20110210

Editorial

Dans ce numéro 2 de l’année 2011, nous ne ferons pas le récit des jours qui ébranlèrent la Tunisie d’abord, l’Egypte ensuite, et qui vont sans doute encore secouer longtemps le monde méditerranéen – cet éditorial une fois publié sera déjà en retard -, en obligeant d’ailleurs l’Europe à modifier sa conception du monde. Les femmes, les hommes, les enfants de ces démocraties en cours de constitution doivent raconter eux-mêmes comment et pourquoi ils ont manifesté obstinément et victorieusement, combien ils ont soufferts durant des années sous diverses autocraties et à quoi ils aspirent. C’est à eux d’expliquer aussi comment ils ont réussi, progressivement, à mettre en place une opinion publique suffisamment forte pour affronter les propagandes. Ils ont devant eux un travail, social et politique, colossal à accomplir, des décisions à prendre, qu’aucun modèle antérieur de révolution n’a inspiré et ne pouvait inspirer, sauf, sans aucun doute, une indignation constante enfin aboutie et un idéal de droit.
            Mais pour revenir à nous, et par là même à la position propre du Spectateur européen, outre le soutien philosophique et moral que nous pouvons apporter à tous les mouvements qui émancipent les humains, nous devons nous interroger au moins sur quatre points qui définissent notre attitude par son extériorité aux événements.
            D’une part, nous devons entreprendre l’examen sérieux de la position que nous avons à adopter vis-à-vis de ces révolutions, pour nous d’abord, en effet, « extérieures ». Cette fois, nous sommes essentiellement spectateurs d’une histoire en cours, à laquelle nous n’avons participé que par médias/images interposés ou contacts amicaux entretenus par courriels ou téléphone. Mais que signifie justement « être spectateur de l’histoire » ? Et de quel type doit être ce spectateur ? Lorsque Immanuel Kant, au 18° siècle, élabore le concept de cette posture, il occupe formellement la même position que nous (il regarde de loin la Révolution française). Pour lui, dans le fait d’être spectateur de cette histoire en cours, « il s’agit seulement de la manière de penser des spectateurs qui se trahit publiquement dans ce jeu de grandes révolutions et qui, même au prix du danger que pourrait leur attirer une telle partialité, manifeste néanmoins un intérêt universel […] » (Conflit des Facultés). Ce spectateur fait preuve d’une sympathie d’aspiration qui frise l’enthousiasme à l’égard de l’événement entrevu. Et c’est cette sympathie du spectateur qui décide de la disposition morale du genre humain.
A nous de nous poser maintenant la question : cette position du spectateur efface-t-elle vraiment la différence entre acteur et spectateur ? Et si oui, le spectateur ne peut-il, ne doit-il pas aussi agir, quoique autrement ? Certes, des rapprochements fructueux entre l’acteur et le spectateur ne peuvent avoir lieu si on ne distingue pas rigoureusement entre eux et si on ne différencie pas des types d’action. Il reste que le spectateur a bien aussi à sa disposition un terrain d’intervention à déployer : chez lui, dans sa maison, là où on mystifie la mobilisation des « autres » ; là où on maltraite leurs actions ; là où on voit se redessiner d’anciennes tensions, qu’il faut évidemment discuter.
            D’autre part et de ce fait, nous devons apprendre immédiatement à contrer, chez nous, les propos déplacés, les méconnaissances, les ruminations des discours malséants. Autrement dit, la position du spectateur de l’histoire ne saurait être passive dès lors qu’il se penche sur son propre présent (local et momentané) et sur les conditions qui sont faites, aux « autres », chez lui (images, réalités, fictions médiatiques, enrôlement dans des problèmes locaux, modes de discours). Et ceci doublement. Les conditions qui sont faites sous ses yeux aux « autres » dont une partie est exilée chez lui. Et, les conditions qui sont faites aux « autres » chez eux par nos propres propos, dès lors notamment que nous adoptons sans réfléchir la langue des pouvoirs : « menées subversives » à la place de « mouvements révolutionnaires », « saboteurs et casseurs » pour « citoyens », « développement » pour « pillage et népotisme », « ascension sociale » à la place de « chômage des jeunes diplômés », …
            D’un autre côté, il est nécessaire, et Le Spectateur européen tente sans cesse d’y contribuer, de revenir sur un certain nombre de mythes diffusés depuis longtemps et structurant notre rapport « européen » au monde. Sur ce plan, c’est notre idée de l’Europe qui est constamment interrogée et que nous avons à affiner. Loin d’avoir à céder aux discours identitaires et aux propriétés des Etats, aux langages de l’intérêt, de la géostratégie et du commerce, notre Idée de l’Europe doit être ouverte, le plus largement possible, à tout ce qui risque de la remettre en question, de l’interroger, afin qu’elle ne se dissolve pas et finisse par mourir de son auto-célébration aveugle.
            Enfin, pour élargir le débat à d’autres dimensions, occasion nous est donnée aussi de réviser les discours si nombreux et si fragiles concernant les technologies de transmission dans leurs rapports aux pouvoirs. Loin des fantasmes réactionnaires ou des exaltations technologiques, ce qui a manifestement importé dans l’usage accompli des téléphones portables, d’Internet et des transferts d’images, ce sont trois éléments. Certes, l’information, et son transfert, qui fut primordiale ; mais aussi la capacité à organiser quelques manifestations grâce à l’échange rapide de décisions ; et enfin, et sans doute surtout, la possibilité d’échanger des paroles au travers desquelles des volontés se sont affermies, des propos ont pris forme et des encouragements ont été prodigués jusqu’à renforcer une opinion publique autonome.
            En un mot, ces apprentissages de notre part se combinent pour nous rappeler que la transformation du monde – cette fois par le Jasmin et l’Eucalyptus - est encore à l’ordre du jour, malgré les discours portant sur la fin de l’histoire et l’éternel dimanche de la vie. Mais ils insistent aussi sur la nécessité de souligner que l’indignation sociale ou politique ne suffit pas à changer une situation, tant qu’elle n’est pas elle-même muée en révolution.

Christian Ruby