20170205

Editorial


Il existe certes de nombreuses manières de combattre le populisme, l’extrême-droite et la culture crépusculaire (nostalgie, mélancolie, intégrisme) qui s’est installée depuis longtemps en Europe. Parmi elles, il en est une qui concerne Le Spectateur européen au premier chef, celle qui oblige chacun d’entre nous à faire attention aux termes qu’il emploie en politique philosophiquement réfléchie : identité, commun, universel, etc. Il est fréquent, dans cette perspective, d’entendre les meilleures « bonnes volontés » frayer avec les formules exclusives, excluantes et ethnocentrées.

Un opuscule vient nous aider à nous exercer à ne pas céder aux sirènes de la xénophobie et de la domination. Il produit des effets émancipateurs qui intéressent chaque citoyenne et chaque citoyen de nos contrées, et la question européenne.

François Jullien publie ces temps-ci un Il n’y a pas d’identité culturelle (Paris, L’Herne, 2016) dont la lecture est indispensable. En voici l’essentiel, articulé à une question prégnante dans les élections diverses qui se déroulent en Europe :

Peut-on traiter la culture en termes d’appartenance, d’identité et d’essence ? Certes, on le peut. Mais quel est le prix – en termes de mythologie (le mythe de l’Un-homogène), en termes moraux (l’exclusion) et en termes politiques (l’exil et la guerre) – à payer pour accepter de croire à ce trait (et de le diffuser) ? Au demeurant, nul n’est propriétaire de « sa » culture. Tout au plus donne-t-elle à chacun l’occasion d’un apprentissage, de mettre ses ressorts en mouvement, et d’assumer une certaine fécondité à elle attachée. Que chaque culture choisisse des règles qui font d’elle un des portraits possibles de l’humanité, ne signifie ni que cette culture constitue un lieu d’enfermement, ni qu’elle soit uniforme et homogène, ni qu’il faille la muséifier.

À ce propos, plutôt que d’asséner à ses lecteurs une leçon de logique portant sur l’usage des termes cités (identité, commun, universel, etc.) – risquant au passage de prendre l’universel pour une évidence, un donné -, Jullien traduit ces termes en autant de questions portant sur le monde contemporain et nos usages apparemment « innocents » du vocabulaire. Ainsi puise-t-il son point de départ dans les trois termes : universel, uniforme et commun.

L’auteur distingue d’emblée un faux universel, il le dit « faible », qui relève plus exactement du général et un universel rigoureux, celui dont « nous avons fait, en Europe, une exigence de la pensée », cette fois un universel de nécessité. L’un n’est que de fait (une « histoire universelle », « une exposition universelle », le globish), l’autre de droit (les droits de l’homme, par exemple).

C’est l’universel de généralité qui s’est imposé au monde historiquement et que nous, les Européens, avons infligé aux autres par la colonisation et le marché : uniformité des modes de vie, des discours et des opinions. Il n’est rien d’autre qu’un faux universel puisqu’il instaure l’uniforme – l’uniforme n’est qu’un simulacre d’universel -, le standard et le stéréotype d’une seule culture. C’est aussi contre cet universel que des peuples entiers se sont révoltés, à juste titre. Mais est-ce une raison pour abandonner toute perspective universelle ? Non. Nous pouvons faire droit et devons même faire droit à un universel « audacieux » et « tranchant » que serait un horizon de discussion interculturel. Il est indispensable de maintenir un tel horizon de l’universel – sous forme d’une exigence à élaborer, qui prétend d’autant moins relever d’un entendement humain naturel que cette notion n’existe pas dans d’autres langues et cultures (la chinoise notamment) -, en matière morale et politique, au risque de voir s’installer tous les arbitraires.

On pourrait en ce sens opposer un universel abstrait (de fait, de domination, d’uniformité, d’intégrisme) et un universel concret (horizon, idéal, exigence). L’intérêt de cette manière de poser le problème de l’universel est qu’elle fait de lui un moteur d’interrogation, une exigence de ne pas se replier sur soi, de ne pas se complaire dans une soi-disant essence de sa culture. Une exigence de muter sans cesse, de rester « vivant », au sens d’une dynamique, d’une interaction constante.

Il en va de même du commun, en tant qu’il a une dimension politique (récuser l’arbitraire, le monadisme, l’atomisation). « Le commun est ce qui se partage ». Mais beaucoup ne pensent le commun qu’au travers de l’uniforme, lui aussi, ou du semblable. Constat d’autant plus important que « sous le régime d’uniformisation imposé par la mondialisation, nous sommes tentés de penser le commun par réduction au semblable, autrement dit par assimilation ». Or, précise l’auteur, « il faut au contraire promouvoir le commun qui n’est pas le semblable ». Seul ce commun est vivant. Au demeurant, le commun est d’abord donné (la famille, la langue, ...), mais ce n’est pas parce qu’il est d’abord donné qu’il doit être maintenu tel quel.

La caractéristique de ces deux notions centrales que sont une exigence d’universel et le maintien d’un commun ouvert, est que chaque culture est ainsi appelée à se réfléchir soi-même dans la confrontation avec les autres, à ne pas s’enfermer dans ce qui serait son « identité », à découvrir sa fécondité et des ressources plurielles qu’elle peut mettre à disposition de tous. Cette exigence ne vaut pas seulement pour les langues et les cultures entre elles. Elle a non moins d’intérêt pour penser la diversité culturelle interne à chaque pays, voire à chaque nouvelle entité politique volontairement constituée (l’Europe, par exemple). « Car cette diversité propre au culturel, intérieur aussi bien qu’extérieur, pose la même question de fond, qui est politique : comment à partir d’une telle diversité, qui est au principe du culturel et en fait la ressource, produire le commun nécessaire pour pouvoir à la fois les deux – déployer l’humain, dans l’extension de ses possibles, et « vivre ensemble » ? »

C’est aussi à ce niveau que commence la bataille de (contre) l’identité ou de l’identitaire. Dans les discours politiques, ces deux termes renvoient systématiquement à la standardisation de l’uniforme et à l’imposition du semblable. Ce qui du point de vue logique répond bien à la définition de l’identité : A = A. Et du point de vue politique signe le parti d’un enfermement et de l’exclusion. Mais dans la même veine, on peut se demander si, son opposé, la « différence », permet de surmonter l’identitaire ? Or, remarque l’auteur, moins la différence est différence de [...], moins elle se fait « écart », plus elle tombe dans l’identité, ce qui s’appelle communautarisme. De là la mise en avant de la notion d’écart, laquelle ne se contente pas d’une distinction, mais pose une distance fructueuse. « L’écart engage une prospection », « sa figure est aventureuse ».

Politiquement donc, l’écart est précieux à penser. Car, penser l’écart, c’est déjà s’obliger à penser « entre », s’ouvrir, s’interdire de se replier sur soi, de se reposer en soi, accepter de se tourner vers l’autre, de se mettre en tension par et avec lui. Cela nous vaut de la part de l’auteur, un bel excursus sur cet « entre » : « l’entre qui n’est ni l’un ni l’autre, n’a pas d’en soi, n’a pas d’essence, n’a rien en propre ». Mais justement, parce qu’il fonctionne ainsi, il est actif, il déclôt les appartenances, et ne cesse de souligner qu’il n’est pas d’identité culturelle. Le propre du culturel, effectivement, est d’être pluriel. Toute représentation de l’identité culturelle est, sans doute, commode pour exclure, mais mythologique. C’est elle qui invente l’idée selon laquelle le divers constituerait une malédiction. Ce n’est d’ailleurs pas l’identité qui est première, mais le divers et l’écart. L’identité procède de la réduction de l’écart, plus ou moins forcée. Le culturel ne peut se déployer que dans la tension de la pluralité.

On mesure, par ce bref parcours, quel coût (politique et moral) résulte de l’usage détourné des concepts. Les dégâts suscités par ce genre d’option sont considérables : outre les références au racisme ainsi qu’à toutes les exclusions, y compris au « clash entre les cultures », il suffit de rappeler le débat par avance mortifère engagé il y a déjà quelques années autour d’une soi-disant « identité européenne » ou autour d’une « culture européenne » (pensée d’avance comme un, identitaire, uniforme). Or, ce qui importe dans une culture, ce sont ses ressources, ce qu’elle permet d’activer, et de confronter, répétons-le : dans une culture et dans le rapport entre cultures.

Christian Ruby