20120102

Photographies shkodrane et ottoman

Christian Raby
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            Suite à de nombreuses découvertes récentes en Albanie, l’auteur s’intéresse à l’histoire de la photographie dans les Balkans et en Albanie. En la retraçant, il dresse le panorama d’une Europe de la photographie qui mérite d’être mieux connue.
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            Wer spricht heute schon noch von der alte Photographie ? Das ist ein Problem – und eine Chance für den Erfinder. Davon ist jedenfalls Christian Raby überzeugt. Die Photos sind keineswegs randständige Kuriositäten. Die eigentliche Arbeit fängt jetzt an. Sein Anblick verursacht ein frölishes Gefühl.
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            The history of photography came into contact with the Turkish world on October 28th, 1839.  That day, the newspaper Takvim-I Vekay announced in Turkish, Arabic and French the invention of the photographic device.  That same month, the French artist Horace Vernet (1789-1893), accompanied by his nephew Charles Bouton Marie and the photographer Goupil Fesquet (1806-1893), launched an expedition from the port in Marseille, which reached the port of Izmir Aegean on February 4th, 1840.  Nine days later, Vernet mentioned numerous photographs taken from Izmir.  After that, many other photographers came to take their snapshots: cafés, mosques, fountains, cemeteries, palaces and ancient ruins – the combination of different human types that populated the Empire and the mosaic oriental ways were captured into pictures.  Many studios opened thereafter around Topkap and Pera (occidental part of Istanbul).  The first photographers to establish themselves there were French, Italian, English, Armenian, Greek or belonged to the Empire’s Christian minorities. 
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La storia della fotografia incrociò la civilizzazione turca il 28 ottobre1839.  Quel giorno, il giornale “Takvim-i Vekayi” annunciò in turco, in arabo ed in francese l'invenzione della fotografia. La spedizione dell'artista francese Horace Vernet (1789 -1893), accompagnato da suo nipote Charles Bouton Marie e dal dagherreotipista Goupil Fesquet (1806 -1893), salpò dal porto di Marsiglia nell’ottobre del 1839, per poi raggiungere il porto di Izmir il 4 Febbraio 1840.  Il 13 febbraio 1840, Vernet citò nel suo giornale i numerosi dagherrotipi presi della città di Izmir. In seguito altri fotografi occidentali vennero ad Izmir per scattare dagherrotipi. I caffè, le moschee, le fontane, i cimiteri, i palazzi e le antiche rovine, la mescolanza di differenti tipi umani che popolavano a quel tempo l'Impero ottomano nonchè il mosaico dei vari mestieri orientali, si trasformarono in immagini fotografiche. Più tardi,  numerose botteghe di fotografia aprirono nei quartieri di Topkapi ed di Pera (nel settore occidentale di Istanbul). I primi fotografi ad installarsi furono francesi, italiani, inglesi, armeni, greci oppure appartenevano a delle minoranze cristiane dell’Impero.
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La historia de la fotografía se reunió con el mundo turco 28 de octubre 1839. Ese día, el periódico Takvim-i Vekayi anunció en turco, árabe y francés a la invención de la fotografía. La expedición del artista francés Horace Vernet (1789-1893), acompañado por su sobrino Charles Marie Bouton y daguerrotipista Fesquet Goupil (1806-1893) zarpó del puerto de Marsella en octubre de 1839. Ella llegó al puerto del Egeo de Izmir 04 de febrero 1840. El 13 de febrero de 1840, Vernet mencionó en su diario daguerrotipos tomadas muchas de Izmir. Tras él, otros fotógrafos occidentales vinieron a recoger su cosecha de clichés. Cafés, mezquitas, fuentes, cementerios, palacios y ruinas antiguas, la combinación de diferentes tipos humanos que habitan el Imperio y el mosaico del Este es muèrent oficios en las imágenes fotográficas. Más tarde, muchos estudios se han abierto alrededor de Topkapi y Pera (parte occidental de Estambul). Los primeros fotógrafos de resolver fueron Francés, Italiano, Inglés, armenios, griegos y pertenecían a las minorías cristianas del Imperio.
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1/ Place de la photographie dans l’Empire ottoman

L’histoire de la photographie rencontra le monde turc le 28 octobre 1839. Ce jour-là, le journal Takvim-i Vekayi annonça en turc, en arabe et en français l’invention de la photographie. L’expédition de l'artiste français Horace Vernet (1789-1893), accompagné de son neveu Charles Bouton Marie et du daguerréotypiste Goupil Fesquet (1806-1893) appareilla du port de Marseille en octobre 1839. Elle atteignit le port d'Izmir Egée le 4 Février 1840. Le 13 février 1840, Vernet mentionna dans son journal de nombreux daguerréotypes pris d’Izmir. À sa suite, d’autres photographes occidentaux vinrent récolter leur moisson de clichés. Les cafés, les mosquées, les fontaines, les cimetières, les palais et les ruines antiques, la combinaison des différents types humains peuplant l’Empire et la mosaïque des métiers orientaux se muèrent en images photographiques. Plus tard, de nombreux studios s’ouvrirent autour de Topkapi et à Pera (partie occidentale d’Istanbul). Les premiers photographes à s’installer étaient français, italiens, anglais, arméniens, grecs ou appartenaient à des minorités chrétiennes de l’Empire.
Au XIXe siècle, l’Empire est pris dans la spirale d’une modernisation venue en grande partie de l’Occident. Industrie, architecture, art militaire, administration, juridiction, hygiène, scolarisation, tous ces secteurs furent objets de réformes profondes (les « tanzimat »). La photographie a grandement tenu sa place au sein de cet élan modernisateur et réformateur. Elle est le médium de la modernité et, à cet égard, les rapports existant entre elle et la religion musulmane sont souvent l’objet de malentendus. Cette relation ne peut être réduite à une interdiction des images, comme on le croit trop souvent ; loin s’en faut. Bien que les sultans fussent les personnages centraux du monde musulman, ils n’hésitèrent pas à faire de la photographie un élément essentiel de leur gouvernement. Et cela dès l’invention de cette nouvelle technique en 1839.
L’image photographique fut l’objet d’une protection et d’une promotion constantes jusqu’à la chute définitive de l’Empire. En ce sens, cet outil fut utilisé comme une réponse appropriée à l’orientalisme et à son idéologie laquelle, comme pouvait le penser Edward Saïd, visait à contrôler, manipuler et incorporer tout ce qui était manifestement différent. C’est en tout cas très exactement ce que croyait le sultan, Abdul-Hamid II (r.1876-1909), lorsqu’il lança un projet apparemment assez extravagant qui aboutit à la confection de 51 albums composés de 1819 photographies réalisées entre 1880 et 1893 et offerts cette même année à la Bibliothèque du Congrès américain, puis l’année suivante, en 1894, au British Museum. L’activité photographique ottomane fut donc un outil privilégié de la modernisation de l’Empire et de sa publicité.
Les sultans furent de fidèles mécènes de la photographie depuis son invention. Remise de médailles, commandes, création du poste de photographe de cour, cours de photographie dans les académies militaires, jusqu’au grade militaire de général qui récompensa le photographe Kenan Pachae après qu’il fut devenu le principal conseiller de Habdul-Hamid II dans la commission créée en 1897 pour le recouvrement des dommages de guerre. Après le règne du sultan Abdul-Aziz (r.1840 et 1870), le point culminant de ce mécénat fut atteint par l’un de ses successeurs, Hadbul-Hamid II (r.1876-1909). Ce dernier fit réaliser 34 819 photographies rassemblées dans plus de 800 albums. Bien plus qu’un projet artistique, cette entreprise visait à enregistrer tous les évènements importants de l’Empire. La photographie prit place dans le traitement bureaucratique de l’information comme preuve, témoignage et mémoire. On peut parler à juste titre de panoptique photographique pour décrire cette soif frénétique d’images.
Dans l’esprit du sultan, la photographie était un outil de contrôle à envisager dans deux directions distinctes mais complémentaires. Tout d’abord, il s’agissait d’un instrument pour son propre pouvoir. La photographie était enseignée dans les écoles militaires et l’élite de l’administration y voyait une source de renseignements objectifs. Les 800 albums et leurs 34 879 clichés, actuellement conservés à la bibliothèque de l’Université d’Istanbul, étaient à usage interne. En second lieu, le projet d’albums de 1880 montre que le sultan désirait contrôler de la même manière l’image de son Empire à l’extérieur de celui-ci. Il voyait en ce projet le moyen de modifier le regard des Occidentaux sur la réalité ottomane.

2/ Photographie et Renaissance albanaise.

Aux confins occidentaux de l’Empire se trouvaient quatre régions (« vilayet ») majoritairement albanophones. La photographie y fit son apparition sous le règne du sultan Abdul-Haziz, dans le courant des années 1850, lorsque Pjeter Marubi, émigré politique italien, installa le premier studio photographique à Shkodra. Il fut à l’origine non seulement de ce qu’il est convenu d’appeler la dynastie Marubi, dont le dernier représentant, Gegë Marubi disparut en 1970, mais aussi d’une lignée d’opérateurs qui représente en quelque sorte l’école skodrane de photographie. Le premier à faire son apprentissage dans le studio Marubi fut Kolë Idromeno. Il naquit à Shkodra, le 15 août 1860. Son père, grec d’origine, s’était installé dans cette ville albanaise après avoir épousé une jeune fille du pays. À 16 ans, en 1876, il partit suivre les cours de l’Académie des Beaux-Arts de Venise. Avec l’aide de Pjeter Marubi, il ouvrit le studio photographique, Dritëshkronja Idromeno. On peut trouver dans les archives de vieilles familles shkodranes des photographies datées de 1888 signées du nom de Kolë Idromeno. Il était enregistré comme photographe sur les registres professionnels de 1895.
Avec Kel Marubi, deuxième du nom, Kolë Idromeno appartient donc à la deuxième génération des photographes albanais de Shkodra. À leur suite viendront Gegë Marubi, Shan Pici (1904- 1976) et Dedë Jakova (1917-1973) puis Peter Raboshta et Angelin Nenshati. Il n’est donc pas exagéré de faire de cette filiation un élément important de l’histoire de la photographie albanaise. En revanche, au tournant du XIXe et du XXe siècle il est probablement abusif de parler d’Albanie. En effet, cette région de la péninsule balkanique appartenait pleinement à l’Empire ottoman depuis le XVe siècle et ne proclama son indépendance qu’en 1912. Elle n’était unifiée ni administrativement, ni juridiquement, ni linguistiquement. Si la religion musulmane y était très implantée (environ les deux tiers de la population selon les « vilayet »), la religion chrétienne y était représentée de manière importante par les confessions catholiques et orthodoxes. Ce n’est évidemment pas un hasard si la photographie albanaise trouva son origine au nord, à Shkodra, « capitale » catholique de la péninsule et si un second centre photographique se développa un peu plus tard dans les environs de Korça, première ville de la communauté orthodoxe. La filiation de cette seconde « école » photographique est tout aussi caractéristique que celle de Shkodra. Une quinzaine d’opérateurs y développèrent leur activité entre la fin du XIXe et le milieu du XXe siècle. Kristaq Sotiri, Kiço Venetiku, Dhimiter Vangjeli ou le peintre Vangjus Mio sont probablement les plus talentueux représentants de cette lignée. Comme en témoignent de nombreuses sources d’archives, le village de Dardha à l’est de Korça fut une place  importante de l’activité photographique au tournant du XXe siècle.
Si, à la différence des classes populaires musulmanes et des milieux conservateurs, l’élite de l’Empire s’intéressait vivement à la photographie, de leur côté, les minorités chrétiennes firent de cette activité le moyen de leur réussite sociale. Les Arméniens et les chrétiens syriens développèrent leur activité dans tout l’Empire et acquirent une maîtrise technique tout à fait exceptionnelle. À Istanbul même, ils avaient fondé les studios les plus réputés et purent devenir les photographes attitrés du sultan, comme ce fut le cas pour les trois frères Abdullah ou encore pour Boghos Tarkulian, plus connu sous le nom de Phébus. De la même manière, en Albanie, comme partout dans l’Empire, l’appartenance à la religion chrétienne conduisait à relever d’un statut spécifique. Embrasser la profession de « faiseur d’images » était une opportunité qui n’intéressait pas les citoyens musulmans. Toutefois, ceux-ci n’hésitaient pas à faire appel à ces opérateurs chrétiens pour immortaliser leur visage ou les évènements édifiants de leur existence.
La photographie albanaise doit donc être considérée en premier lieu dans le contexte de l’histoire de la photographie ottomane, de ses spécificités sociales et confessionnelles. Elle doit aussi être envisagée parallèlement au développement de la photographie orientaliste en Europe : autre point de perspective tout à fait indispensable. Tout d’abord, parce que les opérateurs occidentaux formèrent le gros du bataillon des photographes qui arpentèrent l’Empire d’Ouest en Est. Mais aussi parce que ceux-ci, en installant leur studio dans les diverses capitales de cet espace politique, furent les inspirateurs, voire les formateurs, des photographes ottomans et de leur mécène à TopKapi. Ils constituent donc une source indispensable de réflexion et de comparaison. La photographie albanaise apparaît à cet égard assez singulière puisqu’il ne semble pas que des photographes occidentaux se soient installés dans les régions albanaises, même si certains y attardèrent leur appareil photographique. Elle incarne donc une vitalité spécifiquement albanophone.

3/ Les albums photographiques d’Abdul-Hamid II et la Renaissance photographique albanaise.

Un premier constat s’impose à celui qui feuillette les 51 albums photographiques ottomans conservés à la Bibliothèque du Congrès américain. Aucune place n’est faite aux conflits internes qui secouent l’Empire et qui conduiront à sa perte. Tout au contraire, les thèmes abordés mettent en évidence ses aspects civilisateurs (à l’égard des multiples peuples qui le composent) et modernistes. Les photographies d’architecture font l’impasse sur l’habitat traditionnel pour mettre en évidence les dernières constructions inspirées de l’Occident, souvent dans le plus pur style turc rococo. Les monuments, les paysages, les témoignages de l’évolution du système éducatif, militaire et industriel mettent l’Empire ottoman sur un pied d’égalité avec les puissances occidentales. Plus encore, ces images ancrent cette modernisation dans une tradition classique byzantine ou romaine, dont l’empire veut se montrer le fidèle successeur. Quelle fut la manière dont furent accueillis ces 51 albums ? Nous n’en savons pas grand-chose. Ce qui est peut-être révélateur du faible impact de ce cadeau sur les gouvernements américain ou britannique.
La confection des albums commandés par le sultan Abdul-Hamid II demanda treize années. Le sultan fit appel à ses photographes officiels, appartenant à l’élite militaire mais aussi à des studios photographiques installés dans l’Empire. La plupart des photographies de portrait furent réalisées par les studios privés. Trois photographes sont particulièrement bien représentés. Tout d’abord, les frères Abdullah qui étaient d’origine arménienne. Ils ouvrirent un studio à Pera en 1858 et furent les photographes attitrés des sultans Abdul-Haziz et Abdul-Hamid II. Ils participèrent aux expositions universelles de 1867 et 1878. Ensuite, Boghos Tarkulyan, qui fut élève des frères Abdullah. Il installa son studio dans la Grande Rue de Péra en 1890 et adopta le nom de « Phébus ». Enfin Pascal Sebah (1823-1886), catholique d’origine franco-syrienne qui ouvrit un studio à Istanbul en1857 et une succursale au Caire en 1873. Son fils Jean (1872-1947) lui succéda et s’associa en 1888 avec un photographe français résidant à Istanbul, Polycarpe Joaillier. La célèbre firme Sebah et Joaillier était née.
Rétrospectivement, nous savons que l’Empire était un monde en ruine, même si les albums du sultan n’en portent pas trace. Paradoxalement, les réformes et l’élan de modernisation qui inspirent ces ouvrages sont également à l’origine du démantèlement progressif de l’Empire ottoman. Les efforts éducatifs consentis par le sultan participent à créer une élite éduquée originaire des diverses régions de l’espace ottoman ainsi qu’une classe moyenne plus développée. Une partie de cette élite, souvent intégrée aux multiples administrations ottomanes, est l’acteur principal de la fièvre émancipatrice qui  agite l’Empire de l’intérieur, pendant que les puissances occidentales le secouaient de l’extérieur.
Les régions albanaises ne font pas exception. L’idée d’une identité albanaise unifiée contre l’ennemi ottoman se construit petit à petit à la fin du XIXe siècle. La mosaïque de peuples occupant les territoires en question, la diversité des pratiques sociales, religieuses, coutumières comportent des aspects tellement complexes qu’il ne peut être question ici, ne serait-ce que d’esquisser le compte rendu de la naissance du sentiment identitaire albanais qui va déboucher sur l’indépendance de 1912. Par contre, il est important de remarquer que le développement de la photographie albanaise est inséparable de l’élan nationaliste qui préside à l’idée de Renaissance albanaise. Renaissance politique, culturelle, artistique dont de nombreux journaux se font l’écho à partir de 1896.
Si, dans les années 1890, un périodique « albaniste » comme Drita demandait à ses lecteurs de lui faire parvenir des images des régions albanaises, c’était autant pour faire connaître le pays que pour construire une mémoire collective propre à cristalliser le sentiment d’une unité nationale. De plus, les photographes, à l’image de Kolë Idromeno et de Kel Marubi à Shkodra ou de Kiço Venetiku à Korça ont activement participé à l’élaboration d’une identité albanaise contre l’ennemi ottoman. Les deux premiers, formés en Italie, respectivement à Venise et Trieste, imprégnés de la culture occidentale, spécialement catholique, vont à leur manière, faire de la photographie un outil de la Renaissance artistique albanaise, elle-même au service d’une Renaissance politique. Kiço Venetiku donnera pour sa part un aspect franchement propagandiste à ses images. Ainsi donc, la photographie albanaise au tournant du XIXe et du XXe siècle se fait-elle le théâtre de l’apparition du sentiment d’identité albanaise. De manière différenciée, chaque opérateur va trouver des moyens techniques, esthétiques et dramatiques, de mettre en image l’émancipation souhaitée.

 4/ Toiles peintes et accessoires : le décor généraliste

             Personne ne sera surpris par l’affirmation selon laquelle les photographies de studio, en Albanie comme partout dans le monde, forment une grande partie des clichés pris avant la Première Guerre mondiale. Derrière le sujet photographié de chacun de ces innombrables clichés, il y a le décor. Généralement celui-ci est composé d’une toile peinte et de quelques accessoires. On y voit entre autres des fauteuils, un grand nombre de sellettes, des peaux de bête, des bouts de bois harmonieusement agencés, des colonnes tronquées, des escaliers, des rideaux, des balustrades, ou bien encore des piédestaux. Quelques bouquets de fleurs figurent ici et là. La banalité de ces arrières fonds, vues paysagères ou intérieurs très aristocratiques, ne doit pas faire perdre de vue la systématicité de tels arrangements. Le décor est une pièce maîtresse du rituel du studio photographique. L’analyse de cet ancêtre du photomontage n’est pas à dédaigner si l’on veut comprendre l’histoire du studio photographique.
Ce qu’il est convenu d’appeler le décor généraliste et qui a envahi les studios des photographes de par le monde, n’a pu s’universaliser qu’à la faveur du colonialisme de l’activité photographique. Les photographes voyageurs qui ouvrirent leur studio aux quatre coins du monde conjuguèrent l’exotisme des sujets avec la balustrade, la sellette, la table chargée de livres, les colonnes et la perspective du parc aristocratique ou du paysage bucolique. Par contre, que les photographes albanais, tous issus de la zone albanophone, tous indigènes, comme d’ailleurs les photographes ottomans, aient embrassé une telle esthétique de studio, voilà qui ne laisse pas de surprendre et contraint à quelques instants de réflexion. Le siège gothique et les escaliers évoquent le château et non la maison bourgeoise. Le décor floral s’inspire du parc et non du jardin. Il s’agit véritablement de la prégnance d’un idéal aristocratique. Si l’on peut comprendre qu’un tel imaginaire hante les esprits européens ou américains (disons occidentaux), il est plus difficile d’en expliquer la présence dans une région qui appartenait à la civilisation ottomane et dont une grande partie de la population était musulmane. L’Empire ottoman intégrait les diverses populations religieuses et, d’une manière ou d’une autre, leur mode de vie était bien plus oriental et plus traditionnel qu’européen. Qu’il s’agisse des vêtements, de l’ameublement ou des habitations elles-mêmes. Comment se fait-il que, dans une région depuis si longtemps sous domination ottomane, qui plus est, dans une région si attachée à la perpétuation de ses us et coutumes traditionnels, le décor généraliste occidentalisant ait connu un tel succès photographique ? Est-ce simple imitation, réappropriation, adaptation ?
Les photographies de studio intégrées dans les albums d’Adbul-Hamid partagent avec les photographies albanaises ce même type de décor, ce même type de mise en scène. Il pourrait se faire que le destinataire de ces albums, Congrès américain ou British Library, ait pu déterminer les choix opérationnels des photographes. Pourtant, cette hypothèse ne tient pas, puisque les photographes en question usaient du même décor généraliste pour leur clientèle privée, qu’elle soit d’origine ottomane ou occidentale. Ainsi donc, photographes orientalistes, photographes originaires de l’Empire ottoman ou photographes spécifiquement albanais, tous usaient de l’artifice du décor généraliste pour théâtraliser leurs images. Rentrons maintenant dans les détails de cet usage pour mieux en appréhender la diversité.

5/ Pjeter Marubi et l’influence orientaliste.

Du père fondateur de la photographie albanaise nous avons connaissance de beaucoup moins d’images que de ses successeurs. Sa photographie témoigne des évènements politiques comme lorsqu’il met en image la délégation de Shkodra pour la Ligue de Prizren en 1878 (photo), enregistre la vie sociale et culturelle de la région ou répond aux commandes de portraits de ses contemporains. Par ailleurs, il n’hésite pas à mettre en scène ses clichés. Sur l’image d’un compositeur de musique populaire armé de son saz (photo n°…) on peut voir deux jeunes hommes qui ferment de chaque coté la composition. Il s’agit à droite de Kel Marubi, alors en apprentissage, qui fait ici office de figurant. Les images de Pjeter Marubi sont conformes à l’organisation du studio telle qu’on peut la connaître ailleurs dans le monde avant 1880, date à laquelle les fonds peints se généralisèrent. Fond uni, tapis, piédestal sur lequel s’appuie le sujet, chaise ou fauteuil. Ces accessoires commencèrent à être les éléments indispensables du studio photographique, en raison de la longueur du temps de pose, avant de devenir les objets d’un décor ritualisé. La vision très frontale des clichés est renforcée par une profondeur de champ particulièrement courte. Les modèles se détachent clairement sur un fond uni presque toujours flou. La moindre protubérance d’un habit ou d’une arme devient très vite imprécise à son tour (photo n°).
Comme on peut le constater, le studio de Pjeter Marubi ne se distingue pas de celui de ses contemporains occidentaux. L’élément de hiatus vient essentiellement des modèles eux-mêmes et de leur costume traditionnel albanais. Non seulement Pjeter Marubi semble avoir adopté le rituel photographique du studio dans ses moindres détails, mais il a aussi fait sienne la diffusion d’images types destinées à la confection de cartes postales. Avec la carte postale les contrées les plus reculées et les coutumes les plus traditionnelles entrent dans la modernité, souvent pour y disparaître. Quintessence d’un gigantesque mouvement d’inventaire du monde, elle confine à la typologie. Chaque cliché devient un archétype de ce qu’il met en scène. La femme mauresque, le samouraï, le bédouin, la femme turque, le porteur d’eau, la prostituée, le harem, la mendiante, la musulmane… Le fondateur de la photographie albanaise s’inscrit pleinement dans ce mouvement de modélisation.
Une série de cartes postales de Pjeter Marubi est signée de son nom orthographié avec deux « b » et de l’initiale de son prénom. L’inscription « Scutari » désigne la ville de Shkodra. Italianisme sans ambiguïté sur la destination commerciale de ces cartes et sur leur vocation à l’exportation. Cette série est datée entre 1860 et 1890. Pleine période d’activité du photographe. On y découvre des modèles féminins vêtus du costume catholique typique de Shkodra. Ils occupent le centre de l’image dans une relation frontale avec l’objectif. D’autres photographies étaient probablement destinées à servir d’illustration pour des cartes postales. Elles montrent des travaux de femmes. Une porteuse de panier, une paysanne avec une bêche (photo…). L’unité du décor permet de rattacher à cette deuxième série l’image d’un couple de montagnards de la Haute-Malesi (photo n°). Même sol pierreux recouvert de paille, même panier.
Dans bien des cas, la carte postale souligne l’aspect exotique du sujet photographié. Exotisme qui n’a de valeur que vu de l’étranger. L’indigène est généralement aveugle à ce caractère en raison de sa proximité avec les objets mis en image. Pjeter Marubi choisit, comme les photographes orientalistes, des images qui confinent à la typologie. Il suffit pour s’en convaincre de penser à cette autre carte postale (photo…) où une très jeune fille d’une pauvreté extrême découvre sa poitrine naissante sous son gilet en haillons. Ce genre d’images archétypales fleurit sous l’objectif des photographes occidentaux sous toutes les latitudes. Un négatif de la même période et ayant les mêmes caractéristiques techniques fixe l’image d’une autre mendiante (photo…), cette fois-ci plus âgée, dévoilant elle aussi sa poitrine. La composition de ce cliché est plus explicitement voyeuriste par la manière très artificielle dont cette jeune femme a écarté sa chemise. Difficile de faire abstraction ici d’une injonction de l’opérateur.
En résumé, si l’œil photographique de Pjeter Marubi est tout à fait exceptionnel, ce que nous connaissons de son travail l’est moins. Grand ancêtre d’une dynastie photographique et fondateur d’une véritable école shkodrane de l’image, il ne semble par avoir possédé la singularité de la mise en scène de son fils adoptif Kel, ni l’originalité de composition de son plus célèbre apprenti, Kolë Idromeno. Ce dernier, loin de se satisfaire du décor généraliste, s’inspira de la Renaissance primitive italienne pour confectionner ses propres toiles et donner à ses images la force d’une véritable Renaissance artistique albanaise.

6 / Kolë idromeno : l’esthétique d’une Renaissance artistique albanaise

Comment Kol Idromeno structurait-il ses fonds ? Deux types de toiles peintes sont couramment utilisés par ce photographe. L’une montre un édifice catholique avec ses voûtes et ses colonnes, l’autre un paysage peuplé d’arbres et de bosquets ; autrement dit un décor d’intérieur et un décor d’extérieur. Si les sujets qui prirent place devant ces fonds donnèrent à chaque image une tonalité particulière, le souci de vraisemblance n’apparaît pas clairement comme la première préoccupation du photographe. Ainsi, lorsque l’importance du groupe photographié le réclame, les deux toiles, bien que totalement disparates, sont mises côte à côte (photo…).
La première composition de Kolë Idromeno dont il va être question (photo…) semble faire écho à une histoire, peut-être à une légende, que rapporte le consul de France A. Degrand dans son livre Souvenirs de Haute Albanie, publié en 1901 et illustré de 81 photographies. Le jeune Nicolas Idromeno aurait peint des toiles représentant des sujets religieux commandées par un père de la société de Jésus. Ce missionnaire s’en servait pour édifier l’esprit des montagnards. Sur fond d’église néoclassique on voit un prêtre en soutane qui baptise un jeune sauvageon, probablement natif des montagnes du nord. Les deux personnages sont entourés de deux enfants de chœur portant, l’un, un livre saint, l’autre un bol contenant de l’eau bénite.
Bien évidemment la photographie obéissait à l’aspect édificateur que devaient pouvoir prendre les commandes des autorités catholiques de Shkodra (de nombreux autres clichés en portent témoignage). Le photographe évoque ses liens privilégiés avec la compagnie de Jésus et met probablement en scène un événement de sa propre biographie. Quoi qu’il en soit, grâce au témoignage du consul français, on voit qu’un fond peint apparemment généraliste pouvait très exactement s’adapter aux circonstances et aux finalités du photographe. Par contre, une autre image laisse perplexe (photographie 4). Sur celle-ci, deux jeunes musulmans, frères ou amis, se tiennent par le petit doigt devant le même décor d’église. Si l’on se contente de se référer à ce qui sépare les deux religions, le hiatus semble complet. Comment a-t-on pu avoir l’idée de placer deux jeunes musulmans dans la nef d’une église de style néoclassique ? Cependant, si l’on s’intéresse à l’espace photographique ainsi construit, l’analyse peut être plus fertile et l’étonnement moins grand. Loin d’opposer terme à terme sur le plan religieux le décor et le sujet, l’image insèrerait une réalité albanaise ottomane traditionnelle, voire traditionaliste, dans un espace esthétique qui réactive la perspective désormais classique de la Renaissance italienne. Nous aurions ainsi affaire, de la part de ce photographe formé aux Beaux-Arts de Venise, à une sorte de réappropriation du décor généraliste.
Sans doute s’agissait-il de mettre en scène une identité rêvée. Car l’identité albanaise en ce début de XXe siècle est une identité rêvée. La photographie s’efforcerait de l’inscrire dans la continuité européenne grâce au décor néoclassique, tout en conservant les attributs de la tradition proprement balkanique. L’idée de Renaissance artistique albanaise viendrait donc puiser aux origines de la Renaissance primitive italienne en ces temps de révolutions politiques et nationalistes.
Cette hypothèse trouve une confirmation dans la composition d’une autre image de Kol Idromeno (photo…). Là, une femme voilée se tient devant l’objectif. Il ne s’agit pas d’une femme musulmane. Le tissu aux motifs rayés de son habit prouve qu’il est question d’une catholique (photo). Etait-ce véritablement une catholique ou s’agissait-il d’une mise en scène pour présenter un type féminin et son costume ? Personne ne peut le dire avec certitude. Quoi qu’il en soit, cette coutume du voile n’était pas du tout exceptionnelle à l’époque dans les Balkans. Elle concernait aussi bien les femmes musulmanes, catholiques, qu’orthodoxes. Chacune avait un voile de caractère distinct. Cependant, ce qui est remarquable ici pour notre propos, ce sont les deux pilastres de marbre qui encadrent cette figure féminine. Nouvelle réminiscence de la peinture italienne du Quattrocento, ils renvoient à des tableaux comme celui du Saint Sébastien du Perugin conservé au Louvre et plus encore aux madones peintes par Filippo Lippi. La paille répandue sur le sol renforce la netteté de l’habit du personnage et les deux pilastres lui donnent une valeur hiératique. C’est donc une image archétype de la culture ottomane albanaise qui se trouve encore une fois mise en scène dans l’espace purement occidental de la Renaissance primitive italienne.
L’hypothèse de photographes peignant eux-mêmes leurs fonds paraît peu crédible au vu du caractère généraliste et, à vrai dire, fortement idéologisé des toiles peintes. Il faudra pourtant faire une exception pour Kol Idromeno. Plusieurs arguments sont ici à considérer. En premier lieu, il est l’auteur admiré d’une des figures les plus célèbres de la peinture albanaise : « Motra tone » (sœur Tone). Cette toile, sur laquelle figure une femme orthodoxe en costume traditionnel tenant son voile, était vite devenue une véritable « Joconde » nationale. Sa réputation de peintre est donc tout à fait à la hauteur de sa notoriété de photographe. En second lieu, Kol Idromeno est aussi célèbre comme architecte. Il est l’auteur de la rue principale de Shkodra, laquelle lui a servi de temps à autre de décor pour ses propres photographies. Ainsi, c’est lui qui figure probablement sur une image de Pjeter Marubi, palette à la main au milieu du chantier de la Cathédrale de Shkodra en 1898 (photo …). En effet, en 1897, le toit de l’édifice s’était effondré pour la deuxième fois. Des poutrelles de fer prirent la place des poutres de bois. Une autre photographie de Pjeter Marubi datée de la même année en porte témoignage (photo…). Par ailleurs, Kol Idromeno, se chargera en 1909 d’exécuter le plafond à caissons de cette même cathédrale et ses peintures sont toujours visibles aujourd’hui.
Ses talents d’architecte et de peintre se trouvent heureusement réunis dans une de ses toiles de théâtre intitulée « Teatri » (photo … ), conservée aujourd’hui, semble-t-il, dans le magasin des frères franciscains de Shkodra. On y voit, en contre-plongée, une impressionnante galerie soutenue de colonnades qui surmonte l’escalier monumental d’un théâtre. La vue d’ensemble donne l’impression d’un collage ; comme si l’imposant escalier du théâtre ouvrait sur l’envoûtante nef d’une cathédrale néoclassique. Impossible ici de ne pas rapprocher cette peinture de la toile peinte qui figure en arrière-plan de la photographie du Baptême ainsi que derrière les deux jeunes musulmans se tenant par le petit doigt. La construction de l’espace, avec son second plan d’arcades, est tout à fait comparable. Certes, l’exécution est moins grandiose et le point de perspective est frontal. Mais, la contrainte du décor photographique de portrait empêchait probablement de construire une perspective contre plongeante qui aurait été incompatible avec la position d’une chambre photographique sur pied pour les images rapprochées. D’ailleurs, à cet égard, les choses ne sont pas si différentes d’une image à l’autre, c’est-à-dire de l’image peinte à l’image photographique. En effet, toutes les scènes photographiques qui prenaient place sous la colonnade du fond peint occupaient le lieu exact de l’escalier dans la peinture « Teatri ». En résumé, la toile peinte « Teatri » pourrait apparaître comme une métaphore du studio photographique et de son espace propre à théâtraliser, devant une toile de fond, les sujets que le photographe s’applique à mettre en scène. Le théâtre de la photographie sous la bienveillante hospitalité du décor néoclassique de la Renaissance. Voilà qui pourrait définir l’espace du studio photographique selon Kolë Idromeno.
Arriver à une telle conclusion peut paraître trop métaphorique, pourtant, une fois n’est pas coutume, la métaphore rencontre ici le réel de manière bien plus démonstrative encore. En effet, Kel Marubi, deuxième du nom, photographe contemporain de Kol Idromeno, nous a laissé un cliché apparemment assez conventionnel montrant, à la manière des photographies de classe, une congrégation de jésuites italiens posant dans une cour. Cette image est datée de 1924. Ici encore, l’examen du décor peint, disposé derrière le groupe, ouvre la porte à une meilleure intelligence de l’image photographique. Ce décor n’est rien d’autre que la peinture de Kol Idromeno intitulé « Teatri ». Le groupe d’ecclésiastiques figurant sur la photographie étant important, il a fallu ajouter à gauche de l’image un dispositif de décor qui, tout en reprenant les éléments de la toile de fond, se présente latéralement et en profondeur par rapport à ce groupe. On voit bien le positionnement de cet élément de décor ajouté. Il est un peu en biais par rapport au fond, ce qui brise la perspective, et il laisse passer des feuilles du végétal qui grimpe le long du mur latéral de la cour. Un tel dispositif suppose donc la participation du peintre lui-même pour compléter sa toile initiale.
Nous avons désormais la preuve absolue que Kol Idromeno a peint des toiles pour le studio de Kel Marubi et l’idée d’une lignée photographique shkodrane s’en trouve consolidée. Comment cette collaboration s’est-elle mise en place ? Quelle était son étendue ? Autant de questions qui restent aujourd’hui sans réponse mais qui ouvrent la perspective à de nouvelles recherches jusqu’à maintenant ignorées. Plus encore, ce cliché Marubi de 1924 conduit à conclure que si Kol Idromeno a peint des toiles de fond pour Kel Marubi, a fortiori a-t-il peint les fonds de ses propres clichés. Ainsi se démarque-t-il de la pratique commune qui, de par le monde, fait circuler des toiles peintes conformes à l’imaginaire occidental répétitif. L’interprétation proposée d’un espace esthétique et photographique (peut-être politique) construit par Kol Idromeno se trouve de la même manière tout à fait confortée. En effet, c’est bien le sujet photographique lui-même (les jésuites ici) qui se trouve en lieu et place de l’escalier central du « Teatri ». Le décor néoclassique inspiré de la Renaissance italienne vient accueillir la mise en scène théâtrale de la photographie albanaise de studio. C’est sans nul doute la direction qu’Idromeno a voulu donner à son interprétation particulière de la Renaissance artistique albanaise.
La clé des fonds peints de Kolë Idromeno semble donc pouvoir se trouver dans l’usage d’un décor en trompe-l’œil figurant une architecture néoclassique. C’est le Trecento et le Quattrocento qui inventèrent l’organisation d’un tel espace ; espace monoculaire comme celui de la chambre noire. Adepte érudit de la Renaissance italienne, Kolë Idromeno met la Renaissance artistique albanaise sous le sceau de la Renaissance italienne, comme si la photographie albanaise avait besoin de se ressourcer aux origines de la construction spatiale occidentale et d’y placer ses objets. La photographie primitive albanaise suit dans son œuvre la peinture primitive italienne. La composition de l’image photographique se fait alors le théâtre de la Renaissance artistique albanaise émanation esthétique d’une volonté de Renaissance politique plus tournée vers l’Occident que vers l’ennemi ottoman.

7) Kel Marubi : le théâtre de Renaissance albanaise

Des trois Marubi, Kel est celui dont nous possédons le fonds le plus important. Son activité aborda tous les sujets qu’un studio commercial se devait de traiter. Son œuvre recèle pourtant des photographies dont la composition ne peut pas être l’objet d’une commande banale. Ni portrait individuel ni portrait de groupe, ni publicité, ni document à caractère professionnel, ces clichés apparaissent plutôt comme de véritables mises en scène de théâtre. Les personnages y jouent un rôle spécifique et leur disposition, leurs costumes et leurs expressions obéissent à une finalité précise. Chose tout à fait notable, aucun regard ne se tourne vers le photographe, donnant ainsi un aspect plus objectif à la scène qui se déroule sous nos yeux. Si le thème de ces scénettes n’est pas toujours intelligible, il est en revanche aisé d’en déterminer les motifs de prédilection.
Ici (page ) un militaire ottoman tente de convaincre une recrue en costume albanais sous le regard indifférent de trois hommes de troupe en uniforme turc. Le geste autoritaire du recruteur rencontre une attitude de mépris hautain de la part de l’Albanais qui, littéralement, le prend de haut. Là (photo ) un soldat turc, main sur la poignée de son sabre, semble sermonner un Albanais armé d’un fusil qui sourit avec dédain. Ici encore le regard hautain de l’Albanais et sa fierté sont patents. Le sérieux du Turc, sa corpulence, sa taille, le geste du bras avec la main ouverte mais serrée, tout ce jeu de composition vaut pour une scène d’avertissement ou de conseil. Le petit Albanais en costume du nord se contente de répondre d’un sourire narquois. Dans une troisième image (photo ), un chef albanais reçoit des mains de soldats italiens un fusil. La composition intègre un civil qui semble enregistrer cette donation et il est difficile d’identifier exactement le thème beaucoup plus complexe de cette image. Mais le rôle central du combattant albanais est cependant manifeste.
En résumé, c’est la fière indépendance du combattant albanais qui constitue le thème de prédilection de ces compositions. Pour qui celles-ci étaient-elles réalisées? Ces clichés furent pris avant la déclaration d’indépendance de l’Albanie. Qui en était donc le commanditaire ? Personne n’en a la moindre idée. Par contre, il est assuré que les toiles peintes ont ici servi de théâtre à une mise en scène de la Renaissance albanaise. Car dans l’Albanie d’avant l’indépendance, le courage et l’honneur n’étaient pas de simples vertus individuelles ou privées. Ces vertus furent les puissants instruments de l’identification des régions albanophones à l’idée d’une nation unique avec son histoire, sa géographie. Elles furent louées sans relâche dans les périodiques albanistes qui se multiplièrent à partir de 1896. Elles étaient la marque d’excellence qui aurait permis au peuple albanais de sans cesse résister à l’envahisseur turc et conquérir désormais son indépendance.
On ne peut s’empêcher ici de relever un fort contraste entre différentes manières d’utiliser les décors généralistes à travers le monde. Habituellement, soit ils servaient de cadre à un rituel où les individus endimanchés venaient sacrifier à la cérémonie mémorielle de la photographie, soit ils prenaient place derrière des figures exotiques correspondant à l’imaginaire stéréotypé d’opérateurs occidentaux itinérants. Dans les deux cas, leur fonction symbolique est très proche. Ils ferment les nombreux clichés, témoignages de cette appropriation du réel qui a été une des tâches colonisatrices de la photographie depuis sa naissance. On peut voir dans les photographies d’Hyppolite Arnoux et celles de Norbert Ghisoland une sorte de modèle de ce phénomène spécifique. Les premières présentent des images de harem devant de riches décors néoclassiques avec pilastres, lambris et arcades, les secondes placent le petit peuple belge d’ouvriers et de mineurs de Frameries sous les auspices de luxueux parcs aristocratiques et d’intérieurs de châteaux avec cheminées monumentales et colonnades. En revanche, dans l’exemple albanais, c’est l’inverse qui semble s’être passé. Ce sont les idéaux albanais de l’indépendance et de la Renaissance nationale et artistique qui ont investi les décors fantaisistes et stéréotypés de la photographie occidentale. Ceux-ci sont devenus les instruments statiques d’un renouveau culturel proprement indigène. Un tel processus d’appropriation est tout à fait remarquable et paraît être un des vrais traits d’originalité de l’histoire de la photographie albanaise.
A cet égard, la photographie shkodrane se distingue tout autant de la photographie de studio ottomane des albums du sultan Abdul-Hamid II. En effet, les images de studio de ces albums obéissent à deux principes simples : les personnages vont généralement au moins par deux et le fond est généraliste. À la différence de la photographie de groupe ou de portrait de dignitaires, le couple photographié assure à chaque image le statut de type ; il permet d’éviter l’individualisation. Plus que des portraits, ces photographies sont la figuration d’idées promotionnelles et constituent des modèles de l’œuvre éducatrice et civilisatrice de l’empire ottoman envers les différentes populations qui le composent. Le cliché archétypal, si prisé en Occident, trouve ici son pendant oriental. Ainsi peut-on penser que le sultan luttait contre les stéréotypes des orientalistes en utilisant leurs propres armes et en créant lui-même une nouvelle stéréotypie.
L’utilisation des décors généralistes est le second principe de composition pour les portraits en pied. Comme nous les rencontrons dans les photographies orientalistes, nous les rencontrons sous l’objectif des photographes ottomans. Cependant, il existe une différence de taille dans l’utilisation de ces fonds standardisés. Leur usage est fait à contre-emploi pour revendiquer une vision autonome de la réalité orientale. Le fond généraliste est là pour promouvoir une idée d’unité et d’indépendance afin de lutter contre les stéréotypes occidentaux sur la culture ottomane. Mais, cette appropriation des décors généralistes est ici tout à fait paradoxale. Comment distinguer les images prises par Sebah ou les frères Abdallah à destination du commerce international et celles qu’ils prirent pour mettre en valeur l’originalité de la culture ottomane ? C’est ici que l’on mesure l’inégalité des deux civilisations en conflit puisque l’effort déployé par Abdul-Hamid II pour singulariser la culture ottomane en usant de l’outil photographique réduit cette même culture à une sorte de sous produit de l’outil lui-même. D’une certaine manière, Kel Marubi évite cet écueil en théâtralisant ses images, c’est-à-dire en les charpentant d’une structure narrative forte. Aussi forte que le fut l’organisation esthétique des fonds chez Kolë Idromeno.
Cette structure narrative, nous la rencontrons de nouveau dans d’autres images de Kel Marubi comme dans ces deux scènes photographiées réputées des années 1910-1915. Sur la première image (photo…) Kel Marubi, à gauche, est accompagné de deux amis : Mati Logoreci et Lugj Gurakugji. Une discussion semble opposer Mati Logoreci et kel Marubi. Ce dernier fait un geste de conviction que Logoreci accueille avec un léger recul du buste. Les regards se défient. Entre les deux protagonistes, Lugj Gurakugji, les bras croisés, assiste en spectateur à l’échange. Peut-on savoir l’objet d’un tel dialogue ?
Mati Logoreci est né en 1867. Originaire de Shkodra, il fut formé comme instituteur à Trieste. Il enseigna à Prizren puis à partir de 1907 à Shkodra. Dans le milieu catholique du Nord de l’Albanie, défenseur de l’albanité et du développement de la langue albanaise, il était le seul laïc. Sa réputation d’athée et de révolutionnaire lui valurent quelques ennuis avec le consul austro-hongrois Kral. Lugj Gurakugji, quant à lui, était le fils du secrétaire du consulat italien. Il avait fait ses études à Naples comme boursier du gouvernement italien après avoir fréquenté le collège San Demetrio Corone, en Calabre. Il collaborait au journal « Drita » et entretenait des contacts étroits avec des Tosks (Albanais du sud) et les milieux « arbëresh » (albanais installés en Italie depuis…). Lorsque, le 1er décembre 1909, l’Ecole normale d’Elbasan ouvrit ses portes pour former des maîtres capables d’enseigner l’albanais, il fut l’un des six premiers enseignants.
Tous trois incarnent l’influence italienne et catholique dans l’activisme du nord de l’Albanie en opposition à l’autorité ottomane. En automne 1908, les trois personnages de cette photographie fondèrent le « club de la langue albanaise », composé presque exclusivement de jeunes catholiques éduqués. Cette photographie date donc très probablement de cette année-là et symbolise la création d’un club voué à l’adoption d’une langue albanaise unique, écrite en alphabet latin et enseignée à tous les Albanais, Tosk ou Gegë. La langue, pour les albanistes, était vue comme socle commun de la nation.
Sur la seconde photographie (photo), Kel Marubi semble instruire trois amis au maniement du fusil. Les quatre personnages ont revêtu l’habit traditionnel albanais et sont représentés en combattants. L’image nous reste, pour le détail, assez énigmatique. Elle nous permet cependant de constater que, jointe à la première, ces deux clichés incarnent les deux phases complémentaires de l’opposition à l’Empire ottoman : le combat sur le terrain des idées et le combat des armes. Ce sont bien ces deux luttes qui structurèrent l’histoire de l’indépendance albanaise.
Dans de nombreuses photographies de studio en Albanie, la diversité des costumes signe l’occidentalisation du pays. Cette répartition des costumes recoupe généralement une différence générationnelle. Les plus jeunes sont habillés à l’occidentale, les plus vieux à l’orientale (photo). Ces images sont donc des témoignages d’un fait enregistré par les photographes et non le résultat d’une mise en scène délibérée. Tout au contraire, les deux photographies de Kel Marubi que nous venons d’évoquer font de l’alternance des costumes le résultat d’un choix.
Le photographe ottoman Ali Sami Aközer (1866-1936) avait lui aussi fait du costume un accessoire significatif de ses images. Formé par l’Académie militaire du sultan Abdul-Hamid II, Ali Sami Aközer tient une place toute particulière parmi les photographes ottomans. Diplômé en artillerie de l’Ecole Impériale d’ingénieur en 1886, il enseigna la peinture et la photographie dans cette même école avant de devenir photographe du Palais et d’accompagner le sultan dans ses visites officielles à partir de 1899. Comme photographe militaire il participa à l’élaboration des fameux albums d’Abdul-Hamid II. En plus de ses photographies officielles, Ali Sami Aközer nous a laissé une série de photographies fortement théâtralisées d’une facture plus personnelle et tout à fait originale.
Parmi celles-ci, deux clichés montrent la fille de Hoca Ali Rıza d’Üsküdar, Hamide. L’un est daté de 1900, l’autre de 1905. Sur le premier, Hamide porte les vêtements turcs traditionnels. Sur le second cliché, Hamide tient dans sa main un porte-plume et c’est tout au contraire la robe occidentale qui est à l’honneur. Au premier regard on pourrait penser qu’il s’agit là d’une mise en scène des deux identités que tout ottoman appartenant à l’élite sociale se devait de concilier. En réalité, la construction photographique et ses références ne laissent aucun doute sur la prééminence occidentalisante des deux images. En effet, la première représentation montre Hamide debout dans une pose lascive qui évoque la typologie des photographies orientalistes. Ce qui ne peut être le résultat du hasard sous l’objectif d’un photographe de la culture d’Ali Sami. Ainsi, le photographe montre-t-il « l’authenticité » turque dans le cadre de référence du regard occidental sur elle.
L’utilisation des décors, ici encore, est sans ambiguïté. Décor généraliste d’extérieur évoquant la nature pour la première image. En effet, la photographie orientaliste de studio aimait ce genre de fond pour associer les types humains orientaux à l’idée d’un paradis perdu pour l’Occident, bouleversé qu’il était par le progrès et la technique. Décor d’intérieur aristocratique avec guéridon et lampadaire pour la seconde représentation. Hamide se lève délaissant son exercice d’écriture et le gros livre qui meuble la petite table.
Les images de Kel Marubi comme celles d’Ali Sami sont donc construites selon un principe commun de mise en scène. L’identité occidentale et l’identité orientale structurent la représentation, représentation dans laquelle elles s’opposent autant qu’elles se complètent. Cependant, là où le photographe turc embrasse les canons orientalistes ainsi que le cliché classique de studio, comme s’il cherchait à élaborer une image légitime de son statut social, le photographe albanais invente un espace à la fois esthétique et politique propre à servir de théâtre à la propagande albaniste dont il est lui-même un des acteurs.
En définitive, rien n’est plus éloigné que la nature de ces deux séries de photographies bien qu’elles semblent si proches par le principe de construction. Ali Sami Aközer, de manière très originale quitte le terrain des photographies officielles dont il est coutumier pour donner un espace de représentation à son intimité familiale et amicale. Ce faisant, il se réapproprie le cliché occidental de studio. Mais il élabore une image de l’élite ottomane à laquelle il appartient qui reste, de manière insidieuse, sous la coupe des valeurs esthétiques et idéologiques occidentales. Kel Marubi, quant à lui, fait de la photographie, un porte-parole de la Renaissance albanaise. Le choix des costumes dans ces deux clichés est tout à fait cohérent et révélateur. La photographie des fondateurs du « club de la langue albanaise », les montre en costume occidental, mettant en évidence les liens très forts qui les liaient à l’Italie et au catholicisme. L’autre image montre que le ressort de l’émancipation albanaise de l’Empire ottoman passe par une refondation de l’identité albanaise en une nation fière de ses racines. Les costumes traditionnels sont là pour indiquer clairement cette refondation.
Il est à noter qu’entre le père adoptif et le fils, il semble y avoir une différence de nature quant au traitement symbolique des images. Bien évidemment, Kel Marubi, comme Kolë Idromeno, eut une activité  commerciale qui intégrait la production de cartes postales ou d’images types (photo) mais il n’hésita pas à politiser ses photographies et à en faire les témoins de ses propres engagements. Pjeter, peut-être en raison de ses origines italiennes, resta dans une vision plus orientaliste et quelque peu exotique des sujets qu’il mit en image. En ce sens, il était sans doute plus proche d’Ali Sami Aközer lorsqu’il faisait prendre la pose à ses modèles. 

Conclusion

La photographie, sociologiquement, assure l’unité symbolique d’une communauté. En général, il s’agit de réaffirmer l’appartenance à la famille en feuilletant les clichés d’antan dans des albums, patiemment confectionnés. L’entrée d’une nouvelle personne dans la communauté familiale invite à une relecture de ces albums, laquelle participe à son intégration. On a souvent écrit que la photographie était la mémoire de la famille nucléaire et de la perpétuation de son unité, lorsque la communauté traditionnelle rurale disparaît. Si la photographie albanaise et la photographie ottomane possèdent bien ce rôle d’unité symbolique, c’est visiblement dans deux directions distinctes.
Les 51 Albums du sultan Adbul-Hamid, en voulant assurer la promotion de l’Empire et de sa modernisation, fabriquent une unité imaginaire tout entière vouée à séduire les puissances occidentales. Les images plus personnelles d’Ali Sami Aközer, quant à elles, assurent la promotion du nouveau mode de vie des cadres de la bureaucratie ottomane et plus particulièrement de l’élite militaire à laquelle il appartenait. Il construit une identité photographique où l’assurance de la réussite sociale au sein de l’Empire se présente comme le résultat d’une sorte de syncrétisme Occident - Orient dans lequel l’officier de l’Empire place toute sa confiance. Il est cependant clair que les valeurs occidentales y tiennent une place déterminante.
Quant à la photographie de Shkodra, elle suit l’avènement d’une nouvelle unité de la communauté, autrement dit celui de l’unité nationale. Elle accompagne la Renaissance artistique et nationale albanaise au cours de sa gestation dans son combat qui conduira à l’indépendance. Depuis le milieu du XIXème siècle, tous les efforts convergeaient vers la construction d’une identité albanaise capable de structurer un sentiment national cohérent pour combattre les turcs et les voisins balkaniques. Les disparités étaient nombreuses : linguistiques, confessionnelles, coutumières, régionales, villageoises… La littérature livresque ou journalistique s’est employée à construire patiemment le profil unitaire de l’Albanais. À Shkodra, les premiers Marubi et leur contemporain Kolë Idromeno proposèrent une interprétation photographique de l’unité nationale albanaise qui, sans renier son appartenance orientale, plonge ses racines dans l’occident catholique et sa culture, anticipant ainsi un destin européen.