20160306

Passeurs


Retour sur les passeurs culturels
Christian Ruby*
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La conception d’une histoire politique, de quelque pays que ce soit, dans laquelle les protagonistes locaux ne sont convoqués qu’au titre de figurants muets dans le tableau vivant du cheminement de l’Europe vers la modernité capitaliste ne saurait survivre que dans quelques esprits particulièrement troublés par des flux mondiaux mal compris. Cette conception passe aussi sous silence la question des agents des « situations de contact » au profit des Grands Récits occidentaux réifiant les cultures. L’audition des propos de Sanjay Subrahmanyam oblige à rectifier de larges pans de notre pensée.

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Sanjay Subrahmanyam speaks a handful of languages and lives both in France, where he is Chair of early Modern History at the Collège de France, and the United States, where he is a professor and Irving and Jean Stone Endowed Chair in Social Sciences at UCLA. His research mainly deals with South India, the Mughal Empire and early modern Europe --or as he puts it, “early modern Eurasia”-- but he has also focused on Central and Southeast Asia, Iran, and Ottoman history.

Abstract of an Interview :

Books and Ideas: A considerable body of your work deals with connections between empires, spheres of trade, etc. You have also stressed that it implies redefining the objects of historical inquiry. What kind of historical objects emerges from paying attention to connections?

I am much more interested in the intersection. For me it was pretty obvious that the nationalist frame was not the appropriate one. When I seek connected histories, it is always in a particular context. If somebody is doing connected histories fifty years from now, it will be a very different context. It may be that by then the kinds of objects that we have established in my generation have become old and tired and are no longer interesting; people may want to make other connected histories. It is really a way of trying to constantly break the moulds of historical objects.

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In der Collège de France, die Konferenz von Sanjay Subrahmanyam thematisiert die Entwicklung einer politischen Theorie in Bezug auf politische Strukturen und politische Kultur sowie Modelle von Staatenbildung und Gesellschaft in Südasien. Wie haben sie sich vor dem Einfluss westlich-kolonialer Modelle und Institutionen entwickelt?

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Le Collège de France (Paris) sait qu’il est nécessaire de répondre à la thèse de Samuel Huntington , de ce professeur de science politique américain, auteur de l’ouvrage intitulé Le choc des civilisations (1993, Paris, Odile Jacob, 1996), autour duquel toute une idéologie anti-migration et raciste s’est enroulée. Il y répond en valorisant les travaux de Sanjay Subrahmanyam qui s’emploient à retracer les liens unissant, entre 1500 et 1750, les cours d’Europe et d’Asie, impliquant que les cultures d’Asie ont, elles aussi, imprimé leur marque sur l’Europe.

Samuel Huntington, en son temps, après avoir distingué huit cultures : occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, hindoue, slave orthodoxe, latino-américaine et - peut-être - africaine (suivant de nombreux propos, historiques ou contemporains, dont on souhaiterait qu’ils se disloquent, il n’est pas persuadé que l’Afrique soit vraiment civilisée !), il affirme qu’elles s’incarnent chacune dans une religion. La principale ligne de fracture dans le monde passerait alors entre « l’Occident et le reste », car seul l’Occident valorise « l’individualisme, le libéralisme, la Constitution, les droits humains, l’égalité, la liberté, le règne de la loi, la démocratie, les marchés libres ». C’est pourquoi l’Occident doit se préparer militairement à affronter les civilisations rivales, et notamment les deux plus dangereuses : l’islam et le confucianisme !

Outre les défauts généraux de cette thèse, on ne peut rester insensible à la nécessité de contrer cette idée d’une incommensurabilité entre les cultures, laquelle constitue une déclinaison dommageable du relativisme culturel, à travers laquelle une certaine anthropologie a influencé la pratique de certains historiens. Les aires culturelles seraient donc fortement imperméables, et parfaitement cohérentes, en soi et pour soi, mais insaisissables de l’extérieur ! Une pareille conception remonte en fait au XVIIIe siècle, à tout le moins au philosophe Johann Gottfried von Herder, dont les arguments poussent la notion d’incommensurabilité jusqu’au point où le concept même de nature humaine unique, élaboré par Immanuel Kant, son maître, devenait sinon inconcevable, du moins vide de sens, au plan culturel. Sanjay Subrahmanyam, justement, pense que la plupart des théorisations contemporaines de « l’incommensurabilité culturelle » reposent sur une conception de la culture héritée et forgée à partir du structuralisme et se heurtent de ce fait à une question qui est centrale pour les historiens : celle du changement et des transformations, quand ce n’est pas des contradictions (ainsi que le montre Maurice Godelier).

Suffit-il pour autant de changer de concept ? De passer, par exemple, de la perspective de l’incommensurable à celle déployée par les concepts « d’interaction », de « métissage », « d’hybridation » ou de « transculturel » ? Sanjay Subrahmanyam les discute aussi : « Si l’on tente de comprendre les dynamiques inter-culturelles qui ont pu jouer entre les empires modernes non pas en termes d’incommensurabilité mais d’interaction, on voit immédiatement surgir le spectre du concept d’acculturation ». Et il reprend : « Forgé dans les années 1880, et légitimé par les travaux de Robert Redfield et Melville Herskovits dans les années 1930, la notion tomba dans l’oubli jusqu’à ce que Nathan Wachtel lui donne une seconde vie au milieu des années 1970, dans son étude des relations entre les Espagnols et les Incas des Andes ». Pour comprendre le propos, il faut rappeler que Redfield et ses collègues avaient défini l’acculturation comme « les phénomènes qui se produisent lorsque des groupes d’individus de cultures différentes entrent de façon continue en contact direct, modifiant les schémas culturels d’origine de l’un ou des deux groupes ». Wachtel était d’ailleurs plus prudent, soulignant que l’acculturation pouvait être le résultat de la conquête et de la domination impériale (comme dans les Andes), mais que les groupes pouvaient aussi se trouver en contact direct sans que des changements notables aient eu lieu. Ainsi se produisent des phénomènes de disjonction culturelle, qui diffèrent d’autres situations, qu’il appelle « intégration »,« assimilation » ou « syncrétisme. » (https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2007-5-page-34.htm).

Et l’auteur de poursuivre : « Les modes académiques récentes ont délaissé ce vocabulaire, au profit de deux autres termes : « métissage » et « hybridation » ». Cela revient à indiquer que le premier est proposé par Serge Gruzinski, le spécialiste du Mexique colonial et de l’empire Habsbourg, tandis qu’Homi Bhabha, dont le matériau empirique est emprunté à l’empire britannique, défend le second. Et il précise : « Le bon usage voudrait apparemment que l’on réserve le terme d’hybridation à « la création de nouvelles formes transculturelles à l’intérieur de la zone de contact produite par la colonisation », ce qui exclut d’autres formes, non-coloniales, de contacts et d’interaction, ainsi que leurs produits ». Ce qui est une manière de souligner que si l’on procède de façon aussi restrictive, on ne peut rien comprendre à l’interaction entre les Portugais et les Moghols. « De fait, dit-il encore, c’est l’essentiel de l’histoire des temps modernes qui nous échappera ».

Quant au concept de « transculturel », il ajoute qu’il « est moins problématique que celui d’« acculturation »? » Pourquoi ? Réponse : « Ne sommes-nous pas encore devant des cultures réifiées, avec simplement un troisième terme en plus, une « zone de contact » entre elles, quelque chose qui ressemblerait à la notion assez puérile de « semi-périphérie » inventée par Immanuel Wallerstein pour nous faire croire que son modèle échappait au bon vieux couple binaire noyau/périphérie ? »

De surcroît, Sanjay Subrahmanyam montre, en particulier dans L’éléphant, le canon et le pinceau (Paris, Alma Editeur, 2016), que des passeurs culturels n’ont cessé, non seulement de transplanter l’Occident ailleurs, mais, à l’inverse, de porter de nouveaux traits culturels, d’autres traits culturels, dans l’espace européen et occidental. Entre ceux qui ont vécu à la cour du Grand Moghol, à Delhi, ceux qui ont frayé avec la médecine chinoise, ceux qui ont redressé les cartographies proposées par les européens, et ceux qui analysent cette autre manière de faire la guerre qui est celle des Moghols (on n’y détruit pas l’ennemi mais on l’absorbe grâce à d’interminables séances de négociations), de très nombreux ponts entre l’Asie et l’Europe se sont constitués (et pas seulement dans l’autre sens).

Dans sa Leçon inaugurale au Collège de France (accessible sur https://www.youtube.com/watch?v=Afrl8-cdawM), Sanjay Subrahmanyam avait, selon Damiano Matasci (https://lectures.revues.org/15108), posé l’objectif de restituer le « passé épais » de l’histoire globale, afin de mieux comprendre comment celle-ci se construit, tant dans le présent que dans le passé. Avec une grande finesse, il reconstitue la complexe généalogie d’une tendance historique qualifiée de « minoritaire » et interroge plus précisément la transformation, à partir du XVIe siècle et dans des contextes aussi variés que l’Europe, l’Asie orientale et les Amériques espagnole et portugaise, des manières de penser les autres peuples et leur histoire. En effet, si l’histoire est ou a souvent été un « récit égoïste », centré sur la famille, le clan, l’ethnie, la ville et, dès la fin du XVIIIe siècle, sur le modèle de l’État-nation, elle a néanmoins été rapidement contrainte à reconnaître l’existence de l’Autre.

Sanjay Subrahmanyam discute tout d’abord l’ancienne tradition de pratiques et de réflexions « xénologiques », qui témoignent du besoin précoce d’établir des cadres conceptuels en mesure d’appréhender l’altérité. Des historiens de l’antiquité, Polybe pour le monde méditerranéen et Sima Qian pour la Chine ancienne, sont pris notamment en exemple pour illustrer les tentatives de dresser un récit historique capable, bien que basé sur une description ethnographique et sur une approche compilative, « d’aller au-delà d’une histoire nombriliste ». À l’époque médiévale, suite à son l’expansion territoriale en direction du Maghreb et de la péninsule ibérique ainsi que vers l’Orient, le monde musulman aussi est poussé à rendre compte des autres peuples et de leurs histoires. En s’appuyant sur des sources polyphoniques, Sanjay Subrahmanyam présente au fil de son propos nombre de chroniqueurs et d’historiens qui, à travers les siècles, développent un savoir « xénologique » dans un espace eurasiatique qui frappe par sa porosité et la diversité des regards sur le monde, ce qui n’empêche pourtant pas de cultiver une « histoire de soi ».

Mais pour en revenir à la question des « passeurs culturels », Sanjay Subrahmanyam y insiste : les rapports, fussent-ils coloniaux, entre des cultures ne se résument pas à des rapports de domination sans contrepartie, pas plus que les jeux d’influence ne sont unilatéraux. D’ailleurs, parfois le colonisateur n’arrive pas à s’imposer sans compromis avec la culture locale. Il suffit de relire Le Prince de Nicolas Machiavel pour saisir des conceptualisations de ce type. L’auteur souligne sans cesse « que la complexité des histoires » qu’il retrace doit permettre « de faire comprendre combien certaines formules sont simplificatrices », sous-entendu, entre autres, celles de Huntington.