20130202

La Turquie face à son histoire

Kerim Uster
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This article is a critical review of the book entitled “History of Turkey” (Histoire de la Turquie, de L’Empire à nos jours) written by Hamit Bozarslan. director of Studies at the EHESS. The author expresses his disagreements with Bozarslan’s diagnostic regarding the political scene in today’s Turkey. Indeed, Bozarslan evokes in his book his profound worries about Turkey’s democracy as he believes it lacks of counter-powers. This articles challenges this view. It acknowledges the insufficiencies of the Turkish democracy. However, it refuses the argument which consist to refute the process of consolidation of Turkish democracy.

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Bu makale Hamit Bozarlan’in Turkiye Tarihi (Histoire de la Turquie, de l’Empire à nos jours) adli kitabini ele aliyor. Kitabin ciddiyeti ve akademik kalitesini vurgulayan yazar, Bozarlan’in “Bugunun Turkiyesi” olarak adlandirdigi bolumu elestiriyor. Bu bolumde Bozarslan, “2010 Turkiyesi”nde karsi gucun kalmadigi, Turkiye’de dikatorluk egilimlerinin arttigini vurguluyor. Bu makale Turkiye demokrasinin elestirecek taraflari oldugunu kabul ederken, bu eksik noktalarinin Turkiye’de demokrasinin koklesmesini engellemedigini ifade ediyor. 

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Sur un livre récent de Hamit Bozarslan 

« Comment, à travers des siècles, un espace politique aujourd'hui dénommé «la Turquie» a-t-il vu le jour ? ». C’est en ces termes que Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’EHESS, décrit le thème principal de son ouvrage, Histoire de la Turquie, de L’Empire à nos jours, publié aux éditions Tallandier (Pairs, 2013). 

Fruit d’une recherche approfondie, académiquement solide et rigoureuse, l’œuvre de Bozarslan se déploie sur plus de six cents pages. L’auteur s’efforce d’analyser les dynamiques de continuité et de ruptures, lourdes et bien souvent brutales, qui ont façonné ensemble la Turquie contemporaine. Son ouvrage met en exergue les continuités entre le monde ottoman, notamment après les réformes du milieu du XIXe siècle, dites des « Tanzimat », l'arrivée au pouvoir des «Jeunes Turcs» au début du XXe siècle, et enfin la Turquie républicaine fondée par Mustafa Kemal après la Première Guerre mondiale. Les pages relatant les transformations radicales au XIXème siècle amorcent, semble-t-il, la naissance d’un Etat pluriethnique et multiconfessionnel. Pourtant, c’est bel et bien un Etat dit « kémaliste », régime à parti unique, laïciste et nationaliste qui voit le jour en 1923. C’est cet itinéraire surprenant, voire contradictoire, que tente de clarifier Hamit Bozarslan par l’étude des trajectoires complexes de la construction étatique de la Turquie. Pour cela, il utilise une approche nouvelle dont témoigne la quatrième partie de l’ouvrage relative à la « Turquie d’aujourd’hui. ». Bien que le livre traite principalement de cette transition du XIX au XX, le présent article est avant tout rédigé en réaction à cette dernière partie. 

Dans la lignée de son précédent ouvrage, Histoire contemporaine de la Turquie, Bozarslan prolonge son travail de démythification de l’histoire de Turquie en contextualisant et réinsérant dans leur genèse historique, des personnages historiques, encore sacralisés au sein d’une partie de la société de Turquie. Ainsi, Mustafa Kemal dit « Ataturk » (le Turc-Père), héros national du pays dont l'effigie figure toujours sur tous les billets de banque, y est décrit comme un homme souffrant de solitude, fumeur acharné de cigarettes et fortement dépendant du raki. En témoignent ces lignes reprenant des propos recueillis du « deuxième homme », Ismet Inonu, Premier Ministre d’Ataturk et son successeur à Présidence de la République : « Les dernières années d’Ataturk ont été très difficiles. Par le passé, nous avions pris l’habitude de rectifier, dès le lendemain, les décisions prises la veille sous l’emprise de l’alcool. Durant les dernières années, cette tradition commençait à s’estomper. Surtout vers la fin, Atatürk maintenait le lendemain, alors qu’il était parfaitement calme et sobre, les décisions prises la nuit et s’assurait qu’elles soient suivies d’effet. Mes craintes se sont considérablement renforcées lorsque j’ai pris la mesure de la métamorphose que l’alcool provoquait sur sa santé ». Aujourd’hui encore, ces lignes pourraient éveiller la controverse en Turquie. 

L’actuel Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan n’échappe pas à ce travail de démytification, et connaît, depuis son intervention à Davos, une popularité croissante en Turquie mais aussi dans de nombreux pays du Moyen-Orient. Nul doute que les récentes excuses qu’Israël a présenté à la Turquie au sujet de la flottille de Gaza n’ont pu qu’amplifier le phénomène. Il y a un an, le Time attribuait même à Erdoğan sa très insigne couverture. Le prestigieux magazine new-yorkais allait jusqu’à le faire figurer dans sa liste de candidats au titre de personnalité de l’année (« person of the year »), qu’il décerne traditionnellement depuis 1927. Erdoğan est en tout cas arrivé premier dans le classement Internet. 

Pour certains chroniqueurs de grands quotidiens turcs, il est « un second Ataturk ». C’est ainsi que Serdar Turgut, chroniqueur à Haberturk, avait achevé sa chronique pour le 88ème anniversaire de la République de Turquie par ces quelques mots informels : « J’ignore ce que vous en pensez mais pour ma part, je souhaiterais, lors des prochaines célébrations des anniversaires de la République voir affichés, à coté des portraits d’Atatürk, ceux du Premier Ministre Recep Tayyip Erdoğan, car je crois qu’il existe un lien important entre les deux hommes ». Au demeurant, une certaine fascination est née chez de nombreux citoyens de Turquie, à l’égard de cet homme politique, qui, fort d’un charisme qui ne fait pas de doutes, gouverne la Turquie depuis plus de dix ans. Certains s ‘interrogent même : assiste-t-on à la naissance d’un culte qui se substituerait à celui d’Ataturk ? 

Cette vague récente de célébrations de la personne du Premier ministre ne conduit néanmoins pas Bozarslan à abandonner son activité favorite : la démythification. En effet, l’auteur dépeint Erdogan comme un homme aux paradoxes multiples et dont la politique serait dépourvue de ligne cohérente : « Ne maitrisant aucune langue étrangère mais très présent sur la scène internationale, nationaliste au point d’être obsédé par la grandeur de la Turquie et de son passé impérial, mais quelque peu ouvert sur la question kurde, la figure du Premier Ministre contraste avec celle des hommes et femmes politiques des années 1980-1990 ». Plus loin, Bozarslan n’hésite pas à dénoncer les « dérives autoritaires » d’Erdogan, qui serait en voie de s’ériger en véritable dictateur. 

Si cette volonté de démystification est appréciable à certains égards, elle demeure aussi l’un des aspects problématiques de l’ouvrage. En effet, cette méthode semble conduire à une approche peu nuancée, empêchant de rendre compte de l’état réel de la situation du pays. La conclusion de l’ouvrage portant l’accent sur la situation alarmante de la Turquie d’aujourd’hui illustre ce point. L’auteur exprime très ouvertement ses craintes et son profond scepticisme à l’égard de la dérive autoritaire et absolutiste, qui se manifesterait actuellement en Turquie : « Gouvernée par un pouvoir hégémonique qui, fort de la confiance que lui accordent 50% de l’électorat, est devenu prisonnier d’un transfert de l’imaginaire de la puissance, l’« homme Erdogan » au régime AKP, la Turquie des années 2010 se trouve sans contre-pouvoirs, sans mécanismes de contrôle et d’équilibre qui exigent bien plus que la simple existence institutionnelle d’organes exécutifs, législatifs et judiciaires distincts ». Pourtant, les pages précédant ce passage portent à confusion : Bozarslan précise, relativement à la « Turquie d’aujourd’hui », que « le pays s’est doté de l’ossature institutionnelle d’une démocratie formelle (…), les élections dont les résultats ne sont (presque) jamais contestés par les protagonistes politiques, sont tenues régulièrement. La société est diversifiée, la presse en grande partie libre et la « classe intellectuelle » dense, ouverte sur le monde. Ces atouts, qu’on ne peut trouver dans une grande partie des systèmes politiques du moyen-orientaux, même après les contestations révolutionnaires de 2011, rapprochent indéniablement la Turquie des démocraties européennes ». N'y a-t-il pas là une confusion ? Autrement dit, comment un pays peut-il se trouver « sans contre-pouvoirs » tout en disposant d'« une presse en grande partie libre », d’une « classe intellectuelle ouverte sur le monde », des institutions qui certes présentent des insuffisances mais qui globalement fonctionnent de manière efficace ? 


Si l’ouvrage de Bozarslan nous offre une grille de lecture sérieuse et intéressante pour appréhender l’histoire et la transition complexe de l’ère ottomane à la Turquie contemporaine, la partie sur la « Turquie d’aujourd’hui » aborde néanmoins des positions quelque peu simplificatrices, parfois douteuses. Certes, la Turquie est loin d’avoir achevé son processus de démocratisation. Certains domaines comme la liberté de la presse ou la liberté religieuse (notamment concernant la question alévie) soulèvent même quelques inquiétudes. Pour autant, cela ne remet nullement en cause le processus d’enracinement de la démocratie dans un pays dont le rayonnement économique, autant que la diplomatie volontariste consolide son rôle d’acteur dans les relations internationales. S’agissant de la liberté religieuse tant critiquée par Bozarslan, force est de constater que de nombreuses réformes ont amélioré la situation des communautés religieuses, et notamment des communautés non-musulmanes : le droit de propriété prévu par le système des fondations, ou encore l’ouverture de la possibilité de créer des associations pour soutenir une communauté religieuse, semblent traduire une avancée importante au regard des politiques entreprises par les précédents gouvernements. La question kurde aussi semble avoir pris une tournure positive. En effet, il n’est pas inutile de rappeler la décision historique du chef rebelle kurde du PKK (organisation considérée comme terroriste par l’Union Européenne et les Etats Unis), qui, pour la première fois depuis trente ans, a appelé les membres du PKK à rendre les armes et à quitter le territoire turc : « Je le dis devant les millions de personnes qui écoutent mon appel, une nouvelle ère se lève où la politique doit prévaloir, pas les armes », a affirmé Abdullah Ocalan il y a quelques semaines. 

De façon générale, nul ne saurait nier l’émergence d’une société civile de plus en plus organisée et engagée, en passe de s’ériger en véritable « contre-pouvoir ». Et dans une période où il convient d’appuyer et de consolider ces évolutions positives, il semblerait que l’esprit critique doive se déployer dans des perspectives constructives. Pas sûr que la dernière partie de l’ouvrage de Bozarslan ait relevé ce défi…