20160205

Éditorial

Les droits culturels
----------------------------------------------------------------------------------------

La détermination de droits culturels fait toujours débat, en Europe. Comment pourrait-il en être autrement alors qu’ils se trouvent au centre des discussions relatives au « vivre ensemble », et par là même intimement liés aux enjeux de domination et de pouvoir dans les sociétés ?

L'inexistence de droits culturels constitutionnels creuse un large trou dans le maillage juridique et moral enserrant les humains. Si ce maillage couvre les droits civils, sociaux, politiques, protégeant et limitant ainsi les activités des humains, il a fallu attendre une période récente, et des conflits spécifiques, pour entendre parler de la nécessité d’introduire de tels droits.

La revendication de droits culturels - droit à l’éducation, d’accéder aux ressources, aux savoirs et de participer à des activités culturelles, droit linguistique, à l’art, à la mémoire, au patrimoine - veut s’inscrire dans l’énoncé des droits de l’humain, et prétend éviter aux questions culturelles de tomber sous la coupe totalitaire, dans les dérives relativistes (tout se vaut) ou l’enfermement communautariste (ne vaut que ce que le chef décide). Des motions publiques rappellent que leur respect garantirait la participation de chacun à un « patrimoine commun », défini comme capital de ressources constitué par la diversité culturelle. L’exercice des droits, libertés et responsabilités culturels serait le moyen de cette préservation et de ce développement. Il signifierait que chacun peut participer à cette diversité, y puiser des ressources et contribuer à son enrichissement.

Tels que définis dans la Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles (UNESCO, août 1982, document téléchargeable), renouvelée par celle de Fribourg, en 2007, rédigée par un groupe d’experts internationaux sous la direction de Patrick Meyer-Bitsch, ces droits proposent une conception de la culture conçue comme auto-production de l’humain en humanité. La volonté de promulguer des droits culturels vise à garantir à chacun la liberté de vivre sa culture à partir de ce que les cultures produisent d’universalisable. Le développement culturel est considéré comme un chemin d’émancipation et de conquête de la dignité de la personne. Enfin, l'existence de ces droits ne suppose pas seulement une action de l’État pour les muer en droits positifs, avec sanction judiciaire, mais surtout une protection pour le développement de la vie culturelle par la population elle même.

Cela étant, cette question peut se confondre avec celle des minorités culturelles. Et cet aspect est important. Mais il se contente de reconnaître un groupe de plus dans le décompte des groupes formant une société ou une sphère culturelle. On dérive là vers les problèmes des « identités culturelles »... et des pensées en termes de quota...

Or, il existe une autre manière de prendre le problème : la mise en œuvre de la part des sans parts ? Elle consiste alors à faire éclater la question vers la reconnaissance de la compétence de n’importe qui... Les droits culturels, alors, défendant la possibilité pour chacun de trouver ses moyens d’expression et de création dans le collectif, imposant la part de la culture dans toutes les institutions (surtout les institutions retirées : prisons, hôpitaux, ...), au point d’aider à créer des effets de dépaysement qui contribuent à vaincre l’isolement et à briser l’assignation à résidence culturelle.

En un mot, ce problème des droits culturels renvoie à deux logiques :

- Une logique des minorités : celle de minorités qui réclament leur part dans le partage entre groupes, une reconnaissance de leur titre à être comptés dans la compte intégral des parts de la communauté par la police ;

- Une logique des sujets politiques qui brisent cette logique d’identification en visant à reconfigurer le compte et ses partages : il s’agit alors d’une logique politique dissensuelle. 

Christian Ruby


20160204

Ruch


Sur Philipp Ruch par Christian Ruby Christian Ruby
----------------------------------------------------------------------------------------

Unseren Politikern mangelt es an visionen

Notre personnel politique manque de perspective d’avenir 

----------------------------------------------------------------------------------------

Un collectif d’artistes berlinois réclame la « chute du mur de l’Europe ». Afin de faire prendre conscience à l’opinion publique du drame qui se joue aux frontières du continent, il a décidé d’aller chercher des corps de migrants noyés en Méditerranée dans le but de les enterrer dans les cimetières de la capitale Allemande :

« Nous ne voulons plus laisser les morts de l’Europe se décomposer au fond d’un frigo ou dans les fosses communes anonymes. Nous transférons le problème en Allemagne. Nous avons décidé de rendre leur dignité aux victimes de la politique européenne. » (Justus Lenz, porte-parole du mouvement artistique Centre pour la beauté politique (ZPS, Zentrum für politische Schönheit)

Revenons, dans ce numéro du Spectateur européen, sur ce Centre pour la beauté politique, élaboré par des artistes allemands et le philosophe Philipp Ruch. Nous présentons ici quelques extraits de son ouvrage consacré à son indignation politique - Wenn nicht wir, wer dann ? – que nous traduisons ensuite : Si ce n’est pas nous, alors qui ? (Éditions Ludwig)

----------------------------------------------------------------------------------------
 
Das grösste Infrastrukturprojekt unserer Zeit ist eine gigantische Schallmauer um Europa herum. Dieser Schallschutz ist mentaler Art und schützt uns davor, die Hilfeschreie weiter hören zu müssen. Wir wollen nicht zum Ort der Schreie und Leiden dieser Welt werden. 

----------------------------------------------------------------------------------------

Le plus grand projet d’infrastructure de notre temps est un immense mur du son autour de l’Europe. Cette isolation acoustique est de nature mentale, et nous préserve d’avoir à continuer à entendre les cris de demande d’aide. D’ici, nous ne voulons pas entendre les cris et les souffrances du monde.
----------------------------------------------------------------------------------------
 
Was wird den Historikern am Ende des 21. Jahrhunderts an uns auffallen ? Was werden sie in uns sehen ? Sie werden eine Selbsbezogenheit in den reichen Nationen dieser Erde feststellen, die ihnen steinzeitlich vorkommen wird, die so gar nicht zum kosmopolitischen Geist und den humanistischen Idealen passt, mit denen wir uns brüsten.

 
----------------------------------------------------------------------------------------
Qu’est-ce qui va frapper les historiens de la fin du 21° siècle à notre sujet ? Quel portrait se feront-ils de nous ? Ils constateront un égocentrisme des nations riches, qui semblera remonter à l’âge de pierre. Il ne cadrera pas du tout avec l’esprit cosmopolitique et l’idéal humaniste, duquel nous nous vantons souvent.
----------------------------------------------------------------------------------------
 
Ich bin aufgewachsen in einer Welt, die sich mehr oder weniger um Partys drehte. Die Gedanken gut gekleideter, aufgehübschter junger Menschen kreisten um nicht viel mehr als um die Frage, wohin man ab Donnerstag ausging. Wenn man sie gefragt hätte, was sie beruflich machen, hätten sie guten Gewissens antworten können : Feiern ! [...] Doch viel kamen schnell dahinter, dass es eigentlich nichts zu feiern gab [...] Dass es Dinge gab, die unsere volle Kraft und Energie viel eher verdienten.

 
----------------------------------------------------------------------------------------
Je suis né dans un monde qui tourne plus ou moins autour du divertissement. Les pensées des jeunes gens endimanchés et pomponnés tournent autour de la question de savoir où ils vont sortir jeudi soir. Si on les avait interrogé sur leur métier, ils auraient répondu en toute bonne conscience : faire la fête ! ... Cela dit, plusieurs ont fini par découvrir qu’il n’y avait vraiment rien à fêter.... Qu’il existe des choses qui méritent bien plus toute notre force et notre énergie.

 
----------------------------------------------------------------------------------------
[...] Beim politisch-humanistischen Willen herrscht zurzeit Windstille. Unseren Politikern mangelt es an Visionen, sie sind von Ratlosigkeit gezeichnet. Sie wissen nicht, was zut un ist. ----------------------------------------------------------------------------------------
Quant à la volonté politique et humaniste, pour l’heure, c’est le calme plat. Notre personnel politique manque de perspective d’avenir. Ils sont complètement désemparés. Ils ne savent pas ce qui peut être fait.
----------------------------------------------------------------------------------------
 
Es geht nicht darum, schlechte Zustände schönzureden oder Politik zu ästhetisieren. Ich schliesse sogar aus, dass Ästhetik überhaupt etwas mit Schönheit zut un hat. Es geht um die grundsätzlichen Ziele. Wenig von dem, was wir heute politisch wollen, bietet Stoff für grosse Literatur.

 
----------------------------------------------------------------------------------------
Il n’est pas question d’enjoliver une situation désastreuse, ou d’esthétiser la politique. J’exclus que l’esthétisation ait quelque chose à voir avec la beauté. Il en va plutôt des finalités fondamentales. Peu de ce que nous désirons aujourd’hui politiquement offre matière à une importante littérature.
----------------------------------------------------------------------------------------
 
Was wollen wir erreichen ? Erreichen, nicht verwalten ! Zukünftige Generationen werden staunend vor den Zufällen der Geschichte überlassen. Aber wo bleiben unsere eigenen Antworten ?

 
----------------------------------------------------------------------------------------
Que voulons-nous obtenir ? Obtenir, non pas gérer ? Les générations futures seront étonnées de se retrouver devant une énigme : que voulait donc notre époque ? Nous avons abandonné notre volonté politique au hasard de l’histoire. Mais où se trouve nos propres réponses ? ----------------------------------------------------------------------------------------
 
Die Sprache, die unsere Politiker sprechen, ist mutlos, uninspirierend und leer. Es ist viel die Rede von unpolitischen Bürgern. Aber dass Menschen nur politisch werden können, wenn Politik etwas in ihnen weckt, liegt auf der Hand. Ohne das Gefühl, Teil von etwas Bedeutsamen zu sein, gehen Menschen nicht wählen. Bürger politisiet man mit Mut, Wagnissen und Visionen. Politik ist ein Epos, das überzeugen muss. Den politischen Zielsetzungen der grossen Parteien fehlt es spürbar an Grösse, Visionen, Mut und Schönheit. Die Abwesenheit von Schönheit und Seelengrösse bei jenen, die man der Bevölkerung als Kandidaten für das Amt des Bundeskanzlers präsentiert machen sich sprachlos.

 
----------------------------------------------------------------------------------------
Les discours fait par les politiques manque de courage, ils sont sans inspiration et vides. Il y est question de citoyens passifs. Mais que les humains ne puissent passer à la politique qu’à partir du moment où les politiques éveillent en eux quelque chose, est évident. Sans le sentiment d’être une partie de quelque chose d’important, les humains ne vont pas voter. On en peut conduire les humains à la politique qu’avec du courage, du risque et des perspectives. La politique est une épopée, qui doit convaincre. Les objectifs politiques des grands partis manquent de grandeur, de perspectives, de courage et de beauté. L’absence de beauté et de grandeur d’âme, de la part de ceux qui briguent auprès du peuple l’entrée à la Chancellerie, me laisse sans voix.

20160203

Réception

 Réception de l’œuvre d’art : comment la penser ?
Josselin Lavigne
----------------------------------------------------------------------------------------

The reception of art is the act of the observer using his sensibility. This action takes place in the second part of the «life» of the artwork while the first part occures in the production. Considering this, the production is in the hands of the artist whereas the reception is under public’s control. This will have consequences, reactions which will be positive or negative. In this very moment, when the observer reacts, the compatibility between production and reception will be shown. Therefore every piece of art undergoes 3 periods in their „lives“: their realisation, their reception and their reaction (which determines their durability). The artist creates the artwork not yet their aftereffects, that is why the reception and their consequences are important for the naturally flow of the oeuvre. Number 21 of Recherches en Esthétique reveals the importance of this issue regarding the terrorist attacks of January 2015 in Paris. The revue highlights the necessity of reflection of the concept of reception in art and the consideration of possible reactions and risks which an artwork can trigger.

----------------------------------------------------------------------------------------
 
La réception de l’art est l’action du spectateur à partir de sa sensibilité. Cette action compose la deuxième partie de la vie de l’œuvre d’art. La première étant la production de l’œuvre. Si la production est sous la maîtrise de l’auteur, la réception est sous le contrôle du Public. Cette action va provoquer des conséquences, des réactions (positives ou négatives). C’est au moment où s’accomplissent ces réactions que l’on s’aperçoit de la compatibilité ou non de la réception à la production de l’œuvre d’art. Il y aurait donc trois périodes dans la vie d’une œuvre : sa réalisation, sa réception et sa réaction. Cette dernière conditionnant la longévité de l’œuvre d’art. L’artiste maîtrise la réalisation de son œuvre mais pas son prolongement, c’est pourquoi la réception et ses conséquences sont importantes pour la nature de l’œuvre. Le numéro 21 de la revue Recherches en Esthétique arbore la richesse de ce thème à la suite des attentats de Janvier 2015 à Paris. C’est au travers d’un regard international que la revue répond à la nécessité de réfléchir sur la notion de réception dans l’art et de comprendre les risques de certaines réactions.

----------------------------------------------------------------------------------------

Wie Kunst aufgenommen wird hängt von der Sensibilität des Betrachters ab. Die subjektive Aufnahme findet im zweiten Teil « im Leben » des Kunstwerkes statt, wobei der erste Teil in der Produktion steckt. Die Produktion liegt in den Händen des Künstlers, wobei das Empfangen und Werten des Kunstwerkes später von der Öffentlichkeit abhängig ist. Dies provoziert dann positive oder negative Reaktionen. In dem Moment, wo sich die Reaktion des Betrachters zeigt, weist es die Kompatibilität zwischen Produktion und Rezeption des Kunstwerkes auf. Demnach hat es drei Abschnitte im Leben eines Kunstwerkes: seine Kreation, seine Rezeption und seine Reaktion. Letzteres bestimmt die Lebensdauer (Vergänglichkeit) des Kunstwerkes. Der Künstler erschafft sein Werk, jedoch nicht seine Nachwirkung, daher ist die Aufnahme und dessen Reaktionen wichtig für den natürlichen Lauf des Werkes. Nummer 21 der Revue Recherches en Esthétique entfaltet den Reichtum dieses Themas im Zusammenhang mit den Attentaten in Paris im Jahr 2015. Durch eine internationale Perspektive erklärt die Revue die Notwendigkeit der Erwägung möglicher Reaktionen, die die Aufnahme eines Kunstwerkes auslösen kann und die damit verbundenen Risiken.

----------------------------------------------------------------------------------------

La réception de l’art est l’action du spectateur à partir de sa sensibilité. Cette action compose la deuxième partie de la vie de l’œuvre d’art. La première étant la production de l’œuvre. Si la production est sous la maîtrise de l’auteur, la réception est sous le contrôle du Public. Cette action va provoquer des conséquences, des réactions (positives ou négatives). C’est au moment où s’accomplissent ces réactions que l’on s’aperçoit de la compatibilité ou non de la réception à la production de l’œuvre d’art. La réaction dépend du cadre dans lequel se produit l’œuvre, pouvant aller de la critique (régime démocratique) à la destruction (régime totalitaire). Il y aurait donc trois périodes dans la vie d’une œuvre : sa réalisation, sa réception et sa réaction. Cette dernière conditionnant la longévité de l’œuvre d’art. Le public peut percevoir avec décalage ce que l’artiste à réalisé, parfois longtemps avant la réception positive. Il y a comme une renaissance de la réception de l’œuvre d’art. L’artiste maîtrise la réalisation de son œuvre mais pas son prolongement, c’est pourquoi la réception et ses conséquences sont importantes pour la nature de l’œuvre. Le numéro 21 de la revue Recherches en Esthétique aborde la richesse de ce thème à la suite des attentats de Janvier 2015 à Paris. C’est au travers d’un regard international que la revue répond à la nécessité de réfléchir sur la notion de réception dans l’art et de comprendre les risques de certaines réactions. Avant de se plonger dans le problème de la réception, la revue analyse la nature de l’art d’aujourd’hui et de ses éléments satellites.
Le monde de l’art change en fonction des époques car les critères de l’art changent. Ainsi il a des réceptions car il y a des arts. Cette réception dépendant du contexte de l’œuvre. C’est ce qu’écrit Kenji Kitayama dans son article « Questions sur la diversification de l’art ». À cela s’ajoute la nature de l’œuvre et la formation du spectateur dans ce monde variant.
Le spectateur découvre le résultat d’une œuvre mais en ignore tout le processus. C’est la création, une expérience de structuration de l’inextricable (Kadinsky). Dominique Berthet parle d’êtres réels, singuliers pour désigner les œuvres d’art. Cette comparaison permettant de comprendre le rapport entre l’œuvre et le spectateur, ce dernier complétant l’art par sa réception. (« La réception de l’art, de l’étonnement au geste extrême »)
Cette réception est considérée dans sa conception usuelle comme une situation dans laquelle le récepteur (être) perçoit un message présupposé. Le savoir étant l’outil permettant une « bonne » perception, cela distinguant ceux qui ont la bonne réception de ceux qui ont la mauvaise. Le philosophe Christian Ruby dans son article « L’art avant la réception » nous montre que ce n’est pas en tant que statut mais à partir d’exercices que le spectateur rencontre l’œuvre. Cette activité étant le résultat d’une multiplicité de processus de rupture et d’instauration. Le spectateur s’extradant d’une réception mécanique vers une réception esthétique. Cette dernière ayant laissé sa place à une spectatorialité dans laquelle le spectateur entretient un rapport uniquement avec l’œuvre d’art et l’artiste et non plus avec une entité externe. La réception de l’art ne doit pas s’accomplir sous tutelle sans quoi le spectateur ne serait pas autonome. Ce spectateur autonome a changé la nature de l’œuvre d’art par cet exercice esthétique. Ainsi, dans une époque où l’art ne s’adresse plus à des fidèles, un religieux extrémiste (ou quelqu’un se croyant l’être) pourrait réagir négativement face à l’art le poussant à s’émanciper.
Marc Jimenez dans son entretien avec Dominique Berthet : « Attention à l’art contemporain ! », démêle l’ennui de cette réaction négative. Une réaction positive étant une réaction proportionnée à la nature de l’œuvre. À l’inverse, une réaction disproportionné est considérée comme étant négative (Attentat de Charlie Hebdo en réponse à des caricatures, par exemple). La raison pour laquelle la réaction doit exister est la même que celle pour laquelle l’œuvre est crée : la liberté. La liberté de penser, d’expression ou de communiquer alimente aussi bien la réalisation que sa réaction. L’explication de cette réaction négative est souvent décrite comme un décalage en l’Art et le public, restant comme bloqué sur ses références. Face à ces réactions allant de l’incompréhension à la destruction, la solution serait de laisser faire le temps afin que le public devienne réceptif.
Toute la difficulté consiste à savoir d’où vient cette réaction, elle semblerait venir de l’incompréhension du spectateur mais l’art peut en être responsable. Ainsi Michel Guerin dans son article « Je suis Charlie », versus « Oui, mais… » et Dominique Berthet dans son article « La réception de l’art, de l’étonnement au geste extrême » donnent une explication à cette réaction dont le spectateur est responsable.
La réaction ne s’accomplit pas avec la sensibilité pour mesure et la liberté pour réaction, mais avec l’idéologie. La raison ne gouvernant pas la réception, il n’y a plus de sensibilité mais uniquement un a priori avant même de découvrir l’œuvre.
La réaction du public devrait être l’étonnement, intense ou radical. Dominique Berthet décrit l’étonnement comme une marque de curiosité et d’intérêt du spectateur, le dérangeant et le déstabilisant. Mais si ces réactions sont considérées comme « normales », il existe des réactions négatives pouvant être considérées comme des gestes extrêmes. L’auteur rappelle les cas les plus récents comme ceux de Paul McCarthy agressé pour son œuvre « Tree » en octobre 2014 ou bien l’œuvre de Jeff Koons interdite en 2008. Ces gestes extrêmes représentent la suppression de la liberté d’expression. Mais l’art n’est pas toujours innocent face à certaines réactions, c’est l’avis de sDominique Château dans « La réception de l’art à l’ère du Post-art ». Celui-ci nous décrit, qu’à notre époque « Post-Art », les valeurs de l’art auraient un lien avec la réception négative de certaines œuvres. Ces valeurs se composant de l’artiste (la source de création), l’œuvre (l’objet d’appropriation) et sa réception. C’est par cette équation à trois termes que Dominique Château nous explique leurs évolutions. La réception négative peut s’expliquer par l’art lui même. Ainsi, la réception de l’œuvre d’art dépendrait du statut d’artiste et donc de son processus de création. Cette « mauvaise » réception de la part du public pourrait s’expliquer par un recul de ces valeurs : ambiguïté de l’œuvre, diminution du pouvoir de l’artiste sur son récepteur ou encore diminution de la frontière entre monde culturel et monde de l’art. Il ne faudrait pas pour autant négliger l’art qui reste une source rare dans certains pays, Babacar Mbaye Diop dans « La réception de l’art au Sénégal » nous le rappelle. Pays où l’art reste concentré dans la capitale et peu dans les autres régions, ne laissant pas de latitude à une quelconque réception dans plus de la moitié du pays. Malgré tout, Dominique Berthet reste positif en expliquant que la réception de l’art est une question de temps. De tous temps et à chaque époque beaucoup d’œuvres d’hier n’ont été comprises que demain, à nous de venir...


Recherches en Esthétique, Revue du CEREAP, n° 21, Janvier 2016, La réception de l’art, directeur de la publication : Dominique Berthet, diffuseur Paris, ELSB.

20160202

Face aux migrants

Géographie de l’esprit craintif
Christian Ruby*
----------------------------------------------------------------------------------------

L’implacable harmonie préétablie qui existe, de nos jours, entre des institutions mentales et ceux qui les perpétuent et activent montre bien qu’une certaine humanité s’est constituée, affamée de restrictions. Elle rend effective une certaine géographie de l’esprit, porté à la crainte. Par cette expression, « géographie de l’esprit », il convient d’entendre un système d’éducation instruisant une logique de pensée, des catégories de jugement fonctionnant sans doutes, articulés à un espace de départ, un point de référence figé dans le tracé de ses faiblesses. Par rapport à lui, « migrant » ou « migration » est alors un préconstruit immédiatement extérieur, renvoyant à des transferts néfastes d’objets inidentifiables.

Qu’il existe d’autres géographies possibles de l’esprit ne fait que souligner que le thème de la migration – quel que soit l’objet visé : les humains, les idées, les formes, les cellules,... – permet de répertorier l’existence d’au moins deux logiques antagonistes : celle qui exalte la fixité et pour laquelle la migration paraît extraordinaire et perturbante. Celle qui valorise le mouvement et aux yeux de laquelle la fixité paraît une exception dommageable, parce qu’elle réduit les choses, les humains et les événements à des fonctions statiques.


Fiction de la sédentarité
----------------------------------------------------------------------------------------


La géographie de l’esprit craintif relativement à la migration et donc au mouvement de toutes choses se fixe sur des pôles qui ne veulent être rien de plus que la réalité même, tout en perdant, paradoxalement, toute prise sur l’effectivité. Elle se combine avec une manière de postuler sa propre éternité. Tant par sa conception de l’espace que par sa conception du temps, cette géographie ne peut faire autrement que de se soustraire toujours à ce qui la mettrait en mouvement. N’est-elle pas alors victime d’une illusion qui la protège au moment même où elle se décompose dans la réalité ?

Elle devient une simple affirmation identitaire, apologétique de soi, réfutant toute altérité. Quelle félicité lui est promise ? Celle d’une quasi monade [sans Dieu ?], de la sédentarité qui prononce des jugements sur les autres à partir d’une conception d’un monde divisé en choses essentielles ou accessoires. Cette conception neutralise tout ce qui provoque du débordement en le présentant comme une simple exception.

Mais si d’aventure le débordement est trop important, crainte et tremblement la saisissent, et elle se comporte comme si la morale commune de l’auto-critique ne pouvait la concerner. Cette géographie – qui se clôt dans une philosophie de l’être, renvoie à une anthropologie de la référence unique, se donne une théorie de l’histoire unique et uniforme, et confond la politique avec la police – s’obstine à poursuivre son chemin comme si rien ne se passait jamais, et aucune Atopolis n’était concevable[1].



Déni de la politique...
----------------------------------------------------------------------------------------


...relativement à la migration. En l’occurrence, la divergence par rapport aux faits apparaît rapidement. Mais elle devient pour elle une simple duplicité. Dès que cette géographie a répudié la migration, elle est envahie par un imaginaire de la destruction corrélatif du constat des migrations. Elle invente alors des politiques migratoires, qui ne sont pas des politiques de la migration, en ce sens qu’elles visent à contrôler ce qui devient « flux de migrants », et bientôt « hordes de migrants », plutôt que d’organiser des échanges. Cette évocation porte immédiatement l’accent sur la quantité sans porter à considérer l’histoire universelle.

Le heurt entre une pensée guidée par des mécanismes de contrôle, tendue sans cesse dans la direction du « trop », et la réalité des migrations fabrique automatiquement des réserves et des restrictions qui évitent d’avoir à faire l’expérience de ses limites. C’est sur ce motif qu’Arjun Appardurai rend compte des deux arguments centraux d’une telle géographie de l’esprit, qu’il synthétise dans la notion d’ethnonationalisme, confinant parfois au terrorisme par fait[2] :

- D’« incertitude sociale » relative à l’identité, d’une part. Cette incertitude est caractérisée par l’illusion d’une homogénéité ethnique et d’un peuplement national, certitudes bien ancrées que la globalisation vient ébranler en suscitant des doutes profonds sur ce qui constitue le « nous » et le « eux » ;

- D’une « angoisse d’incomplétude », d’autre part. Cette angoisse, quant à elle, est caractérisée par les obstacles imaginés à la réalisation d’une totalité nationale non souillée.

En réalité, les migrations sont d’autant plus problématiques qu’elles inquiètent des politiques de l’identité.



Politique de l’enfermement
----------------------------------------------------------------------------------------


De surcroît, en évaluant ces quantités du point de vue de l’identité close sur elle-même, elles sont réduites d’avance au statut d’objet : les uns sont utilisables, les autres gênants. Ainsi que le relève Adorno, philosophiquement, « C’est ainsi que les relations avec les autres hommes s’appauvrissent : l’aptitude à percevoir l’autre pour lui-même et non comme une fonction de notre propre volonté, mais surtout celle qui permet une opposition féconde, la possibilité d’assimiler la contradiction pour se dépasser soi-même, tout cela s’atrophie »[3]. Encore ce fonctionnement est-il éventuellement une émanation de programmes politiques exclusifs.

Ainsi, le philosophe Michel Foucault (1926-1984) a-t-il bien repéré comment les références identitaires visaient à refouler, effacer ou gommer les migrations. Dans le cadre des démocraties et des républiques modernes, la focalisation des politiques sur les territoires devenus « nationaux » implique de nouvelles modalités de rapport aux migrations. Dans l’ouvrage Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France, 1977-1978, il raconte comment l’émergence de la notion de « population » coïncide avec le moment où les gouvernements inventent des moyens de fixer les individus, et de gérer les déplacements[4]. En fixant les populations, à l’encontre des flux migratoires, par des institutions inamovibles de référence – parmi lesquelles l’État dont on rappelle qu’il est nommé ainsi pour signifier : ce qui perdure par-delà les changements (en vertu du latin status) –, ce sont les migrations que l’on tente de canaliser, de contrôler, voire d’abolir, en régime libéral[5].

La gestion des masses collectives s’entend au sens de gérer la population en profondeur sur le territoire, la gérer en finesse et la gérer dans le détail. L’idée de « gouvernement de la population » rend aiguë la nécessité de développer des disciplines et de fixer les activités afin de pouvoir les répertorier, les classer. Foucault explique que se constitue alors un triangle : souveraineté (de l’État moderne), discipline et gestion gouvernementale. Et il ajoute : la gestion gouvernementale a pour cible principale la population, et ses mécanismes sont les dispositifs de sécurité qui ont pour cible les migrations à contenir.

Le philosophe décrit alors les modes d’opposition entre la police et la migration dans ce contexte. La migration est presque toujours identifiée à la pauvreté. La police a pour mission de s’occuper de la discipline et du soin aux pauvres afin qu’ils ne migrent pas, que l’on sache toujours où ils se trouvent. La circulation des humains, à l’égal de leur coexistence, est centrale dans la gouvernementalité.



Humanisme extériorisant
----------------------------------------------------------------------------------------


Néanmoins, à la marge, ce modèle de géographie inclut quelques éléments destinés à ouvrir légèrement son caractère contraignant. Comme une ruse de la clôture qui pressent les risques de sa propre violence à l’égard de soi, elle s’accorde quelques idéaux qui circonscrivent tout de même une possibilité d’ouverture minimale. Elle se tourne donc vers ce qui ne s’insère pas complètement dans le mécanisme de sa vie mutilée, et qui acquiert le statut d’être resté au bord du chemin, comme élément sombre qui a échappé au « vrai » salut.

Tel est le ressort de l’humanisme moral qui exploite un pathos de l’authenticité humaine. Sans reconnaître pleinement que la monade n’est jamais que le résultat d’une scission au sein du processus social et anthropologique, il conçoit une fiction complémentaire de la précédente, exploitant cette fois positivement les situations-limites de la migration extériorisée.

C’est ici qu’Immanuel Kant intervient pour prêter ses mots à ce complément nécessaire de l’humanisme religieux. On le crédite de trois vertus :

- Avoir compris qu’existent des migrations : « Chez un autre peuple chrétien, les Arméniens, règne un cer­tain esprit commercial d'une nature particulière ; leurs échanges prennent le caractère de migrations pédestres, qui s'étendent des frontières de la Chine jusqu'au cap Corso, sur les côtes de Guinée. Ce qui prouve un caractère dont nous ne pouvons plus péné­trer la raison première ; caractère supérieur à celui des Grecs d'aujourd'hui, qui est inconstant et bas. Grâce à cet esprit, ce rameau particulier d'un peuple raisonnable et diligent, qui, sur une ligne du nord-ouest au sud-est, parcourt l'étendue presque entière de l'ancien continent, sait se ménager un accueil pacifique chez tous les autres peuples qu'il fréquente. »[6] ;

- Avoir pensé le commerce et le droit des individus à visiter un autre pays, parce que tous appartiennent à un état général de l’humanité, exigeant une solidarité interhumaine ; Dans son Projet de paix perpétuelle, Kant réfléchit en effet à un droit « cosmopolite », c’est-à-dire à un droit s’appliquant aux relations entre les peuples et aux relations entre les individus eux-mêmes en tant qu’ils appartiennent au genre humain.

- Avoir soulevé la question du droit international sous l’angle de l’hospitalité. Sachant que pour le philosophe, cette dernière est quasiment inconditionnelle. Le droit d’hospitalité est « le droit qu’a tout homme de se proposer comme membre de la société, en vertu du droit de commune possession de la surface de la terre sur laquelle, en tant que sphérique, ils ne peuvent se disperser à l’infini ; il faut donc qu’ils se supportent les uns à côté des autres, personne n’ayant originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu’à un autre ».

Kant ajoutant, toutefois, que ce droit constitue un droit de visite uniquement et non un droit de résidence. En vertu de la souveraineté de chaque État, un étranger ne peut s’installer par soi-même dans un pays[7].



Spectacle de la migration
----------------------------------------------------------------------------------------


Il n’en reste pas moins vrai que l’argument selon lequel la migration n’est qu’un phénomène passager, extérieur et inconséquent, fût-il dramatique, ne fait pas autre chose que s’accorder avec les penchants les plus retors de la politique comprise comme police de la culture et de la société. Car les tenants de cet argument savent très bien qui ils veulent exclure ou non. Ils prouvent même que le rôle de la police, au sens élargi élaboré par Jacques Rancière[8], est de maintenir un partage du sensible exempt de vide. La police veut une complétude, elle veut un État unitaire qui organise le rassemblement des êtres humains en communauté fermée et ordonne la société en termes de fonctions, de places et de titres à occuper, sans débord.

L’indignation que suscitent les « accidents » arrivés aux migrants diminue d’autant que les victimes sont conçues comme des dangers à exclure, ou des problèmes insolubles. Voilà qui éclaire autant sur ces accidents que sur le statut de spectateur que se donnent ceux qui regardent les migrants arriver. L’obstination avec laquelle il repousse le regard de l’autre derrière l’écran de télévision fait de la notion d’humain une parodie. Il est vrai que le propre de la « projection pathique » est de déterminer ces spectateurs à ne percevoir l’humain que dans le reflet de leur propre image[9]. L’autre y est transmué en une chose dont on ne peut plus concevoir la vie mutilée, dans un univers incompréhensible.



La culture de la peur
----------------------------------------------------------------------------------------


En reprenant ce dossier, le philosophe Marc Crépon insiste sur un autre point, plus récent, fouillant les idéologies mensongères de notre temps autour de la migration[10]. Ainsi s’en prend-il au thème de la « guerre des civilisations »[11]. Et il précise :

« La “guerre des civilisations” n’existe pas - du moins pas au sens où elle supposerait, comme chez Samuel Huntington, un conflit inéluctable entre des identités cloisonnées, repliées sur elles-mêmes, essentialisées. » Mais si la « guerre des civilisations » n’existe pas, son discours persiste comme grille de lecture et d’analyse de la différence culturelle, prenant une forme très concrète dans certaines politiques migratoires européennes, dans la mise en place d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale en France, dans la stigmatisation répétée, violente et caricaturale de l’Islam à l’intérieur de l’espace public européen et occidental, en général.

Il précise encore : « La “guerre des civilisations” n’existe pas, en tant qu’elle ne délivre aucun savoir pertinent sur la constitution même des “ civilisations” comme telles, qui procèdent par métissage, hybridation ».

Mais la question est finalement moins de critiquer l’auteur de cette perspicacité bornée que d’expliquer la persistance d’une telle représentation partielle et fausse de la différence de l’autre ? Sur quoi se fonde la mise en place d’une “culture de l’ennemi” ? Et comment contrer, théoriquement et pratiquement, l’établissement d’une telle culture, qui conduit nécessairement à un certain consentement meurtrier ?

Cette expression de « consentement meurtrier » est ici la clef de compréhension d’une faille majeure dans le rapport au monde entretenu par la géographie de l’esprit décrite ici. D'un côté, donc, une éventuelle conviction humaniste : la solidarité humaine ne souffre aucune exception - toute atrocité, toute douleur, toute offense, où qu'elles soient, exigent soin et secours. Mais, de l'autre côté, sans exception aussi, chacun introduit des lignes de partage dans cette universalité affichée, admettant que ce qui se passe ailleurs, au loin, chez les autres, n'ait pas la même gravité qu’ici, « chez nous »...

Le Consentement meurtrier, en un mot, nomme différentes formes d’acceptation de la mort d’autrui : passivité ou indifférence face aux victimes des guerres loin de notre petit monde, résignation ou encouragement face aux victimes dont on nous dit qu’elles sont nécessaires pour qu’un monde meilleur advienne, enthousiasme et cruauté parfois quand il s’agit de ressouder la communauté dans la désignation de l’ennemi et dans l’appel à son élimination.



Malaise dans les nouvelles mobilités
----------------------------------------------------------------------------------------


Et certes, non seulement tout ce qui vient d’être montré signale d’abord un esprit qui se fait violence à lui-même en ne reconnaissant pas sa propre formation, sa propre mobilité. Mais cela doit encore être complété d’un dernier aspect, celui du devenir mondial des échanges sociaux. En somme, cela doit être rapporté aux difficultés propres à la société liquide en plein déploiement[12]. Zygmunt Bauman ne cesse en effet de souligner que la modernité et ses peurs sont désormais prolongés dans les causes des incertitudes anxiogènes. Il voit notamment dans la mondialisation le lieu de naissance des sentiments d’insécurité et d’incertitude portant à l’angoisse des migrations. L’affaiblissement des structures sociales, et la disparition progressive des politiques de protection contre « les infortunes individuelles et les frissons existentiels » entraine une concentration sur la survie individuelle exclusive. Bauman relève ainsi que la peur a sa propre énergie, sa propre logique de croissance ; elle n’a presque plus besoin de stimuli extérieurs. Mieux encore, toutes les précautions prises face aux incertitudes font paraître le monde plus redoutable et plus traître, et suscite plus d’actions défensives encore, lesquelles donnent plus de vigueur encore à la faculté qu’a la peur de s’auto-propager.

Dans une conjoncture d’ethnicisation, voire de racisation il est périlleux d’isoler un groupe sans contribuer à ce processus d’ethnicisation des rapports sociaux, sans renforcer une distance culturelle qui tend à enfermer chacun dans une logique de l’exclusion.


* Christian Ruby est philosophe, membre de l’ADHC (association pour le développement de l’Histoire culturelle), de l’ATEP (association tunisienne d’esthétique et de poiétique), du collectif Entre-Deux (Nantes, dont la vocation est l’art public) ainsi que de l’Observatoire de la liberté de création. Chercheur indépendant, ses travaux les plus récents portent sur l’élaboration d’une Histoire culturelle européenne du spectateur (3 volumes parus), ainsi que sur une théorie politique du spectateur (en cours de parution). Cette dernière s’expose déjà pour partie dans : Spectateur et politique, D’une conception crépusculaire à une conception affirmative de la culture ?, Bruxelles, La Lettre volée, janvier 2015. Il s’est spécialisé par ailleurs dans l’art public et l’art urbain, dont il commente les œuvres du point de vue esthétique (du point de vue de la relation du passant-spectateur à l’œuvre). Site de référence : www.christianruby.net

Dernier ouvrage paru : Abécédaire des arts et de la culture, Toulouse, Editions L’Attribut, 2015.






[1] Cf. Mons (en Belgique), capitale européenne de la culture 2015, et le thème de l’atopolis, de la cité ouverte à la migration.


[2] Appadurai Arjun, Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, Paris, Payot, 2007 (traduction de F. Bouillot).


[3] Adorno Theodor W., Minima Moralia, 1944-51, Paris, Payot, 1980, p. 125.


[4] Foucault Michel (1926-1984), Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Hautes Etudes, Gallimard, Seuil, 2004.


[5] C’est-à-dire en régime contradictoire de libre circulation des biens et de souci de limiter la circulation des populations (Même remarque dans Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, Paris, Amsterdam, 2009, p. 189).


[6] Kant Immanuel, Anthropologie du point de vue pragmatique, 1798, Paris, Vrin, 19 94.


[7] La Révolution française a cependant refusé de confondre la citoyenneté et la nationalité. Dans la tradition cosmopolitique, l’espace public nouveau ne conçoit pas encore la clôture du national. L’universalité demeure garantie par l’universalité de la Raison. C’est pourquoi la déclaration des Droits est universelle.


[8] Jacques Rancière, La mésentente, Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.


[9] Adorno Theodor W., Minima Moralia, 1944-51, Paris, Payot, 1980, p. 103


[10] Crépon Marc, Le consentement meurtrier, Paris, Cerf, 2012.


[11] Samuel Huntington, Le choc des civilisations, 1996, Paris, Odile Jacob, 1997.


[12] Bauman Zygmunt, Le Présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Seuil, 2007 (traduction de L. Bury).

20160201

Cinq verbes

Cinq verbes (en français) pour un premier ministre
Frédéric Darmau
----------------------------------------------------------------------------------------
Suite à quelques discours politiques mêlant « comprendre », « justifier » et « pardonner » sans aucune rigueur, sinon dans une volonté de légitimer les décisions du pouvoir d’État - Manuel Valls, « expliquer, c'est déjà vouloir un peu excuser » -, il nous a paru nécessaire de rappeler quelques données lexicales. Des conséquences politiques s’ensuivent évidemment.

- Comprendre (verstehen) : (différencier de « expliquer »). Provient du latin : com-prehendere : saisir ensemble. Autrement dit, comprendre est un acte intellectuel qui vise à identifier ce qui nous fait face, puis à faire entrer dans un concept ce qui n’y était pas, et enfin à l’assimiler. Comprendre ramène le disparate à l’unité, identifie les régularités. Depuis la distinction entre comprendre et expliquer, la compréhension se situe du côté de la signification (d’un geste, d’un comportement, d’une phrase, etc.). Il s’agit d’énoncer les raisons d’un phénomène.

- Expliquer (erklären) : Noter le « ex- » et le radical « pli » (latin : ex-plicare) : mettre les causes en évidences. Expliquer, c’est déplier un phénomène afin de mettre en évidence la cause ou les causes dont il résulte. Depuis que la distinction entre compréhension et explication est devenue opérante, l’explication renvoie plus précisément aux phénomènes qui relèvent de mécanismes cause/effet.

- Justifier (wegen, weil) : Le terme a plusieurs usages, mais son radical renvoie à l’idée de « rendre justice à... », ce qui ne signifie pas déclarer positif tel ou tel phénomène. Justifier peut consister à s’obliger à dégager les raisons du phénomène à l’encontre des opinions fausses. Mais il est vrai que « justifier » peut signifier aussi : tenter d’avaliser. Enfin, en d’autres domaines, justifier peut relever d’un jeu d’argumentation : cf. par exemple John Rawls (Théorie de la justice, 1971) : « la justification est une argumentation qui s’adresse à ceux qui ne sont pas d’accord avec nous, ou à nous-mêmes quand nous sommes de deux avis différents. Elle suppose une opposition entre les conceptions des personnes, ou bien à l’intérieur d’une même personne, et cherche donc à convaincre les autres, ou nous-même, du caractère raisonnable des principes sur lesquels nos revendications et nos jugements sont fondés ».

- Légitimer (legitimieren) : donner des justifications universelles à des intérêts particuliers. Procédure de persuasion (d’intériorisation de la norme), fonctionnant à la croyance, par laquelle un pouvoir fait reconnaître son autorité et conquiert l’adhésion à l’égard de ou l'obéissance envers ses prescriptions. Cette procédure tente d’imposer un droit en rapport avec un fait. Elle a pour effet sur le pouvoir de l’entretenir ou de le reproduire. Elle a la forme d’actes, de cérémonies, de discours du pouvoir, etc. Et elle doit être constamment réveillée, rendue visible ou renouvelée, pour être efficace. Distinguer de légitimité. La légitimation est la procédure d’établissement et de justification, fut-elle fictive, de la légitimité. Elle cherche à obtenir qu’on y croit. Le plus souvent, il y a légitimation nécessaire justement parce qu’il n’y a pas de légitimité. Ainsi Max Weber distingue-t-il trois modes de légitimation : par la tradition, par le charisme et par le caractère rationnel attaché à la loi.

- Pardonner (vergeben) : Le pardon, qui répond à la question de savoir comment répondre à la faute, est, comme le veut la composition du terme, un don, il est acte d’amour et ne vise jamais la réparation du mal (pas plus qu’il n’efface le mal commis ni n’excuse (ex-cuse : met hors de cause un fautif) quelque action). Il vise à libérer de la haine, du ressentiment, et de la vengeance. Le pardon s’inscrit dans une logique qui échappe à l’échange et à la réciprocité (en quoi il est parfois surprenant). Il ne rentre pas dans le calcul des peines caractéristique de la justice positive. On peut le renvoyer à l’essence divine, mais aussi à une possibilité humaine (Hannah Arendt, Jacques Derrida), il se fait alors corrélat de la possibilité de juger (car l’octroi du pardon suppose la responsabilité du méchant), mais échappe en même temps à la justice parce qu’il affirme une valeur d’« inconditionnalité non négociable », on y consent à la perte mais en donnant plus qu’il n’est dû. Enfin, le pardon dépend de la capacité à inscrire l’action humaine dans la durée : l’agent moral coupable peut s’amender.