20170201

Etranger

Pas de ghetto pour les étrangers !
Christian Ruby
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Lue et analysée sous le signe de l’étranger, la pièce de théâtre imaginée par Johann Wolfgang Goethe (1742-1832), à partir de la tragédie révisée d’Euripide, nous donne largement matière à commentaires sur la question qui taraude beaucoup de nos concitoyens : comment réagir face à l’étranger ? Comment se libérer des processus primaires de refus et de méfiance ? Comment s’émanciper de la ségrégation infligée à l’étranger ?

La lecture proposée ici de cet ouvrage, Iphigénie en Tauride (1779-1781, Iphigenie auf Tauris), se place volontairement à l’écart des thèmes centraux souvent retenus : le conflit entre les dieux antiques et modernes, le sacrifice originel, la définition moderne de l’humain (liberté, responsabilité), le statut de la femme, l’amour et l’amitié à toute épreuve, la vengeance, etc. Non qu’il faille en finir avec ces lectures, mais parce qu’il est possible de les absorber dans un commentaire plus vaste qui les intègre dans des significations plus contemporaines, dont celle-ci : quels processus peuvent susciter les démarcations fabriquant l’étranger ?

En l’occurrence, de ce point de vue, le texte de Goethe, qui se déroule en pays Scythe (c’est-à-dire l’actuelle Crimée), repose sur une triple perspective : Exil, Réception, Loi de l’hospitalité. Encore cette triple perspective est-elle le moteur d’un vaste jeu dialectique qui nous concerne largement de nos jours. À partir d’un exil (ou d’un double exil : Iphigénie d’abord puis Oreste), la réception chez les « barbares » met en avant une loi : l’impératif d’immoler l’étranger. Mais Iphigénie est sauvée, et grâce à elle, la loi de réception va être changée en loi d’accueil. En un mot, l’exilée (et ce n’est pas rien qu’il s’agisse d’une femme) arrive à modifier la loi habituelle à l’étranger.

Ou : comment l’étranger-étrangère a un effet bénéfique sur la loi étrangère. Cette répétition différentielle du terme « étranger », permet de préciser à la fois : que ce qui fait l’étranger, ce n’est pas une essence, mais une double situation : exil et réception (bonne ou mauvaise) ; et que l’étranger, au lieu d’être abandonné, d’être reçu passivement, d’être renvoyé ou d’être intégré, peut être impliqué dans un devenir par lequel de nouvelles lois sont inspirées à un peuple.

Plus précisément, Goethe nous fait entendre un triple mouvement.

Le premier, celui d’Iphigénie : Exil (au cœur du sacrifice d’Agamemnon), ombre de soi-même chez les autres, préservée cependant par le dirigeant Thoas comme prêtresse de Diane. Ce premier mouvement permet d’explorer les 4 cas qui définissent le sort de l’étranger : immolé (selon la loi locale), renvoyé (selon la loi locale), intégré mais inutile (par la volonté de quelques indigènes), intégré et utile (ce sera la conclusion, en même temps qu’Iphigénie est libérée).

Le deuxième mouvement : Réception, arrive un nouvel exilé, Oreste, promis à la mort, mais il trouve refuge chez l’étrangère intégrée mais inutile (Iphigénie). Cette dernière se découvre un devoir de le préserver, à l’encontre de la loi locale.

Le troisième mouvement : le pouvoir local, donc la loi locale, revient en avant pour exiger le sacrifice de l’étranger. Mais par une ruse (du point de vue d’Iphigénie) ou une trahison (du point de vue de Thoas).

Résolution du conflit : Loi de l’hospitalité. L’étrangère réussit à sauver tout le monde (figure de femme) : elle sauve Oreste, se sauve, et convertit Thoas à une nouvelle loi : l’accueil. La réception de l’étranger en est transformée dans la cité de Tauride.