Ellul, illustre penseur de la technique au XXème siècle, qui, bien qu’étant certainement trop alarmiste, fournit par ses pensées un fantastique cadre de réflexion pour mieux comprendre comment le monde social et politique peut se transformer au contact d’un progrès perpétuel. Nous prendrons ainsi comme référence son ouvrage La technique ou l’enjeu du siècle (2).
Au sein de cette œuvre philosophique, J. Ellul s’attache à décrire ce qu’il nomme le « phénomène technique », soit l’ensemble des techniques qui font corps et s’auto-accroissent de telle manière que l’être humain qui croyait en avoir le contrôle finit modifié à son tour, non pas seulement dans ses petites habitudes quotidiennes, mais également dans son rapport au monde et aux autres. Mais comment, un béotien nous dirait-il, la technique engendrée par l’Homme pourrait-elle le modifier de manière si profonde ? 

La thèse centrale d’où il nous faut partir est celle de l’unicité du phénomène technique. La technique possède des critères qui lui sont propres et se perpétuent de telle manière que ce qui différencie la technique moderne de la primitive est uniquement le raffinement dû au progrès scientifique. Néanmoins, demeure entre ces deux niveaux techniques un objectif commun qui est de créer des moyens toujours plus efficaces pour répondre à des besoins. Aussi, avec l’évolution de la technique et des sciences ces derniers siècles, les résultats qu’offrent les techniques sont devenus quantifiables, parfois même de manière a priori (via des bilans prévisionnels par exemple), entrainant une nécessité rationnelle : nous pouvons toujours définir ultimement quelle technique se révèlera la plus efficace – en jaillit la nécessité de l’utiliser. 

Dans ce contexte, nous dit Ellul, si la technique évolue de manière causale pour répondre à des problèmes par le « one best way », ce meilleur moyen attesté par de savants calculs, non seulement la technique s’auto-accroit en générant de nouveaux problèmes qui appellent des solutions inédites qui se révèlent nécessaires de par les calculs qu’elle nous permet, mais de surcroit, la frayeur d’Ellul est que, dans cet auto-accroissement, l’humain ne soit plus sollicité pour ce qu’il est mais pour ce qui est intéressant techniquement en lui, soit sa capacité à produire un savoir technique et à faire fonctionner un objet technique, sans pour autant qu’il n’ait besoin de le comprendre ou d’entretenir un rapport qualitatif avec cet objet. Le phénomène technique apparaît alors comme cette unicité de la technique qui engloutit peu à peu le facteur humain imprévisible et peu efficace : il faut standardiser, remplacer les critères moraux par des critères techniques car en effet, il n’existe pas de technique qui soit bonne ou mauvaise - sans les recherches sur la bombe A nous n’aurions pas pu créer de réacteurs atomiques et en manipuler l’énergie – de ce fait la technique est purement amorale. Par ailleurs et dans la même lignée, la réalité de la technique engendre la nécessité de l’utiliser lorsqu’elle apparaît. Elle produira alors nécessairement des effets secondaires inconnus dans la situation précédente, mais qui n’entameront pas pour autant les avancées qu’elle aura permises. Aussi, Ellul en appel donc à une forme de « contrainte immanente au progrès technique » (3) qui forme, à une allure toujours plus grande, une civilisation technique – « société technicienne ». 

C’est à partir de ces considérations que se comprend le lien entre réification et technique qui est le « pont neutre entre la réalité et l’Homme abstrait » (4). Le langage universel de la technique tendant par là même à détruire le lien, le dialogue, précisément parce que les données qui en résultent commandent directement à l’Homme ce qu’il doit faire sans qu’il ait besoin de s’interroger sur l’interprétation à en faire avec un autre. Dans un même mouvement l’Homme imparfait techniquement est amené à se laisser assimiler de telle sorte qu’user de la technique revienne à un choix exclusif : tout ou rien, user de la technique revient à devoir en accepter les conséquences, elle devient sacrilège et sacrée. Elle annihile le sacré, le mystère, les tabous. La science explique le sacré, la technique s’en saisit et le mystère n’est que ce qui n’est pas encore technicisé. L’Homme lui-même devient cette opération technique et la biogénétique, le transhumanisme doivent permettre à l’Homme de devenir cette opération, comme le prouve chaque jour la médecine moderne. Par le même mouvement, la technique prend la place du sacré, Dieu sauveur pour les prolétaires durant de nombreuses années.

C’est ce même processus réifiant qui prend place en politique selon Ellul : par opposition aux décisions technocrates appuyées par de savants calculs permettant d’attester l’efficacité des techniques mises en place, « les décisions de l’électeur et même des élus sont simplistes, incohérentes, inadmissibles techniquement » (5). Naissent alors de nouveaux instruments : statistiques, techniques d’opinion publique, mathématiques appliquées… Par ce processus, la technique finit par dévorer tout ce qui n’entre pas en cohésion avec ses exigences : la philosophie amuse, les questions théologiques sont rejetées pour leur manque d’utilité, les sciences humaines ne sont utilisées que dans la mesure où elles peuvent servir à prévoir ce que les individus comptent faire et donc dans la mesure où elles peuvent permettre d’influer sur leurs actions efficacement. Car en effet nous dit Ellul, pour ce qui est de l’Homme, « le technicien s’attaquera à ce problème comme à n’importe quel autre » (6). Il n’est autre que cette machine dont on doit pouvoir prévoir les comportements : son temps est régulé à la minute près, ses activités et son environnement doivent s’y conformer. Aussi, durant des années, on a alors invité le travailleur à être absent de son travail, « cette expression de la vie » (7), à se constituer en tant que personne durant son temps de loisirs comme si le travail n’était pas formateur d’une identité particulière : on nous aurait invités, selon Ellul, à laisser triompher notre inconscient dans l’intérêt de l’efficacité technique. Aussi, il ajoute de manière tout à fait pessimiste mais certainement réaliste : « Nous n’avons plus rien à perdre et plus rien à gagner, nos plus profondes impulsions, nos plus secrets battements de cœur, nos plus intimes passions sont connues, publiées, analysées, utilisées. L’on y répond, l’on met à ma disposition exactement ce que j’attendais, et le suprême luxe de cette civilisation de la nécessité est de m’accorder le superflu d’une révolte stérile et d’un sourire consentant » (8), une réflexion qui résonne de manière étrangement contemporaine à l’époque du numérique, des réseaux sociaux, des « publicités recommandées » (9) en fonction de nos recherches internet, des sites de rencontres aux allures de supermarchés. 

Dans cette mesure, la technique peut être appréhendée comme une des raisons de cette crise de l’action politique en matière d’écologie : en dictant à notre rationalité instrumentale d’appliquer uniquement ce qui se révèle le plus efficace, elle nous contraint à devoir faire une transition écologique plus lente que prévu, plus complexe et nécessitant la patience d’attendre que l’auto-accroissement la permette, en faisant émerger de nouvelles technologies devant rendre cette transition efficace et rentable.. Or, c’est bien dans ce contexte que semble se trouver le monde : le nucléaire est encore plus efficace que les autres moyens de production d’énergie, l’agriculture non biologique semble plus productive etc.



Malgré tout, il nous semble que les thèses d’Ellul ne sauraient rendre compte de manière directe d’un certain nombre de mouvements émergents depuis un vingtaine d’années qui sont à même de bouleverser sa grille de lecture. En effet, et dans un premier temps, le regain d’importance de questions d’ordre éthique dont certaines sont tout à fait nouvelles[1] indique un regain d’intérêt de la société pour ces thèmes qui deviennent perçus comme des valeurs. Dans un même mouvement, un produit peut donc aujourd’hui être préféré pour son respect de l’environnement. Or, d’un point de vue technique, il n’est pas impossible de quantifier ces valeurs ou du moins les techniques qui les respectent plus ou moins de telle manière qu’une technique produisant, mais aussi polluant plus, peut se révéler moins rentable (et donc efficace du point de vue des producteurs) qu’une autre produisant légèrement moins mais n’étant pas nocive pour son environnement : c’est le principe même de l’empreinte écologique. Autrement dit, et ici J. Ellul se trouve battu en brèche, il est tout à fait envisageable que la technique intègre, certes non pas des valeurs éthiques en tant que telles, mais bien des valeurs éthiques en tant que données qualitatives ayant un impact quantitatif sur l’efficacité calculée des conséquences de l’utilisation de ces techniques, qui peuvent donc tout de même aboutir à des résultats plus éthiques, soit pourrait-on dire, à une « technique responsable ». 

Dans la lignée de ces réflexions, émergent aujourd’hui de nombreuses idées ingénieuses techniquement ayant pour objectif de concilier vie sociale, vie biologique, et technique : des bouteilles d’eau remplacées par une bulle gélatineuse et sans plastique, aux purificateurs d’eau portatifs devant venir en aide aux populations habitant des milieux arides, en passant par les « civic tech » notamment. 

Dans cette mesure, peut demeurer l’espoir de voir émerger une technique certes toujours inconsciente et répondant à ses propres critères, mais pour autant bienveillante, au moins autant que nous l’aurons permis par nos choix. 

Nous apparaissent cependant au moins deux autres raison de la crise politique autour des questions écologiques qu’un certain président de première importance a su faire jaillir aux yeux de tous : la possibilité d’une coopération transnationale efficace. Il faut donc dorénavant nous interroger sur la possibilité pour des pays ayant des niveaux de vie, de pauvreté, de développement, tout à fait divers, de coopérer pour un même objectif au sein d’une société du risque qu’un certain Ulrich Beck, trop peu lu en France, a su mettre en lumière. Aussi nous faudra-t-il donc dans les prochains articles restituer sa pensée et répondre à une interrogation : Quel modèle appliquer à la coopération internationale afin qu’elle se révèle équitable et non moins efficace sur le plan écologique ?







Notes : 




(2) Ellul Jacques, La Technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Broché, 2008

(3) Terme habermassien que vous pourrez retrouver au sein de La Technique et la science comme idéologie, Paris, Gallimard, 1973

(4) Ellul Jacques, op.cit, p 120

(5) ibid, p. 150

(6) ibid, p. 307

(7) ibid, p. 362

(8) ibid, p. 388

(9) qui vont sans aucun doute de pair avec une partie de la crise des éthiques individuelles que nous avions abordé précédemment.

(10) Qu’elles concernent purement la politique avec une glorification des discours sur la transparence ou la moralisation politique, ou plus directement l’écologie avec la forte augmentation du veganisme ou encore des pétitions lutta






[1] Qu’elles concernent purement la politique avec une glorification des discours sur la transparence ou la moralisation politique, ou plus directement l’écologie avec la forte augmentation du veganisme ou encore des pétitions luttant contre un grand nombre de pratiques encore largement répandues.