20130306

Editorial


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            L’Europe demeure-t-elle une affaire de guerre et de paix ? A l’heure où l’on prépare la remémoration de la Grande Guerre, il est bon de se demander si Europe est encore une Idée ou si cette Idée se meurt à feu lent ? Force est de constater qu’il n’y a plus ni ville, ni dieu, ni homme ou femme à la hauteur des enjeux dans une Europe prête à se donner au plus offrant. Athènes est en banqueroute, Jérusalem en bataille et Rome n’est plus dans Rome depuis bien longtemps. L’Europe est-elle dévorée par ses propres enfants ?
            Comme le souligne l’historien Henry Rousso, la Grande Guerre a fait éclore de nouvelles pratiques politiques et sociales du passé, dans leur étendue et leur champ d’application. Mobilisation des masses, formation d’une mémoire collective de la guerre, nouvelles pratiques de deuil, commémorations publiques, témoignages de toutes classes et générations. « Soldats du rang ou officiers, plumes confirmées ou improvisées, illustres lettrés ou anonymes, nombreux sont ceux qui racontent la guerre à travers leur expérience personnelle, donnant une dimension fortement subjective à cette histoire proche… » (La dernière catastrophe, L’histoire, le présent, le contemporain, Paris, Gallimard, 2012, p. 97).
            C’est justement le moment de se demander quelle conception de la culture, et d’une culture au pluriel, peut réfléchir l’Europe. Même si cette dernière ne peut être « sauvée » par la culture, on ne peut laisser mourir cette idée à petit feu.  
            D’une certaine manière, l’Europe comme continent, et donc comme destin historique, a la caractéristique de s’ignorer elle-même. Mais s’ignore-t-elle parce qu’elle est en défaut ou parce qu’elle rêve d’une identité impossible ? Pourrait-elle coïncider avec elle-même dans une seule définition ?
            Ne ferait-elle pas mieux de chercher plutôt à se caractériser par une obstination constante à s’ouvrir aux autres ? Non plus à s’imposer aux autres, ce qu’elle a exploré longtemps. A ignorer finalement l’autre, ce qui ne coïncidait pas avec soi.
            De toute manière, l’Europe ne peut perdurer que par une réflexion philosophique. 

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Das ist auch die Frage : Wie können wir sicherstellen, dass Europa auch in Zukunft ein Haus des Friedens bleibt ? Entgegen aller Skepsis, müssen wir die 68-Bewegung und das Streben nach Freiheit der Bürger loben. Wir stehen zu diesem Land, nicht, weil es so vollkommen ist, sondern weil wir nie ein besseres gesehen haben. Die Demokratie sei stärker als ihre Feinde. Nicht sie, sondern die Demokratie werde leben. Wir riefen die Menschen zu Zuversicht auf. Ängste vermindern unseren Mut wie unser Selsbvertrauen. Und manchmal so entscheidend, dass wir beides ganz und gar verlieren können. So dürfen wir nicht nur das zentrale europäische Projekt für Frieden und Freiheit für alle Menschen auf dem Kontinent an eine Währungsunion binden. Europa mus seine Rechtsgemeinschaft bleiben.

20130305

Politiques Culturelles



Eléments d’une histoire comparée
des politiques culturelles en Europe
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How can we take a European stance on cultural policies? Led by Laurent Martin and Philippe Poirrier, the Documentation française has published a comparative work entitled Democratise culture! A comparative history of cultural policies (Territoires contemporains, avril 2013, n°5). This work examines the major tendencies that govern national cultural policies since the end of the Second World War and can be decomposed in 4 successive steps:
1) The creation of a systematic policy of cultural proposals based on a narrow definition of culture eligible to public intervention and relying on a vertical conception of democratisation through conversion.
2) A progressive decentralisation of public action, creating a growing differentiation between its missions and functions, thus leading to the question the initial universalist and unanimous model.
3) A revision of the legitimate intervention-field of public action, thus symbolically rendering obsolete one of the founding hiérarchies of political policy: the opposition between “high culture”, protected from market laws, and entertainment culture governed by the laws of industrial economy.
4) A growing justification of cultural policies by its contributions to economic growth and the balance of social diversity, legitimising the regulatory powers of public action, as well as encouraging the expansion of “creative industries” and the need to evaluate results. We have extracted selected passages from this work, encouraging readers to discover the work in its entirety.

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A mund të krahasojm politikat Kulturore ne shtetet e ndryshëm evropian ? 

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Die Comité d’histoire du ministère de la Culture (France) veröffentlicht im Internet seiner letzte Buch : Démocratiser la culture ! Une histoire comparée des politiques culturelles auf Französich. Doch es ist eigentlich eher eine Erklärung über Kulturgeschichte. Im Buch geht es natürlich auch um Politik, Kulturpollitik. Wir hätten nie mit so einem tollen Ausgang gerechnet. Welche ? Unterschied zwischen Kulturpolitik in die EULänder ?
            Der Eindruck, den den Buch (Démocratiser la culture ! Une histoire comparée des politiques culturelles, Territoires contemporains, avril 2013, n°5. Sous la direction de Laurent Martin et Philippe Poirrier) hinterlässt, ist ein ganz ander. Von den Kulturpolitik heisst es, sie hätten besonders viel politisches Bewisstsein. Der Vergleich zwischen Kulturpolitiken sagt viel über den Unterschied zwischen der Mentalität. Dadurch könnten sich Bürger spielerisch mit dem Thema auseinandersetzen. Ideen für eine kulturelle Demokratie.

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Démocratiser la culture ! Une histoire comparée des politiques culturelles
Territoires contemporains, avril 2013, n°5. Sous la direction de Laurent Martin et Philippe Poirrier


Sommaire :
Introduction - Une histoire comparée de la démocratisation de la culture - Philippe Poirrier
• La démocratisation de la culture en France : une ambition obsolète ? - Laurent Martin (Sciences Po Paris)
• Controverses à propos de la démocratisation de la culture en Belgique francophone depuis les années 60 - Jean-Louis Genard (Université Libre de Bruxelles)
• La démocratisation de la culture en Italie - Carla Bodo (Rome : Associazone per l'Economia della Cultura)
• Démocratiser la culture en Irlande : une politique pragmatique - Alexandra Slaby (Université de Caen)
• Les politiques de démocratisation culturelle en Grande-Bretagne de 1940 à nos jours : légitimation ou instrumentalisation ? - Cécile Doustaly (Université de Cergy-Pontoise)
• Démocratiser la culture. Le cas des États-Unis d’Amérique.Un contexte en évolution - Jean-Michel Tobelem (Option Culture)
• Démocratiser les pratiques culturelles : l’exemple bulgare. Les enjeux de la transition démocratique, 1989-2012- Svetla Moussakova (Université de Paris III Sorbonne-Nouvelle)
Postface : Quels contenus pour la démocratisation culturelle dans l’Europe du XXIe siècle ? - Anne-Marie Autissier (Université de Paris VIII)

Toutes les contributions sont en ligne :



La « démocratisation » de la culture – par-delà la polysémie de la notion – a en réalité été largement mobilisée par les acteurs des politiques culturelles, depuis le décret fondateur de 1959 qui définit les missions du ministère des Affaires culturelles, confié à André Malraux. L’échec présumé de cette ambition est, depuis deux décennies, au cœur des débats qui, de manière pérenne, concernent le bilan, l’action et l’avenir du ministère de la Culture. Mais la focalisation de l’historiographie française sur la situation nationale a contribué à naturaliser cette configuration, même si l’approfondissement de ce chantier reste d’actualité.
Les grandes tendances qui gouvernent les politiques culturelles nationales depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, et qui participent d’une évolution que l’on peut décomposer en quatre étapes successives : 1/la construction d’une politique systématique d’offre culturelle à partir d’une définition restreinte de la culture éligible à l’intervention publique et à partir d’une conception verticale de la démocratisation par conversion ; 2/une décentralisation progressive de l’action publique, qui provoque une différenciation croissante de ses missions et de ses fonctions, et qui soumet à contestation le modèle universaliste et unanimiste initial ; 3/une révision du champ d’intervention légitime de l’action publique, qui déclare symboliquement obsolète l’une des hiérarchies fondatrices de la politique culturelle, celle qui opposait la culture savante, objet de protection à l’écart des lois du marché, à la culture de divertissement, gouvernée par les lois de l’économie industrielle ; 4/une justification croissante de la politique culturelle par ses contributions à la croissance économique et à l’équilibre de diversité sociale des nations, qui fonde en légitimité le pouvoir régulateur de l’action publique, mais aussi les incitations à une expansion des « industries créatives » et les exigences d’évaluation des procédures et des résultats.
En France et en Belgique francophone – mais dans une moindre mesure – la thématique de la démocratisation culturelle est intimement liée à l’idée que l’Etat contribue par son action culturelle à une forme d’acculturation du plus grand nombre. Ce modèle est issu des Lumières, relues en France par les révolutionnaires, puis les républicains, et s’inscrit durablement dans la culture politique. En Italie, la faiblesse de la politique culturelle conduit à une appropriation tardive de ces problématiques, à partir des années 1970, et essentiellement dans la perspective d’une participation à la vie culturelle. Les années 1968 ont, dans ces trois pays, fragilisé la conception dominante de la démocratisation culturelle, et ont contribué à mettre en avant la notion de démocratie culturelle, jugée moins élitiste, et plus apte à répondre, notamment dans le cadre d’une décentralisation accrue des politiques culturelles, aux mutations socio-culturelles des sociétés concernées.
Dans le monde anglo-saxon (Grande-Bretagne et Etats-Unis), la place de la culture dans la construction des identités nationales est plus ténue. D’autre part, les politiques culturelles étatiques, plus ou moins volontaristes notamment dans le cadre fédéral aux Etats-Unis, visent essentiellement à favoriser l’initiative de la société civile plutôt que de prendre en charge directement cette politique. Dans ce cadre, les débats concernant la question de l’accès aux pratiques culturelles sont le plus souvent abordés dans leurs aspects techniques, et ne sont guère porteurs d’un sens politique. En revanche, la majorité des institutions culturelles, souvent de statut privé, sans oublier les universités, intègrent la question de l’accès aux pratiques culturelles à leur mission éducative. L’Irlande, qui relève très largement de ce modèle, se distingue néanmoins par une relation forte entre la politique culturelle et la volonté de maintenir une identité nationale revendiquée.

Irlande

Dans les années 1970, la démocratisation de la culture acquiert un sens plus étendu que celui de la simple décentralisation. Pour la première fois, il ne s’agit plus simplement d’introduire la culture dans la démocratie, mais d’introduire la démocratie dans la culture. Telle est la conclusion des débats parlementaires sur la réforme du National College of Art entre 1969 et 1971 : la gestion de l’école et la formation doivent refléter davantage les aspirations culturelles de la population. La culture ne doit plus se limiter aux beaux-arts, mais englober tous les choix qui constituent un « mode de vie ». De même, lorsqu’est débattue la réforme de l’Arts Act en 1973, il est demandé à l’Arts Council d’étendre son action de la simple subvention des expositions et concerts de musique classique à l’acquisition d’un rôle plus actif dans la démocratisation de la culture non plus géographique, mais générique. Mary Robinson, alors sénatrice, fait à cette occasion le premier plaidoyer pour une politique culturelle nationale qui se donne des objectifs et des moyens, et célèbre une identité irlandaise inclusive au moment où le conflit nord-irlandais fait rage.
L’Arts Council prend acte de ces revendications démocratiques : en 1975 apparaissent pour la première fois dans le rapport annuel les mots « politique » et « développement » grâce notamment au nouveau directeur, Colm Ó Briain, dont le profil diffère de celui de ses prédécesseurs : jeune, militant, proche du parti travailliste. L’Arts Council se dote en même temps d’une assise plus démocratique : le nombre de ses membres passe de 12 à 17 et des femmes y sont nommées pour la première fois. Son rôle change et devient plus actif : il s’agit désormais moins de favoriser l’offre que la pratique amateur. Les moyens suivent heureusement les idées : alors que la subvention de l’Arts Council est multipliée par 3 environ entre 1952 et 1962, et de nouveau entre 1962 et 1972 ; entre 1972 et 1982 en revanche, elle est multipliée par 48. Alors, un nombre sans précédent de troupes de théâtre, de musées, d’artistes, accèdent au soutien public et certaines formes culturelles sont soutenues pour la première fois telles le jazz ou la musique traditionnelle. Pour la première fois également, signe du volontarisme démocratique de l’Arts Council, on entreprend d’évaluer les besoins culturels du pays en commandant des rapports sur les infrastructures culturelles et sur l’éducation artistique. Indicateur de l’indigence des infrastructures culturelles et éducatives, un de ces rapports montre que l’Irlande compte 4 écoles de musique, au moment où la Norvège avec une population égale en a 193. En même temps, suite à un débat au Parlement en 1975 sur la subvention de l’Arts Council, il est décidé d’aider davantage les festivals afin qu’ils se développent sur tout le territoire, et le rapport annuel de l’Arts Council de 1977 montre une progression remarquable du nombre de festivals soutenus. En dehors de l’Arts Council et du Parlement, le débat public s’intéresse au rôle à jouer par l’Etat vis-à-vis de la culture.
Avec l’arrivée des Fonds Structurels Européens, l’Etat poursuit sa politique de démocratisation de la culture en finançant la construction d’un réseau national complet d’infrastructures culturelles par le biais du Programme Opérationnel Touristique. Entre 1994 et 1997, les dépenses en la matière ont augmenté de 92%. A l’intérieur de ce programme, le Cultural Development Incentive Scheme et le programme ACCESS (2001-2009) permettent au ministère d’entreprendre de nouveaux projets de rénovations et de constructions dans les musées, théâtres, ou salles de cinéma (dans ce dernier domaine, on enregistre une hausse de constructions de 45% entre 1994 et 2004). Comme les arts traditionnels, les institutions culturelles reçoivent une mission identitaire dont la formulation par le ministre en place la même année révèle l’adhésion en une culture nationale unique et démocratiquement partagée : « si nous voulons préserver notre identité nationale dans une Europe où les nations sont de plus en plus interdépendantes, nous devons être sûrs d’avoir les moyens de donner expression à cette identité – cette irlandicité unique, et je suis convaincu que nos institutions culturelles brilleront dans cette entreprise ». Cette confiance en la capacité des institutions à représenter une culture irlandaise démocratiquement partagée paraît fondée en 2007, quand enfin un réseau complet maille le territoire et l’offre culturelle est développée à son maximum.

Bulgarie

Dans cette perspective, plusieurs initiatives en faveur de la diversité culturelle émergent progressivement. Ces dix dernières années, les subventions publiques destinées à soutenir les activités artistiques sont désormais attribuées sur concours et stimulent ainsi l’activité locale en augmentant la participation à la sphère culturelle des projets culturels issus de la diversité culturelle ethnique et religieuse.
D’autre part, il est un fait connu que selon une forte tradition en Bulgarie, il existe globalement un climat de tolérance entre les différents groupes ethniques qui constituent la base même de la société bulgare. Le principe d’une pareille identification qui présente un modèle social tolérant a un rôle positif car il encourage la participation équitable des groupes minoritaires dans la vie sociale et culturelle. Cette situation pourrait empêcher l’existence et l’extension de certaines confrontations tout en évitant des conflits, qui peuvent émerger en temps de crise politique et économique.
Pour remédier à de pareilles situations, l’Etat a procédé à un acte décisif avec la création du Conseil national pour les questions ethniques et démographiques (CNPED) le 4 décembre 1997. Il s’agit d’un organe gouvernemental composé de représentants de dix ministères au niveau de vice ministre, de quatre organes gouvernementaux compétents et d’organisations non gouvernementales représentant tous les groupes ethniques et religieux. Le Conseil assure la consultation, la coopération et la coordination entre les organes gouvernementaux et les ONG, dans l’élaboration et l’application de la politique nationale relative aux questions ethniques et démographiques et aux immigrations. Celui-ci joue un rôle de premier plan car il est chargé de coordonner le programme-cadre d’intégration sur un pied d’égalité des Roms dans la société bulgare, ce qui développera et confortera les capacités de l’administration publique en matière d’intégration des groupes minoritaires et en particulier les Roms.
Un autre fait marquant est la création du programme-cadre 2010-2020 pour l’intégration équitable des Roms dans la société bulgare. Ce texte adopté par le gouvernement en avril 1999, annonce les mesures prises dans le domaine des politiques culturelles en relation notamment avec les politiques de l’éducation comme une des priorités de l’intégration des populations roms et l’accès égal à tous à la culture et à l’éducation. En fait, le Programme-cadre, fruit du dialogue engagé avec la communauté rom et approuvé par le Conseil des ministres, en 1999, énonce les principes fondamentaux de la stratégie gouvernementale visant à assurer une égalité réelle aux Roms en Bulgarie. Conformément aux documents internationaux, ce programme d’intégration définit les actions que les institutions publiques devront engager en vue de créer les conditions politiques, sociales, économiques et culturelles nécessaires à la juste intégration des Roms dans la société.

Belgique

Les critiques des années 1960-1970 vont mettre ce premier modèle à mal. Plus que de montrer le caractère élitiste des lieux culturels, du musée, de l’opéra…, elles vont identifier ces biens culturels que les politiques se promettaient de démocratiser comme des biens situés socialement, comme appartenant à la « culture bourgeoise ». Plutôt que d’apparaître comme des politiques émancipatrices, les politiques de démocratisation de la culture vont dès lors apparaître comme des vecteurs de domination, dans un contexte où la domination culturelle est très largement questionnée, notamment au travers des travaux de Bourdieu, Althusser, Gramsci, Gaudibert, Marcuse et bien d’autres. La critique est à l’évidence extrêmement sévère puisqu’elle met à mal le fondement même des politiques initiées par Destrée et poursuivies ultérieurement.
Ce qui se manifeste là en réalité, et très fondamentalement, ce sont les difficultés de penser les politiques culturelles selon le modèle des droits-créances, comme des politiques d’accès à des biens communs, que l’on peut à juste titre tenir pour valables pour tous. Se révèle là le fait que la question de la culture ne peut pas obéir aux mêmes référentiels que la question de la santé ou du revenu minimal par exemple. Si en effet on peut présupposer une conception consensuelle de la « bonne santé » et souhaiter que chacun puisse y accéder quel que soit son positionnement social, il en est autrement de la culture sauf à présupposer que certains sont privés de culture, se trompent ou s’illusionnent sur ce qu’est véritablement la culture, ou encore développent des pratiques culturelles médiocres qu’il s’agit dès lors de troquer contre des pratiques culturelles de plus grande valeur. Ce qui, on le comprendra aisément, revient somme toute à présupposer une hiérarchie des êtres en contradiction avec le principe d’égale dignité. On n’insistera jamais assez, je pense, sur la force de problématisation portée par ces arguments sur l’idée même de démocratisation de la culture. Pour le dire avec une grande netteté, s’exprime dans ces critiques l’idée que la démocratisation, au sens explicité précédemment, constitue un facteur au pire de domination culturelle contribuant à la reproduction des inégalités sociales, au mieux un déni de reconnaissance du potentiel de créativité et de la valeur des pratiques culturelles des groupes dominés socialement.
En Belgique francophone, cette critique prendra, bien plus qu’ailleurs, des connotations fortes. Elle se problématisera au travers d’une opposition, plus que d’une complémentarité, entre démocratisation de la culture et démocratie culturelle, et sera portée notamment par M. Hicter, personnage qui prendra une place décisive dans les politiques culturelles de l’époque, dans la mise en place de l’administration de la culture, mais aussi dans le choix des orientations des politiques culturelles des années 1970-1980.
Si nous observons les choses avec un regard distancié, la critique se construira principalement autour de quatre axes.
Au travers du référentiel de la démocratie culturelle se disent plusieurs choses. Tout d’abord, contre les présupposés des politiques de démocratisation, l’exigence d’une reconnaissance des pratiques culturelles populaires. Ce qui se trouve donc contesté, c’est la limitation du concept de culture aux seuls Beaux-Arts. Comme l’a appris la sociologie de la culture des années 1960, il existe en réalité une pluralité de cultures, chacune située socialement, les Beaux-Arts correspondant en réalité à la culture des classes sociales supérieures. Dans cette optique, une politique culturelle conséquente doit se penser moins comme une politique d’accès ou, s’agissant de culture, de transmission, selon le modèle des droits-créances, que comme une politique de reconnaissance. Et, dans la mesure où déni de reconnaissance il y a, cette politique de reconnaissance doit se penser sur le mode volontariste, d’une politique de promotion des expressions bafouées, méprisées, oubliées, reléguées…
Le deuxième élément critique des politiques d’accès porte sur le fait que dans cette optique, on présuppose l’existence préalable de biens culturels, à l’image des œuvres que l’on peut voir dans les musées. Ce qui peut être contesté là, c’est le fait que la culture ne peut se réduire à une confrontation aux œuvres, mais qu’elle est avant tout un ensemble de pratiques, et, en particulier de pratiques expressives et créatives. Les années 1960-1970 sont en effet celles qui vont voir se « démocratiser » – au sens d’apparaître pertinentes pour tout un chacun – le modèle du « moi expressif » théorisé par Charles Taylor pour distinguer les formes d’individualisme propres à la modernité occidentale. Pour ce modèle de « moi », l’individu est supposé détenir de grandes richesses intérieures qui gagnent à être extériorisées plutôt que refoulées. Si ce modèle de moi se trouvera investi par le monde artiste dès la fin du XVIIIe siècle, et notamment au travers du romantisme, il connaîtra un processus d’extension de son champ d’application dès les années 1960-1970, au travers de ce que Daniel Bell appelle le processus d’esthétisation de la vie quotidienne. Dans cette optique, la démocratisation de la culture – nommée alors « démocratie culturelle » – reviendra à permettre à chacun, et en particulier à ceux qui en sont empêchés, d’accéder aux conditions d’une expressivité que les conditions sociales tendent à réprimer. En Belgique francophone ont ainsi vu le jour des « centres d’expression et de créativité », mais aussi des dispositifs de financement pour le théâtre populaire, pour le théâtre-action…
Le troisième élément critique, fortement lié au précédent, porte sur l’exigence de reconnexion de la culture avec ce que les sociologues appellent le « monde vécu ». Ce que Henri Lefèbvre ou Michel de Certeau appelaient le quotidien, en cessant d’y voir uniquement des espaces de déréliction, mais en y percevant des espaces d’inventivité, de résistance... Ce qui se trouve là critiqué, c’est plutôt la distance entre le monde des œuvres, des Beaux-Arts, qui faisait l’objet des politiques de démocratisation et une réalité quotidienne qui pouvait être vue elle aussi comme « culturelle ». Plutôt que d’être identifiée aux œuvres, la culture est là pensée comme pratiques, comme manières d’être et de faire. C’est là tendanciellement la définition anthropologique de la culture qui est avancée contre une conception jugée limitative de la culture. Mais aussi une conception active de la culture contre la conception jugée passive de la seule confrontation aux œuvres. En Belgique francophone, les politiques culturelles développées dans les années 1960-1970 vont ainsi opposer bien plus qu’articuler l’animation culturelle d’un côté, la diffusion culturelle de l’autre. La première bénéficiant d’une connotation positive en raison de sa finalité d’ « activation », à l’inverse de la seconde qui était au centre des ambitions de démocratisation de la culture. Ainsi, les foyers culturels seront-ils invités à faire essentiellement de l’animation, là où les maisons de la culture, davantage héritières des politiques traditionnelles de démocratisation, pourront maintenir une politique de diffusion, mais tout en privilégiant elles aussi l’animation. Cette attente de reconnexion va également entraîner une évolution interne aux pratiques artistiques, mettant en avant ce qui s’appellera bientôt art contextuel, art sociologique, art relationnel, action painting… c’est-à-dire des formes artistiques qui auront parmi leurs caractéristiques d’une part de sortir des institutions culturelles traditionnelles, de privilégier l’espace public… et d’autre part de solliciter la participation des spectateurs appelés à devenir actifs… Pour le dire en d’autres termes, c’est dans ce mouvement qui affecte bien entendu aussi les acteurs de ce que Bourdieu aurait appelé le champ artistique, qu’on verra progressivement les productions se déplacer des œuvres vers l’action, pour utiliser les catégories bien connues de H. Arendt.
Le quatrième élément porte sur la dimension politique de la culture et sur une réécriture des liens entre politiques culturelles et émancipation. Dans l’optique traditionnelle de la démocratisation de la culture, la dimension émancipatrice se situait, rappelons-le, dans l’accès aux œuvres. Désormais la suspicion est jetée sur cette ambition. Tout au contraire, l’accès aux œuvres devient politiquement suspect dans la mesure où il dissimule l’adhésion à des standards culturels liés aux classes dominantes. Le maintien des liens entre politiques culturelles et émancipation exige désormais d’autres canaux qui, en Belgique francophone, vont s’inscrire dans la tradition de l’éducation populaire. C’est ainsi qu’en 1976 sera publié un décret relatif à l’éducation permanente qui intégrera, au sein des politiques culturelles, un important espace favorisant le développement d’une culture pensée comme politique, comme critique, comme contestataire. Dans l’ambiance des années 1970, c’est-à-dire dans le cadre d’un référentiel fordiste, ce même décret offrira une place privilégiée à la « promotion socio-culturelle des travailleurs », accordant des subventionnements préférentiels aux associations liées au mouvement ouvrier. Dans cette optique, l’exercice de la citoyenneté, la formation à celle-ci, et globalement l’implication dans la société civile associative est considérée comme inhérente au domaine de la culture et donc aux préoccupations des politiques culturelles. C’est ainsi qu’aujourd’hui des associations comme Amnesty International, la Ligue des droits de l’homme, Green Peace… et bien d’autres sont financées, en Belgique francophone, au moins pour partie sur des budgets relevant du Ministère de la Culture. Dans le même esprit, mais à distance cette fois des référentiels fordistes qui avaient présidé à l’écriture du décret de 1976, le nouveau décret des années 2000 entendra se montrer attentif à ce qui sera désigné alors comme « mouvements émergents », avec l’ambition de faire place aux associations porteuses des nouvelles voies émancipatrices, l’idée même d’émergence supposant une vigilance des pouvoirs publics à l’égard des voies innovantes de contestation sociale. Ce qui, on l’imagine, ne manquera pas de poser quelques ambiguïtés à la fois pour les acteurs eux-mêmes, conduits à s’inscrire dans la tension entre « subversion et subvention », et pour des pouvoirs publics, conduits à subventionner des associations « émergentes » qui ne s’inscrivent plus clairement dans les registres habituels de la revendication politique sur lesquels se sont constitués les partis politiques, mais aussi les mouvements sociaux jusque-là dominants qui trouvaient dans les dispositifs de « promotion socio-culturelle des travailleurs » l’occasion de bénéficier de « rentes de situation ».

20130304

Figures de spectateurs


Christian Ruby
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Revista "Raison présente" (14 rue de l’Ecole Polytechnique, 75005, Paris, France) ka publikuar ne numerin e fundit te saje disa tekste mbi temen e spektatorit

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The magazine Raison présente ((14 rue de l’Ecole Polytechnique, 75005, Paris, France) publishes a series of texts addressing the theme of the Spectator. We have commented at length on an artist’s life and the notion of the artist (so long as artists don’t question this notion themselves), but also on the notions of a work and the public.  We have waited a long time before posing new and pertinent questions about an art work’s receiver, the spectator or listener, the beholder. To do so, one must consider recent works that draw an accurate portrait of this notion. Therefore, we have listed a coherent corpus of diverse studies in order to identify the person who many mistakenly summarise as a simple pawn in a complex matrix of sold tickets and statistics that penalise the established order of spectatorial values. However, this edition of Raison présente also raises an issue that widens the scope of the question at hand.  These studies, increasing in number, come about not only regarding the art spectator, but also the society moralist spectator, the self-spectator, or the political spectator...  In this regard, it is important to specify that there is no such thing as the “essence of the spectator”, and that the very concept is relational, not ontological.  The spectator is always a function of the object being observed...  Therefore, it is possible to shift the category of spectator towards different fields, not only differential but also historical.

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            Die Forscher erinnern sich an eine Zeit, in der den Zuschauer nicht galt. Traditionnelle Werte wie Künstler und Opus würden viel zu wichtig genommen. Heute sieht man das nicht mehr so eng. Wir können Zuschauern miteinander verglichen und Artikel in Auftrag gegeben. Dieses Jahr, über 10 Bücher stammen aus der Feder von Auroren. Raison présente, ein Zeitschrift, richtet eine Reflexion aus. Die These in Raison Présente, n° 187, 2013 (14 rue de l’Ecole Polytechnique, 75005, Paris, France) besagt zunächst einmal nicht mehr als dass der Zuschauer….  Zwischen tausenden und  millionen Zuschauer sind wöchentlich mit an Bord – aus allen Regionen, Altersgruppen, und Bildungsschichten. Was im Fernsehen nicht vorkommt, existiert für die Zuchauer nicht. Superstar Brad Pitt hat allein in Deutschland schon über eine Million Besucher in die Kinos gelockt. 27,22 Millionen Zuschauer sahen am Mittwochabend im privaten Umfeld - also zu Hause oder bei Freunden - wie Mario Gomez die Deutschen bei der Fußball-Europameisterschaft mit zwei Toren zum Sieg über die Niederlande führte und damit einen großen Schritt in Richtung Viertelfinale brachte. Auch so sind die Zahlen aber natürlich beeindruckend. Die Frage ob sich das Fernsehen in der Budesrepublik und in Europa tatsächlich schon zu einem reinen Unterhaltungsmedium entwickelt hat, ist sicherlich nicht eindeutig zu beantworten. Vor diesem Hintergund stellt sich zunächst einmal die Frage, was unter Unterhaltung überhaupt zu bestimmtes Angebot für das Publikum unterhaltend macht. Was aber ist entscheidend dafür, ob sich jemand mit und durch Medienangebote unterhält ? 

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Appartiendra-t-il à ce début de siècle de s’inquiéter, dans des termes renouvelés, de la figure du spectateur d’art ? Il y a longtemps qu’on commente la vie d’artiste ou qu’on interroge le concept d’artiste (quand les artistes eux-mêmes ne le remettent pas en question), mais aussi les notions d’œuvre et de public. C’eut été curieux de n’en venir jamais à élaborer à nouveau frais des questions pertinentes à propos du récepteur des oeuvres d’art, du spectateur ou de l’auditeur, du regardeur ou du spectacteur.
On ne négligera d’ailleurs pas le fait que quelques travaux récents à son égard en composent de plus en plus souvent un judicieux portrait. Il nous a donc paru pertinent, en guise d’étape, de rassembler un corpus cohérent de recherches éparses, afin de rendre compte d’un trait de celle ou de celui que beaucoup réduisent fréquemment à un simple pion dans un décompte de billets vendus pour remplir des salles ou dans des statistiques qui se contentent de sanctionner l’ordre des valeurs spectatoriales établies, quand elles ne sont pas organisées selon la logique du marketing (publics identifiés et segmentés ou communautarisés).
            Sur le spectateur d’art et de culture, à proprement parler, les artistes s’interrogent d’ailleurs frontalement comme en témoigne l’oeuvre de Peter Handke, Outrage au public (1966). Une pièce de théâtre récente (Avignon 2012, Paris 2013), Spectateur : droits et devoirs, « conférence performative doublée d’une formation accélérée pour un public laïc et républicain », montée par Baptiste Amann, Solal Bouloudnine et Olivier Veillon, prend à nouvau le spectateur pour thème de ses discussions, puisque ladite « conférence » place les acteurs en symétrique du public, pour la spectatrice ou le spectateur, en les faisant entrer dans le jeu, à la fois comme sujets, objets et destinataires, et en finissant par unir salle et scène dans le reconnaissance d’une expérience sensible commune. Fût-ce aux fins de distanciation didactique, de prise de conscience, de fiction efficace, d’une entreprise désespérée de sauvetage ? C’est au spectateur de choisir, comme il en va pour certaines œuvres des artistes plasticiens Gary Hill, Thomas Struth, ou d’autres. Mais, cela signifie bien que cette question du spectateur, de sa place dans l’art, de sa formation doit être reconsidérée, notamment à l’heure où l’art contemporain prétend se défaire du spectateur (Groupe Democracia en Espagne, Biennale de Paris, Fabien Giraud et Raphaël Siboni, ...), où le théâtre contemporain voudrait devenir un théâtre de la capacité et plus de la conscientisation (ce que corroborent différemment Olivier Neveux, dans Politiques du spectateur, Paris, La Découverte, 2013, et Alternatives théâtrales, n° 116, « Le mauvais spectateur », 2013), ou des exercices inédits des multi-médias.
Toutefois, une remarque générale s’impose à ce propos qui ouvre plus largement le débat. Ces études de plus en plus nombreuses, nous les rencontrons non seulement à propos du spectateur d’art, mais encore du moraliste spectateur de la société, du spectateur de soi, ou du spectateur de la politique, ... En cela, il convient effectivement de préciser qu’il n’existe guère d’essence du spectateur, et que les figures de spectateur, si on peut en conceptualiser de telles, sont relationnelles, non ontologiques. Une figure de spectateur est toujours fonction d’un objet qui attire son attention... Par conséquent, il est possible de déplacer la catégorie de spectateur vers diverses champs, non seulement différentiels mais aussi historiques. 
Une partie des textes publiés dans cette livraison de Raison Présente, provient d’un colloque, organisé et présidé par Joëlle Zask, développé à l’Université de Provence. La journée était intitulée Figures du spectateur. Elle s’est déroulée le 31 mai 2012. En complément des interventions à ce colloque, nous publions, dans le même esprit, un texte portant sur le spectateur de cinéma et un article portant sur les arts de la rue, souvent absents de la réflexion théorique sur le spectateur. Enfin, nous ne pouvions clore cet ensemble sans référer à l’actualité. Introduits par un préambule d’Emmanuel Wallon, deux « manifestes » concernent un problème crucial de l’époque : l’enseignement de l’art ou des arts à l’école, trouvent ici leur place. Un problème de l’époque seulement ? Ce n’est pas certain, si l’on veut bien relire, par exemple, les pages consacrées à ce problème par Pierre Bourdieu, dans L’amour de l’art (Paris, Minuit, 1969, p. 97sq.). En tout cas, ils proviennent du collectif « Pour l’éducation par l’art ».
Le lecteur remarquera alors qu’outre sur le mot « spectateur » et son usage toujours un peu vague ou complaisant, l’interrogation porte aussi, à bon droit, de nos jours, sur la maîtrise, par le spectateur même, de la position dans laquelle il est mis, par ses propres moyens. Que l’on parle de la variété de ses formes - du spectateur d’art (ou du regardeur ou du spectateur, voire de l’auditeur), de soi, de la politique (Marcela Jacub en a récemment repris le thème à propos des limites de la notion de transparence, telle qu’elle est actuellement conçue au sujet de la vie politique : « Un peuple composé, non pas de citoyens, mais de spectateurs avides de potins prêts à tout pour savoir ce qui ne doit pas être su » (Libération, 27-28 avril 2013, p. XIX)), ou du monde (nature comprise) -, ou des différentes manières de lui ménager un espace ou l’accès à la parole (au delà des seuls bruits : cris, applaudissements, détournements), il convient de s’intéresser surtout aux principes, préceptes, procédés et institutions qui le rendent tel, ou qui visent à l’affranchir, par exemple, dans les pratiques de l’art contemporain. En l’accompagnant dans ses exercices de formation, en relevant certaines ironies à son égard, notamment de la part des artistes, en décryptant les réseaux d’images agencés autour de lui et les logiques festivalières ou biennalières, il est possible de produire une conception d’ensemble d’un réel éparpillé et fragmentaire, auquel nous participons chacun largement en allant au spectacle ou en nous laissant traiter de « spectateur de la politique », par les médias (avec ou sans ironie !), par exemple ou par les femmes et hommes politiques.
            Bonne occasion de rappeler qu’il est temps de cesser de refouler le débat politique concernant la posture du spectateur : spectateur et politique. La logique de la conjonction de coordination laisse se déployer plusieurs rapports possibles. En tout cas, l’absence de tout rapport est exclue. Au prisme du sensible, la séparation entre spectateur et politique est encore plus vaine que la séparation, prônée parfois, entre art et politique. Le spectateur d’art ne constitue pas une entité distincte de tout rapport social. Simultanément, il occupe une place dans un système de distinction (spectateur d’art, de stade, de médias, de la politique, ...), il discrimine ceux qui sont appelés dans le jeu de l’art et ceux qui en sont exclus, il se livre à une manière de poser le problème du commun et résulte d’une politique à l’égard des arts.
            Enfin, en ce qui regarde maintenant la politique conçue à l’égard du spectateur, il est temps de remarquer que les perspectives soulevées dans cette livraison de Raison Présente comportent bien quelques adresses aux institutions, tendant à les appeler à proposer de nouvelles politiques culturelles ou à se dispenser de certaines d’entre elles. Il faudrait d’ailleurs sur ce plan revenir sur le problème dans un prochain numéro.




20130303

Liberté du Spectateur

De la censure et de la « liberté » du spectateur
Chritian Ruby
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Against censorship targeting works of art!  Justifications of these censorships in the whole of Europe all operate on the same model.  The spectator has no chance.  No chance of feeling valued, unless he places himself in the same mind-frame and along the same criteria as the orator.  Some personify him through his “stupidity”, others as subject to the mechanics of “media formatting”, while others speculate on his incoherent perceptions and his inability to really understand works of art.  These discourses about the spectator draw around him a topology of spectatorial darkness that leads to a certain conclusion: the spectator should not be left alone in front of Works of art as he is incapable of drawing anything out of them by himself! Outside of the authors of these discourses, who exempt themselves of these accusations, 2 orientations emerge: either find ways to accompany the spectator in order to overcome these lacking competences, or censure works of art to prevent the spectator from taking them in the first degree and imitating what they present. Thus goes the spectator’s essential condition: everything evades him, he is incapable of correctly apprehending works of art, and must remain under the authority of those who “know”.

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Die wiederholten Zensurverfügungen weckten auch das Interesse des Fernsehens, Ist die öffentliche Aufführung eines Kunstwerk von einer Behörde untersagt worden ? So können sich die als Zuschauer des Kunst in Betracht fallenden Personen auf die (in der Meinungsäusserungsfreiheit enthaltene) Informationsfreiheit berufen, welche insbesondere das Recht garantiert, ohne behördliche Kontrolle Nachrichten oder Ideen zu empfangen und sich eine Meinung zu bilden. Insofern sind sie auf Europäische Ebene zur Beschwerdeführung gegen den Entscheid der Zensurbehörde berechtigt.

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Si mundemi ti bejm balle censures kunder veprat e artit ?

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            Dans un grand nombre de discours, le spectateur n’a pas de chance. Pas l’ombre d’une chance de se trouver valorisé, sauf si son attitude entre dans les critères de l’orateur. Tandis que les uns personnifient en lui la « bêtise », les autres ne l’entendent que soumis à l’action lourde et mécanique du « formatage médiatique », et les derniers ne cessent de spéculer sur ses perceptions incohérentes et son incapacité à comprendre vraiment les œuvres d’art. Ces discours au sujet du spectateur dessinent une topologie des ténèbres spectatoriales qui ne manque pas de les conduire vers une conclusion certaine : le spectateur ne doit pas être livré seul aux œuvres d’art et à n’importe quelle œuvre, puisqu’il n’en peut tirer quoi que ce soit par lui-même !
En dehors du fait qu’à cette condamnation échappent évidemment les rédacteurs de ces discours, deux orientations en résultent : ou bien chercher les moyens d’accompagner le spectateur afin de pallier les compétences qui lui manquent ; ou bien censurer les œuvres en arguant que le spectateur risque de les prendre « au premier degré » et d’imiter ce qu’elles proposent.
Ainsi va la condition essentielle du spectateur : tout lui échappe, il est incapable d’appréhender les œuvres correctement, et doit demeurer sous le magistère de ceux qui savent.
A ceux qui s’étonnent parfois de rencontrer ces propos invariables, répétitifs mais abondants, à notre époque, lesquels relient les « dangers de l’image » à la « nullité » du spectateur, il convient de rappeler qu’ils remplissent une fonction précise. Ils visent la condamnation de l’image elle-même, sous prétexte d’un soi-disant effet immédiat sur le spectateur, et ils visent le spectateur en voulant le soumettre du fait de sa soi-disant absence de contrôle se soi. Ils visent moins à traiter du danger des images qu’à mettre les images en danger, de telle sorte que les spectateurs ne les fréquentent pas et soient maintenus en dehors du champ de la décision. Ils déploient une stratégie qui enchaine la nécessité de la suppression des images au maintien de l’ignorance dans laquelle est tenue le spectateur.
            Ce n’est pas exagérer la portée de ces discours que de saisir en eux une tentative consistante pour contourner ou nier la liberté du spectateur, représentée au moins par la latitude qu’il pourrait avoir de tracer par lui-même des écarts entre ce qu’on faire croire de lui et ce qu’il est capable d’entreprendre. 

Le procès intenté au spectateur

            Ces manières de concevoir le spectateur méritent d’autant plus d’être évoquées qu’elles renforcent, a contrario, par leur outrance même, l’idée que se passe tout autre chose du côté du spectateur. En ne cessant de glisser d’un mépris à un autre – de l’image, des médias, de la cité -, elles montrent tout simplement que l’on se méfie de la puissance possible du spectateur. Par la violence du procès qu’elles intentent à ce dernier, elles exercent enfin une très forte pression sur ceux qui souhaiteraient parler autrement du spectateur, et en particulier les spectateurs eux-mêmes si jamais ils désirent prendre la parole sur leur sort.
            Mais quelles sont donc la nature et la fonction de ce procès ? Sa nature est aisée à saisir : décrire le spectateur en naïf et dupe à la fois, voué à la légèreté de ses jugements, et à l’inconstance de ses positions. Description qui est moins remarquable par sa densité que par sa manière de construire une hiérarchie entre les spectateurs, un partage qui n’a guère besoin d’étais autre que l’évidence d’une distinction. Sa fonction est politique : en vertu de la condamnation, il est légitime de maintenir le spectateur sous le magistère de quelques maîtres.
            Dans ce procès, l’argument le plus souvent utilisé est celui-ci : le spectateur serait la proie sans cesse égarée des effets de réel produits par l’œuvre (figurative du moins). Parfois aussi par les œuvres contemporaines qui travaillent sur le décalage infime par rapport au réel... Par conséquent, il s’identifierait immédiatement au contenu proposé (au contenu le plus prégnant, et le plus violent). Il vivrait dès lors l’œuvre d’art comme une machine à donner des ordres : tu dois exécuter ce que l’image te dit ; tu dois agir ainsi ; ...
            En restant sur le seul plan du spectateur - alors qu’on devrait aussi analyser le mode de considération de l’image ainsi conçu -, on voit que l’argument qui aboutit à la condamnation des œuvres/images via le spectateur repose sur une pathologisation de la spectatorialité. Le spectateur ne fonctionnerait que sur le mode d’une sensibilité privée de raison, se laisserait par conséquent prendre, rapter par l’image, parce qu’il y adhèrerait par faiblesse et/ou incapacité. Manque de capacité à prendre des distances, manque de volonté, soumission à la puissance de l’image, voire formatage de son regard, c’est tout un. Chacune de ces déclarations à son sujet conduit vers le final d’un procès en bonne et due forme du spectateur. 
            Le tribunal – qui occupe la position du meilleur juge, celui qui permettra aux « autres » d’ouvrir les yeux –, outre les tenants et les ressorts du procès, a aussi les aboutissants en main. Sa ligne d’interprétation peut, cependant, produire deux résultats différents. Soit qu’il juge alors nécessaire de transmettre à tous les bons outils afin de bien éclairer chacun sur l’œuvre à voir et sur la manière de la voir ; soit qu’il juge nécessaire de censurer les œuvres afin de ne pas prendre le risque d’une réaction mécanique du spectateur.
            Ces deux logiques se rejoignent dans leur présupposition (pas dans leurs effets). D’un côté, la logique de la transmission pensée causalement péjore le spectateur incapable de penser par lui-même. De l’autre, la logique de la censure péjore le spectateur incapable de résister à la pression de l’œuvre.

Deux logiques qui s’annulent

            Cela étant, elles ne se contentent pas de se rejoindre. Elles s’invalident l’une l’autre.
La logique de la transmission est la plus classique, la plus valorisée aussi dans le droit fil de la philosophie des Lumières. Selon elle, les « éclaireurs » doivent éduquer le peuple, susciter la bonne curiosité du spectateur, l’aider à bien comprendre les images. Leur travail prend sens à partir d’une hiérarchie entre « bon » spectateur et « mauvais » spectateur, qui n’exclut pas le passage d’un terme à l’autre. Il y a conversion envisageable du « mauvais » en « bon », même si le spectateur est toujours appréhendé comme un « être ». Grâce à elle, nous dit-on, tout « mauvais » spectateur se muera en « bon » spectateur au point que l’on peut même viser dès maintenant l’idéal d’une société future dans laquelle ne s’exprimeront que de « bons » spectateurs.
De son côté, la logique de la censure ne se borne pas à supprimer les œuvres pour un « mauvais » spectateur. Elle s’élève aussi contre la logique de la transmission, et contredit l’idylle d’une société de « bons » spectateurs. Elle affirme qu’aucun passage n’est possible du « mauvais » au « bon ». Elle fige les positions des uns et des autres, puisque les uns n’auront droit à rien, ils sont trop « mauvais » spectateurs, et les autres jugeront et censureront pour les premiers au nom du droit qu’ils ont, eux, de regarder l’œuvre afin de décider de ce qui est « bon » pour les autres.
            Cette logique de la suppression se justifie effectivement par des phrasés particuliers. Ils consistent à considérer que le spectateur ne doit pas être agressé par les œuvres d’art qui le rendront agressif, qu’il ne doit pas se heurter à la violence des images qui le rendront violent, le discours est banal. Ils consistent aussi à jouer avec la notion de catharsis : le spectateur risque de s’identifier à ce qu’on lui montre au point de se laisser emporter par l’œuvre à des actes regrettables. Ils requièrent enfin que le spectateur consente à son affaiblissement puisqu’on ne veut même pas lui montrer des œuvres dont on prétend simultanément qu’il s’en scandaliserait si on les exposait, ou dont on espère qu’il s’en scandaliserait dans ce cas. 
            Paradoxalement, par conséquent, la logique de la censure annule les efforts de la logique de la transmission, qui puise pourtant aux mêmes sources. Affirmant que le spectateur est incapable de juger, et donc qu’il faudrait, en toute justice et pédagogie, l’éclairer, elle requiert la censure. Elle ne souhaite même pas aller au devant d’un scandale ou d’une indignation de la part de spectateur, qui pourrait, sans doute, se sentir parfois outragé. Ce qui serait au moins une occasion de discuter. Elle supprime le problème et la solution.
            Si la première logique tient aux Lumières, la seconde inverse les Lumières.

Les présupposés de la réception

            En s’invalidant l’une l’autre, ces deux logiques révèlent qu’elles reposent sur des présupposés communs, concernant la réception des œuvres d’art (puisque nous évoquons ici la corrélation spectateur-œuvre, et non les œuvres mêmes), si ce terme « réception » est, de son côté, adéquat aux problèmes posés. 
            Au cœur des propos déployés, on remarque d’abord que leurs auteurs s’interdisent de penser l’autonomie artistique de l’œuvre d’art, tout autant qu’ils n’arrivent pas à concevoir l’autonomie du spectateur.
            En s’interdisant cette double dimension, acquise historiquement, de l’art d’exposition, ils refusent de tenir compte de la distinction foncière, constitutive de l’œuvre d’art moderne, entre la fiction (artistique) et la réalité, même si l’œuvre la pose en l’abolissant par ses effets. La notion moderne de fiction, qui accompagne depuis le XVIII° siècle la conception de l’œuvre d’art, est décalée par eux, à partir d’une théorie de la représentation littérale du réel par l’œuvre (se dont l’œuvre classique se joue, dans l’illusion qu’elle produit).
            De même qu’ils se trompent sur l’œuvre, à propos de son statut fictionnel (et de son principe d’engendrement de fictions), en inversant ce présupposé, ils inventent des mythes du spectateur (souvent complétés de mythes de spectateurs). Ils en énoncent la posture en terme d’essence, posant l’existence d’un spectateur en soi. Ils élaborent de sa contemplation une représentation mystique (impact, influence, ...). mais ils la contredisent simultanément en postulant l’existence d’un spectateur formaté (soumis en soi) par les médias, et dont on ne pourrait rien tirer puisqu’ils se cantonnerait à savourer les seules œuvres du marché instauré par les industries culturelles.
            Enfin, pour revenir à la « réception », ces propos sont traversés par une conception mécanique celle-ci. Les dossiers d’accusation du procès fait au spectateur sont montés à partir d’une conception mécanique de la réception : telle cause (l’image) implique tel effet (la réaction du spectateur), l’œuvre agit directement sur l’esprit du spectateur, et le façonne en fonction de ses exigences propres. Comme si la réception d’une œuvre d’art relevait d’une sorte de contrat mécanique : je te donne et tu prends... L’art y passe pour une prestation publicitaire... L’œuvre contiendrait une simple « information », à appréhender.
            Le ressort dernier de ces propos n’est guère difficile à déceler : ils choisissent de maintenir le spectateur à la place qui lui est assignée.
            C’est bien cela qu’il conviendrait de remettre en question, si on devait prolonger cette réflexion en ce sens. En montrant que : l’illusion artistique ne consiste pas à être berné en soi ; qu’il faut toujours penser en termes de corrélation (rapport, participation, interférence entre œuvre et spectateurs et spectateurs entre eux) ; que le spectateur résulte de la dissymétrie entre le spectateur inclus dans l’œuvre et le spectateur réel ; qu’une œuvre n’impose pas un sens, n’anticipe pas ses effets ; que le spectateur, qui ne l’est pas d’abord, vient à l’œuvre avec son histoire, son horizon d’attente (classements de l’époque, éducation, facilités de conversion ou non, stéréotypes, schèmes collectifs, ...) ; qu’il se reconfigure dans le rapport à l’œuvre, y construit des significations variables, joue du spectaculaire, de la fiction, de la réalité, de la fable, de l’artistique, de l’esthétique, et de l’argumentatif (en prolongeant la visite par la discussion) ; que, de toute manière, on peut comprendre une œuvre sans apprécier, on peut tolérer sans endosser, admettre sans discuter ou discuter pour admettre, ...

De la « liberté » du spectateur 

            A tous les niveaux de discours, la négation de la confiance du spectateur en l’exercice de son jugement et de sa capacité à penser l’œuvre est patente. De toute manière, la question de la liberté du spectateur est moins celle de savoir si on lui laisse le soin d’interpréter les œuvres comme il veut, ou de savoir si on lui laisse la liberté d’aller chercher dans les œuvres ce qu’il veut. C’est le sens habituel de cette formule. On doit faire remarquer à ce propos qu’il s’agirait là plutôt du spectateur en liberté. Et non de la liberté du spectateur.
            Par cette expression « liberté du spectateur », il faut entendre une liberté en acte. Le spectateur n’existe pas en soi, mais dans la corrélation avec une œuvre et d’autres spectateurs. Il s’éveille en chacun de nous par l’événement plus ou moins attendu de la rencontre avec une œuvre et les autres. C’est ce moment qui doit être garanti. Enlevez à l’art sa dimension de proposition faite à un futur spectateur, et vous détruisez l’acte même qui rend possible les exercices esthétiques et cette trajectoire.
            En cela, la liberté du spectateur peut se concevoir selon quatre dimensions articulées.
            Une liberté de fait, sans doute le degré le plus bas de la liberté. Elle est liée au fait qu’on ne doit rien imposer ni interdire à quelqu’un en matière d’approche possible de l’œuvre, dans une exposition, un lieu d’art et de culture. Pas plus qu’on ne doit imposer d’accepter ou de refuser de voir une œuvre.
Une liberté morale, ensuite, ou un deuxième degré de liberté. Même si on conseille une personne sur la manière d’aborder une œuvre ou sur l’intérêt d’une œuvre, elle doit elle-même faire l’effort de l’aborder et de ne l’aborder d’abord qu’avec son propre bagage.
            Une liberté civile encore. Le spectateur fait de son regard, de son audition, ce qu’il veut au sein de sa personne, et en lien avec ses activités et les autres.
            Une liberté politique enfin, le degré le plus élevé de la liberté et qui consiste à souligner que le spectateur doit sans cesse se battre pour préserver tout ce qui précède, à l’encontre du respect des assignations qu’on voudrait obtenir de lui, des confiscations d’œuvres et des censures.