20110205

La Laïcité et les laïcités

ITW de Jean Baubérot

Kerim Uster
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    Le débat sur la laïcité est loin d’être clos en Europe. Il ne l’est sans aucun doute pas plus ailleurs. Mais justement, il convient de ne pas oublier que nul ne s’entend vraiment sur le sens à donner au terme « laïcité ». Entendons par là, non pas que le terme même soit ambigu, mais que l’histoire, le contexte, la constitution de chaque pays l’a traduit différemment, dans les discours comme dans les actes. Dans un premier temps, l’important est que chacun accepte déjà de faire l’effort de s’expliquer sur le contenu qu’il impose à l’idée de laïcité, et simultanément, d’entendre ce que chaque autre propose. Viendra ensuite le temps de la discussion. Jean Baubérot fait ici un point partiel sur la question.

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In Europe, the question of secularism is far from being resolved.  From an inventory standpoint, we should not talk of “secularism” but “secularisms” in Europe.  Debates should occur according to this logic, if only to link these different secularisms with one another.  Jean Beaubérot, in the interview below, makes us reflect on this issue from the perspective of Europe’s “margins”, namely the Turkish example, which will undoubtedly be hugely influential on the liberated Arab countries’ constitutions.
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Il dibattito sulla laicità è lungi dall'essere concluso in Europa. E sicuramente non piu altrove. Ma appunto, non va dimenticato che nessuno ha capito il significato del termine "laicità". Con questo cerchiamo di dire, non che il termine è ambiguo, ma che il contesto della storia, la costituzione di ogni paese si è tradotta in un modo diverso nel linguaggio e nei fatti. In un primo tempo, la cosa importante che tutti devono accettano già di  fare lo sforzo di spiegarene la nozione di laicità, e nello stesso momento, di sentire ciò che ogni altra persona offre. Poi viene il tempo per la discussione.  

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Kerim Uster : Vous avez déclaré lors du débat sur le port de la buqua que l'Etat n'avait pas à se mêler de « ce qui et bon ou mauvais » pour les citoyens. Cela veut-il dire que l'Etat, en Turquie, n'a pas son mot à dire concernant le port du voile dans les universités ?
 
Jean Bauberot : La laïcité, c'est avant tout la liberté. Je ne dis pas qu’elle n’a pas de limites. Néanmoins, je pense qu'en Turquie les femmes devraient avoir le droit d'entrer dans les universités avec un voile. En même temps, les turcs souhaitant, par exemple, boire du vin doivent aussi avoir la liberté de consommer cela aux quatre coins de la Turquie. Les sociétés modernes doivent de plus en plus s’habituer à accepter les différences. Ainsi dans des villes telles que Paris ou Istanbul, des femmes portant des jupes et des femmes portant le voile doivent s'accepter et vivre ensemble. Il ne faut pas voir une femme voilée comme une terroriste et voir la femme portant une jupe comme une fille perdu. La laïcité, c'est avant tout créer les conditions du vivre ensemble.
KU : Lorsqu'on parle de la laïcité, on pense avant tout à la séparation de l'Etat et des Eglises. Pourtant, vous dites que cet élément n'est pas l'élément central de la laïcité ?
 
JB : Il faut distinguer entre les moyens et les finalités de la laïcité. En effet, le philosophe français, Ferdinand Buisson, définit la laïcité  comme « la neutralité de l'Etat à l'égard des Eglise » mais en vue d'assurer la liberté de conscience et l'égalité des citoyens. Ainsi, les finalités de la laïcité sont plus importantes que les moyens de la laïcité. Or, la séparation de l'Eglise et de l'Etat n'est qu'un moyen. L'important est d'assurer la liberté de conscience et l'égalité des citoyens.
 
KU : Quelles limites de la laïcité dans ce cas ?
 JB : La limite réside dans l'établissement d'un équilibre entre les finalités et les moyens de la laïcité qui se résume en quatre critères : la liberté de conscience, l'égalité des citoyens, la séparation de l'Eglise et de l'Etat et la neutralité de l'Etat.
KU : Vous préférez parler des laïcités davantage que de la laïcité ?
JB : Oui, tout à fait. Je ne crois pas en un modèle unique et universel de la laïcité. Certes il faut atteindre un certain équilibre entre les 4 critères dont je vous ai parlé. Néanmoins, chaque laïcité a sa propre réalité et se définit par rapport à sa propre histoire ainsi que par rapport à son propre contexte. Par exemple, la France a un modèle d'Etat centralisé alors que l'Angleterre a une construction plus adaptée au pluralisme. Du coup, ce ne sont pas les mêmes règles du jeu pour les deux pays. Aux Etats-Unis, la séparation de l'Eglise et de l'Etat existe depuis 1791. Cela dit, la religion étant très présente dans la société civile, les hommes politiques se permettent de faire des références à la Bible.
KU : Revenons à la laïcité turque. Il existe en Turquie un ministère des affaires religieuses (le Diyanet) lié au Premier Ministre. L'existence de ce ministère constitue-elle une atteinte à la laïcité ?
JB : Il y a là un problème dans la mesure où l'existence de ce ministère signifie que l'Etat contrôle la religion. Un autre problème réside dans le fait que ce ministère repose sur l'islam sunnite. Ainsi, en Turquie, on observe une laïcité à deux vitesses : l'Etat est indépendant à l'égard de la religion mais la religion n'est pas indépendante à l'égard de l'Etat.
KU : Quelles sont les particularités de la laïcité turque ?
JB :  La laïcité turque est originale. Elle a permis d'intégrer la Turquie dans la modernité sans la mettre sous la dépendance de l'Occident. En effet, le fait que la Turquie se soit inspiré de pays européens tels que la France lui a permis d'échapper à la colonisation.
  
KU : Vous décrivez la laïcité turque comme une « laïcité autoritaire ». Ces deux termes ne sont-ils pas contradictoires ?
JB : Je vous ai bien dit que la laïcité turque était originale. Du point de vue du droit des femmes, par exemple, la laïcité turque a contribué à la démocratisation du pays. Les femmes ont obtenu le droit de vote dans les années 1930. On peut même dire qu'à ce sujet la laïcité turque a évolué plus rapidement que la laïcité à la française. Cela dit, cette laïcité s'est aussi organisée pendant longtemps autour d'un parti unique et du contrôle de l'armée. Il s'agit donc d'une laïcité contradictoire : elle a, d'une part, contribué au processus de démocratisation tout en le limitant, d’autre part.
 
KU : Depuis l'arrivée au pouvoir du parti AKP, un certain nombre de turcs craignent la « disparition » de la laïcité en Turquie. La laïcité turque est-elle en voie de disparition ou est-elle en cours de redéfinition ?
 
JB : Je ne peux pas répondre clairement à cette question. Il y des rumeurs comme quoi certaines mairies interdiraient en Turquie la consommation d'alcool. En même temps, force est de constater que le sort des minorités s'améliore en Turquie. De loin, malgré ses points faibles, je pense que dans l'ensemble la laïcité turque évolue bien.
KU : Pourtant, certains hommes politiques continuent d'insister sur l'incompatibilité de l'Islam et de la démocratie ?
JB : Cet argument n'est pas sérieux. Une religion ne vit pas toute seule, elle vit à travers ses croyants et évolue par conséquent en fonction d'eux. L'Islam a pendant longtemps vécu avec le califat. Mais il a aussi prouvé qu'il pouvait vivre sans. Par ailleurs, rappelons que le pluralisme existant sous l'Empire ottoman n'existait en aucun cas dans le monde chrétien. D'ailleurs, pour moi, le système des millets de l'Empire ottoman figure dans ce que j'appelle la « préhistoire de la laïcité », car il a contribué à l'émergence de la laïcité. En effet, il était, par exemple, beaucoup plus facile d'être juif sous l'Empire Ottoman que d'être juif en France. D'ailleurs, rappelons qu'au XIX° siècle, les défenseurs de la laïcité prenaient pour exemple le pluralisme de l'Empire ottoman. Ils défendaient l'idée selon laquelle  l'Islam était une religion plus ouverte et moins dogmatique que le christianisme.