20150204

Editorial

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The voice of culture

Europe is a beautiful mosaic of cultures. One of the primary conditions for a better co-operation and an intense cultural exchange is a better knowledge of each other and of the way we operate. Not only national cultural institutes have a mission to fulfil in Europe's future. Also local actors in the cultural field do need a platform where they can meet, talk about their experiences, dream about projects in co-operation with partners all over Europe. The commission has published an agenda with three objectives :

●The promotion of cultural diversity and intercultural dialogue in Europe

●The promotion of the culture as a driver of innovation and creative endeavour, bearing in mind the Lisbon Strategy for jobs and growth

●The placing of culture as a main element of the EU’s external relations, in order to foster understanding with other parts of the world.
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Rassismus und die Ethnisierung sozialer Konflikte bleiben auch in Europa eine stete Gefahr, besonders in Zeiten hoher, bis in dire Mittelschichten hineinreichender okonomischer und kultureller Verunsicherung. Mit der grundrechtlichen Garantie der Menschenrechte, der gerechten Beteiligung aller am gesellschaftlichen Leben und der solidarischen Absicherung vor den Risiken zunehmender Weltmarktintergration besitzen die Lander Europas die entscheidenden Mittel, um den Gefahren des Rassismus auch in Krisenzeiten begegnen zu konnen.

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Culture européenne
: Cette expression prend un sens différent dans les deux questions suivantes : - existe-t-il une culture spécifique à l’espace géographique européen (de la même manière que l’on parle de « culture occidentale ») ? ; - existe-t-il une doctrine des institutions européennes (UE) portant sur la construction d’une culture européenne (officielle) ?

Définir précisément l’esprit d'une culture européenne reste une gageure. Regardant vers le passé, chaque nation évoque les références qui lui plaisent, le plus souvent par ethnocentrisme. Ouvrant sur l’avenir, nul ne peut préciser ce qui adviendra en dehors de quelques souhaits. Bref, tant qu’on confond « culture » et « identité », on ne peut tomber que dans des impasses. Car, l’Europe culturelle est d’abord multiple et ouverte. Certes, si l’Europe intellectuelle s’est, il est vrai, longtemps baignée dans le monolinguisme (le latin du Moyen Âge), mais aussi dans l’ignorance d’être soi-même une culture parmi d’autres (préjugé eurocentrique), elle a aussi participé à la promotion d'échanges intellectuels par traduction et de valeurs universelles (les Droits de l’humain). Le travail de générations d’anthropologues et le décentrement historique qui a infligé une blessure narcissique majeure à l’Occident, ont, de surcroît, ouvert, de nos jours, l’esprit européen à sa propre diversité.

L’écrivain George Steiner (1929-2012), par exemple, parle de la culture européenne en termes de « double héritage d’Athènes et de Jérusalem », de l’entrelacement « des doctrines et de l’histoire du christianisme occidental ». Mais à y regarder de près, ce soi-disant héritage – la Grèce, berceau de notre civilisation, le monothéisme fondateur,… - est plus trouble qu’il ne le croit puisque, pour ce qui relève de l’esprit grec, sa transmission passe par le monde arabe et un monde musulman se réclamant aussi d’Abraham. Ce qui, à tout le moins, élargit déjà les références envisageables. Et, n’en déplaise à certains, les grandes références de la culture européenne puisent aussi aux sources des empires Ottoman et Byzantin, comme elles intègrent les athéismes, les philosophies des Lumières répandues en Europe au XVIIIe siècle, et les manières européennes de se rapporter aux autres cultures (exclusion, colonisation, muséification, rencontres,...).

De toute manière, si la culture doit apparaître comme un ciment possible d’un projet civilisationnel ouvert et accueillant, alors elle doit moins être définie par un passé que chacun réclame identitaire et monolingue que par un futur à construire. Il n’est donc pas de modèle possible et déposé de « culture européenne ». Tout au plus un cheminement fragile et incertain, l’expression d’une critique constante de soi et de la recherche d’alternatives nombreuses, l’idéal d’une Europe plurielle et ouverte sur le monde au-delà de ses frontières.

En ce qui regarde le second sens - institutionnel - l’idée d’une « culture européenne » est encore jeune. Elle n’existe que depuis 1992 – le Traité de Maastricht – qui pose les bases légales de la mise en place de programmes culturels européens. Mais, d’une part, l’Union ne peut intervenir dans ce domaine que par défaut du principe de subsidiarité (réservant à chaque nation constituante le soin de légiférer sur ce point) ; ne peut être accompli à l’échelle de l’Europe que ce qui ne peut se réaliser à l’échelle nationale, l’Union dépensant seulement 34 millions d’euros (2013) par an pour son programme culturel, soit à peine 0,03 % de son budget total, ou sept centimes par citoyen ! D’autre part, il serait nécessaire de définir ce qu’on cherche par là : une seule culture homogène malgré les différences ? L’instauration (la facilitation) d’interactions préservant la diversité et l'échange ?

Cf. Jacques Derrida, L'autre cap, Paris, Minuit, 1991 ; Etienne Balibar, Europe, Constitution, Frontière, Paris, Éditions du Passant, 2013.

20150203

Ein Sieg der Terroristen

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Nach den Anschlägen von Paris hat die Stadt Hanau eine für das Frühjahr geplante Austellung mit Werken der Karikaturisten Achim Greser und Heribert Lenz abgesagt. Die Stadtverwaltung begründet ihre Entscheidung mit umfangreichen und kospspieligen Sicherheitsvorkehrungen, die sonst auf sie zugekommen wären.

Greser, der zusammen mit seinem Kollegen Lenz in Aschaffenburg ein Büro unterält, in dem Karikaturen entstehen, machte der Stadt Hanau auf Anfrage keinen Vorwurf. Er nannte es jedoch « einen Sieg der Terroristen », dass die Austellung nicht zustande kommen werde. Bedroht fülhen sich die Karikaturisten nach den Worten Gresers nicht.
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Sous le titre « une victoire pour les terroristes » (Ein Sieg der Terroristen) la FAZ (Frankfurter Allgemeine Zeitung) publie un article sur une exposition de caricaturistes annulée en Allemagne par un maire dont les services avaient programmé l’exposition. Puis après réaction de la presse, des artistes et notamment de la FAZ, le maire a reprogrammé l’exposition (ville de Hanau).

L’idée : le maire a avancé trois raisons pour annuler : - la sécurité des personnels et des visiteurs de l’exposition ; - le coût de la sécurité sur le budget de l’exposition ; - un devoir de vigilance (eine Fürsorgepflicht), quoique, ajoute le maire « la ville aurait volontiers montré l’exposition » ! (Die Stadt hätte die Ausstellung gerne gezeigt).

C’est sur ce dernier point que se focalise la FAZ et les artistes, affirmant qu’on n’a pas de raison de se sentir menacé : Bedroht fühlen sich die Karikaturisten nicht. Un tel devoir n’existe pas. Et, ajoute la journaliste, la vigilance doit s’exercer contre les terroristes pas contre les dessinateurs et artistes, en outre du fait que cette soi-disant vigilance cache beaucoup de paniques à l’égard du secteur culturel (Kulturbetrieb). Elle réfute simultanément l’évocation par le maire du « principe de précaution ».

La FAZ en appelle, à juste titre, à une réflexion européenne.

20150202

Race, racisme, racisme culturel

Christian Ruby
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Race : Le terme « race » a une longue carrière derrière lui, et il importe de ne pas confondre les usages, d’autant que désormais le racisme qui peut en découler tombe sous le coup de la loi, dans les démocraties (en France, loi du 29 juillet 1881, loi n°72-546 du 1er juillet 1972,...).

Les Grecs conçoivent trois races (or, argent, bronze). Elles distinguent les dieux, les demi-dieux et les hommes, quoiqu'ils soient aussi « racistes » vis-à-vis des barbares.

L’usage moderne et discriminant, pseudo-scientifique, de ce terme a une spécificité : il induit que les humains sont divisés en races et que, de la « race », prétendument émanée de la nature sous forme d’une fatalité génétique, on pourrait tirer des considérations hiérarchisantes sur les moyens intellectuels des humains, puis des conséquences identiques sur les cultures, classant alors les races en supérieures/inférieures, épanouies/dégénérées ou décadentes.

En lien avec son usage au XXe siècle, ce terme, qui n’est pas un concept, ne devrait plus guère avoir d'emploi de nos jours. En tout cas, il n'en a plus sur le plan scientifique, au pire il garde un rôle politique, mais un rôle de police politique, discriminant, y compris dans la vie quotidienne (même s’il se masque derrière une certaine euphémisation : on traite l’autre comme un « dégénéré », « il sent mauvais »,...).

Cf. aux sources philosophiques du racisme moderne : Joseph Arthur de Gobineau, Essai sur l’origine des races humaines, 1853, Paris, Belfond, 1967 ; Claude Lévi-Strauss, « Race et culture », 1971, in Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983 ; Pierre-André Taguieff, La force du préjugé, Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte, 1987.



Racisme
: Il convient d’éviter d’annoncer constamment que le racisme correspond à la peur de l’autre. Le racisme est intimement corrélé à la question de l’identité et la conception de l’identité de soi. Par conséquent, le raciste est moins la personne qui a peur des autres que celle qui a peur de soi, c’est-à-dire de sa propre mise en mouvement, devant la question que lui pose l’autre. Il devrait alors abandonner son « identité » supposée. C’est l’idéologie identitaire qui est responsable du racisme.



Race et culture : D’autant que, du point de vue des connaissances et des raisonnements, il n’est aucun rapport entre race, si on maintient le terme (ce qu’on ne devrait même pas faire) et culture. Une appartenance quelconque à un trait physique n’a pas d’incidence sur la culture.

À ce sujet, la question centrale devrait être de savoir pourquoi et comment ce regard racial/raciste s’est constitué. Comment il a forgé les préjugés illégitimes concernant la différence des « races humaines », la corrélation immédiate entre une « race » et le crime, et le lien entre « race » et cultures supérieure/inférieure,... ?

Au XVIIIe siècle, Immanuel Kant (1724-1804) analyse le concept de race et les usages légitimes qu’on en peut faire (dans les articles : Des différentes races humaines, 1775 et La définition du concept de race humaine, 1785). Il veut d’emblée se protéger contre les jugements illégitimes concernant la différence des races, la corrélation immédiate entre une « race » et le crime, par exemple. D’où la question : quelles différences entre les hommes sont incluses dans le concept de race ? Qu’est-ce qui se transmet héréditairement de façon infaillible ? La réponse de Kant est radicale : rien d'autre que la couleur de la peau ne se transmet de façon infaillible. L’usage du concept de race, ajoute-t-il, n’est donc légitime que pour parler de certaines distinctions physiques. Toute autre utilisation est proscrite. De la race, on ne peut déduire aucune forme de sensibilité déterminée, ni un caractère, ni un degré d’intelligence. Que sont les races humaines ? Elles sont les différentes possibilités d’une seule et même humanité, qui existent toutes en elle, mais se développent différemment selon les climats. Il n’y a par conséquent pas de race privilégiée.



Racisme culturel
: Il procède du discours sur la race, et perpétue, dans l’expérience historique de la modernité occidentale, les racismes exterminateurs et génocidaires, en changeant cependant les traits du discours. Il ne s’agit donc pas d’une simple aberration aisée à réfuter (la « forêt vierge » !). Il y est question d’une politique des partages et des appels à la mise à mort de l’autre. Sachant que le racisme repose sur un discours soutenant que l’espèce humaine est divisée en races différentes, repérables par des marqueurs physiques ayant une incidence sur les capacités intellectuelles, culturelles et les mœurs, ainsi que sur la constitution de lignes de séparation et de hiérarchisation (inférieur/supérieur, inclus/exclus,...), le racisme culturel produit les mêmes effets de rejet et d’exclusion, mais cette fois en naturalisant les différences culturelles : façons de parler, styles vestimentaires, habitudes culinaires, mentalités,... et en visant à les cantonner dans des espaces sans mélanges et interférences. Ce discours repose sur de pseudo-concepts chargés de montrer que des inégalités intellectuelles se manifestent dans les cultures pour ces « raisons ». La grille culturelle de lecture de ces hiérarchisations entre les peuples a une certaine efficacité, dans la mesure où ce discours n’a plus besoin d’évoquer les « races » et croit donc pouvoir éviter les condamnations légales. Il lui suffit d’affirmer que toutes les cultures ne se valent pas, et que chaque culture doit rester dans son espace prétendument « naturel ». De ce fait, et c’est une véritable difficulté juridique, le racisme culturel renvoie à des formes nouvelles de discrimination dans lesquelles la référence aux pratiques culturelles s’est substituée à la référence à la couleur de peau.

Cf. Michel Wiewiorka (dir.), Racisme et modernité, Paris, La Découverte, 1993.

20150201

Le Corbusier

Compte rendu européen: Le Corbusier
Frédéric Darmau
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Le Corbusier,
Une froide vision du monde
,
Marc Perelman,
Paris, Michalon,
2015.


Ira-t-on jusqu’à parler des travaux de Le Corbusier en termes d’architecture unidimensionnelle, selon la formule de Herbert Marcuse, à propos de la vie sous le capitalisme ? Ce qui est certain, c’est d’abord que Marc Perelman ne veut pas participer au concert de louange mondial à l’égard de l’architecte et urbaniste, citations bienvenues à l'appui, et repérage exprès aidant, dans la bibliographie abondante consacrée au personnage comme à l'œuvre. Il ne veut pas non plus adhérer à ce qu’il appelle la secte des adorateurs, là encore bien répertoriés dans cet ouvrage. Mais pas plus qu'il ne souhaite porter Le Corbusier au pinacle, pas plus il ne prétend le vouer aux gémonies. Il cherche à déployer un examen critique de l’architecture rassemblée sous ce nom. Il n'en est d'ailleurs pas à son coup d'essai concernant Le Corbusier. En 1986, il a publié un Urbs ex machina, Le Corbusier (le courant froid de l'architecture) (Paris-Lagrasse, Editions de la Passion/Verdier).

La thèse renouvelée désormais par ce dernier ouvrage est celle-ci : Le Corbusier a produit une architecture certes extraordinaire, au sens premier du terme - il est d'ailleurs un maître habile dans les techniques de la construction -, mais qui a surtout ouvert la voie à l’ensemble du Mouvement moderne, en encourageant le déploiement d'un « courant froid » dans l'urbanisme. D’ailleurs, précise-t-il, si on ne déconnecte pas les idées de Le Corbusier de ses travaux, nous y revenons ci-dessous, on saisit fort bien qu’il est l’auteur d’une configuration qui a produit de nombreuses villes désespérantes, toutes constructions qui ne relèvent pas d’une dérive ou d’un excès, mais qui correspondent bien à une vision du monde, propre au « maître », mais répandue ensuite largement par les courants architecturaux et urbanistiques les plus radicaux aujourd’hui. Le projet de Le Corbusier est ainsi décrit comme la visée d’une totalité unifiante, traversée par une idéologie du bonheur qui se satisfait pleinement de ne pas être humaniste, mais plutôt une idéologie froide de la rationalité technique, même si elle est parfois critique vis-à-vis des techniques industrielles. Pierre Francastel, rappelle Perelman, s’en inquiétait en son temps, en parlant d’univers concentrationnaire, et de ghetto, à propos des conceptions de Le Corbusier. Perelman insiste encore plus en donnant de la cohésion aux textes et à l’architecture du maître : une cohésion qui dévoile un architecte très partisane de l’ordre, de la famille et de la hiérarchie ! Thèmes, ajoute-t-il, qui l’auront vite conduit pendant la Seconde Guerre mondiale vers la capitale de la France collaborationniste : Vichy.

L’analyse de l’auteur se veut partiale, dialectique et engagée. Elle ne révèle pas pour autant des choses cachées, le dossier est abondant et documenté depuis longtemps. En revanche, elle redit tout haut, ce que l’on tait habituellement. « Mon souhait, écrit l’auteur, est d’analyser précisément comment Le Corbusier fut politique toute sa vie durant à travers ses projets architecturaux et urbains ». Néanmoins, l'auteur introduit une nuance importante. Il ne s'agit pas pour autant de parler de fascisme à tout propos, encore moins pour la Villa Savoye et pour Chandigarh (chaque réalisation réclamant une étude de son statut, de sa fonction et de son sens). Il se contente de dessiner le projet d'existence cher à Le Corbusier et d'observer comment il se traduit au milieu des contradictions générales de la société de l'époque.

A ce propos, la légende veut que Le Corbusier ait été apolitique. De nombreux articles entretiennent ce mythe. En réalité, montre l'auteur, et au demeurant ce n'est caché pour aucun chercheur, l'architecte n'a jamais été apolitique, ni dégagé des idéologies de son époque. Il existe un nombre important d'articles, de propos signés et tenus par lui dont on ne peut effacer la teneur que par mauvaise foi. L'auteur exhume des articles passablement marqués au sceau d'une extrême droite que Le Corbusier ne cessait de rencontrer, ne serait-ce qu'au travers de ses amitiés assez largement maréchalistes (P. Lamour, H. Lagardelle, P. Winter). Il avait d'ailleurs accepté la mission d'Alger confiée par le Maréchal. Au demeurant, si les propos changent après Guerre, en étant moins directement droitiers, il n'en reste pas moins que, euphémisés, ils restent tendanciellement fondés sur le même accent : la référence à une certaine manière de comprendre le sport, le rapport sport/hygiénisme, les références à la biologie des peuples, la formulation mécanique d'un corps unique, ... tout cet attirail, précise Perleman, se situe dans la continuité d'une thématique déjà présente avant la guerre.

Ce que réussit Perelman, c'est de montrer l'unité (parfois contradictoire) de l'œuvre de Le Corbusier, tant écrite que construire, tant dans ses projets que dans ses réalisations très politiques, en fin de compte, d'un développement de l'existence sociale et politique de chacun en société. L'ouvrage La ville radieuse (mai 1933) est ainsi analysé de près, pour montrer comment son auteur pense, anticipe et projette une vision totalitaire du monde, accompagnée d'un ordre disciplinaire des corps dans une architecture et un urbanisme d'un ordre implacable. Cette ville est conçue à partir du Modulor, affirmant un corps unique (et mâle) dégageant les grandes lignes de conduite d'un urbanisme et d'une architecture uniformisés et unidimensionnels.

Évidemment, après Guerre, on passe l'éponge sur Vichy. Et on n'entendra plus guère parler de certaines archives. Le mythe d'une architecture « neutre » vient recouvrir les consciences. Une série de distinctions vient compléter la perspective : on ne doit pas confondre l'avant et l'après-Guerre, ni les livres et les édifices, ni le pamphlétaire d'avant-Guerre et l'humaniste au grand cœur d'après-Guerre, etc. Or, précisément, Perleman affirme, à l'encontre de ces fantasmes, qu'il faut au contraire répondre par la compréhension et l'analyse dialectique de la profonde unité thématique générale de l'œuvre de Le Corbusier. Il examine donc cette œuvre entière comme une totalité concrète, englobant ses contradictions, mais refusant d'évacuer tel ou tel aspect. Les livres ne sont pas annexes au projet architectural. Ils n'en sont pas non plus une illustration. Mais toutes les productions, livres et bâtiments, se renvoient, se complètent, s'interpellent les uns les autres. Autrement dit, précise l'auteur, « toute l'œuvre système de Le Corbusier se déploie par les contradictions ». Quoi qu'on en pense d'ailleurs, l'architecte fut bien un agitateur d'idées, un leader international courant autour de la planète, un propagandiste acharné de ses idées. Il a voulu être le bienfaiteur de l'humanité, il se sentait inversti d'une mission historique.

D'après Perelman, le modèle de pensée de Le Corbusier pourrait alors ressembler à ceci : la société n'a pas de plan de développement, il faut sauver l'humanité de cette désorganisation. Il compte ainsi œuvrer à l'organisation du monde. Si l'on classe les choses, si l'on met de l'ordre, alors l'humanité jouira de la sérénité et de la liberté. L'objet de la croisade de Le Corbusier se résume à ceci : mettre le monde en ordre. Et qui le mettra en ordre ? Non les politiques, non les citoyens, mais l'architecte. L'architecture constitue le seul antidote au « délabrement » et au « croupissement » de la société. Et Perleman de mettre ainsi au jour le système idéologique de l'architecte.

Et qu'on ne croit pas que ce système soit purement machinique. L'affaire est plus complexe, puisque Le Corbusier condamne la civilisation machinique en voulant lui substituer un aménagement « naturel ». La référence à la nature est constante chez lui. L'architecture imite la nature et se constitue en paysage construit. C'est parce qu'on ne suit pas la nature que les villes sont anarchiques. L'homme n'a pas encore su retrouver un ordre issu de la nature, pourtant limpide et mathématique, dit Le Corbusier (la nature comme res extensa, à la manière de Descartes). Derrière cela, bientôt, le sport et la nature, mais aussi l'hygiénisme.

Le lecteur l'aura compris. L'auteur de cet ouvrage étudie pas à pas cette idéologie architecturale. De la ville radieuse au Modulor, de ce dernier à la place des stades dans la ville, de celle-ci au projet pour Paris, Il détaille les éléments constitutifs d'une pensée qui se heurte certes ensuite à des contradictions dans la ville réelle à construire, mais qui n'en reste pas moins au fondement des grands projets de Le Corbusier.