20110108

Editorial


Ni en forme de bilan de l’année 2010, ni en forme de promesse pour 2011, cet éditorial sacrifie pourtant à la tradition des veux de bonne année. Ne laissons pourtant pas nos lecteurs sans un minimum de pressentiments nous concernant pour l’année qui vient. Elle ne se déroulera pas sans que nous reprenions en main la question de l’Europe et de ses confins. Là où le Spectateur européen demeure un pôle de croisement de soucis autour du renouvellement du commun, la double question des confins et des relations aux autres demeure une question vive. Et plutôt que de nous enfermer, comme beaucoup le demandent, dans des identités, des pessimismes béats et des caprices de conservateurs, répétons que nous choisissons de mieux articuler nos indignations afin de cerner les écarts possibles par rapport à un présent bien souvent insupportable.
Deux journalistes des Pays-Bas (Irène Van Der Linde et Nicole Segers) ont d’ailleurs publié un ouvrage bien intéressant sur les « gens des confins », notamment les frontières occidentales de l’Europe. D’une certaine manière, ils sont partis à la conquête du « bout de l’Europe ». Sur ses franges, là où finalement se joue vraiment une partie de nos réflexions. En passant par 7 pays, ils ont parcouru la longue frontière orientale de l’UE, de la Finlande à la Bulgarie, en voyageurs des marges. Ils en rapportent des perspectives centrales pour notre Observatoire des croisements des cultures européennes.
En élargissant le champ, ce sont toutes les relations entre l’Europe et les autres parties du monde qui sont à observer, dans leurs tensions, dans les drames que suscitent et entretiennent une partie de nos hommes politiques, et que nos indifférences ne relèvent pas.
Au passage, signalons un fait incontournable. Un rédacteur de la revue en ligne Non-fiction, à partir du livre de Sabine Saurugger, Théories et concepts de l’intégration européenne (Paris, Presses de Sciences Po.), remarque en effet ceci à propos de l’Europe : L’Union européenne est devenue depuis les années 1990 un objet d'étude de premier plan pour la science politique. Les EU studies ont le vent en poupe et cela se ressent en terme de publications d'ouvrages généraux sur le sujet. A la traîne par rapport aux publications anglo-saxonnes, la science politique française comble son retard depuis ces deux dernières années.

And now, a little message which comes from Poul Nyrup Rasmussen (beginning in number 4, 2010) : It is no exaggeration to say that, these days, messages of solidarity, hope, or a collective solution to individual problems, have a hard time keeping their heads above water. Media outlets, particularly in their conglomerated, »synergized« form, have little time for such notions of togetherness. What sells is the idea of the individual. The lodestones are choice, freedom, and unfettered competition, or shock-horror stories, which are freakish statistically as well as in factual detail, and then become magnified as a general threat.
First, there is a deep-seated malaise among the people of Europe with regard to representative politics in general. This sense of disillusionment is something that affects the left more than the right. The more people become disinclined to vote or participate in politics, the less representative politics becomes. Democrats cannot hope to make electoral inroads with a model which yields only 50 percent or less of the electorate vote.

Ch. R.

20110107

Netzkommunikation

            Eine Netzkommunikation könnte Forscher helfen. Das Wissenschaftsjournal « Nature » betrieb ein Netzwerk. Der Forscher Ijad Madish, Berlin, hat eine andere Idee verwirklicht. Vor zwei Jahren gründete der Virologe das Startup Researchgate, ein Online-Netzwerk fur Forscher. Eine Art Facebook des Wissens.
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            Facebook est le réseau sans frontière le plus connu. Mais il en existe d’autres. Notamment au niveau des savoirs. La revue Nature entretient un réseau de ce genre. Un chercheur de Berlin en a inventé un autre qui prend désormais de l’ampleur. Un réseau professionnel gratuit.
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Facebook is the most famous borderless network.  However, there are others, especially those regarding knowledge.  ‘Nature’ magazine, for example, nurtures such a network.  A scientist from Berlin has also recently invented one that keeps growing in magnitude; a free professional network.
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            Facebook è la rete senza limiti piu conosciuta nel mondo. Ma ne esistono altri. In particolare al livello delle conoscienze. La rivista Nature mantiene una rete del genere. Un cercatore di Berlino ne ha inventata un altra che non fa altro che ingrandirsi. Una rete professionale gratuita.
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            Sınırsız ağ dediğimizde ilk olarak Facebook akıllara gelir. Ancak başka ağlar da yok değil. Özelikle bilim alanında örneğin Doğa adlı dergi veya Berlinli bir araştımacı tarafından tasarlanan bir başka ağ önemli boyutlara ulaştı. Bunların içinde profesyonel bedava ağlar da bulunuyor.
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            Eine Netzkommunikation könnte Forscher helfen. Das Wissenschaftsjournal « Nature » betrieb ein Netzwerk. Der Forscher Ijad Madish, Berlin, hat eine andere Idee verwirklicht. Vor zwei Jahren gründete der Virologe das Startup Researchgate, ein Online-Netzwerk fur Forscher. Eine Art Facebook des Wissens.
            Die Plattform soll Wissenschaftlern über Fachgrenzen hinweg die Möglichkeit zum Austausch bieten. Forscher können sich bei Researchgate präsentieren, Probleme diskutieren, nach Jobs suchen und vor allem ihre Arbeitsergebnisse mit denen von Kollegen aus aller Welt vergleichen. In rund 2700 Diskussionsforen diskutieren die Researchgate-Mitglieder über unterschiedlichste Aspekte ihrer Arbeit.
            Doch bei Researchgate werden nicht nur Fragen gestellt, sondern Auch fehlgeschlagene Experimente diskutiert, die sonst keiner grossen öffentlichkeit bekannt geworden wären. « Man sagt ja immer, dass man aus den eigenen Fehlern und denen von anderen lernen kann », sagt Madish. « Doch in den wissenschaftlichen Journalen werden gewöhnlich nur die Erfolgsmeldungen publiziert ».
            Der Gründer stellt sich fest, dass es im Internet kein intensiv genutzes Wissensnetz für Forscher gab, das auch über Fachgrenzen hinweg funktionierte.

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            Un réseau de communication ou de sociabilité spécialisé peut aider les chercheurs. La revue Nature entretient un tel réseau. Le chercheur Ijad Madish, de Berlin, a développé une autre idée. Depuis deux ans, le virologue a fondé la startup Researchgate, un réseau d’échange sur le net à destination des chercheurs, en Europe et dans le monde. Une sorte de Facebook du savoir.
            La plateforme offre aux chercheurs des disciplines scientifiques la possibilité de réaliser des échanges en passant au-dessus des frontières disciplinaires. Les chercheurs peuvent se présenter sur le réseau, ils peuvent discuter de problèmes, chercher des postes de travail et, avant toutes choses, comparer les résultats de leurs travaux avec ceux de leurs collègues partout dans le monde. Au sein des 2700 forums de discussion, ces chercheurs, membres du réseau, peuvent discuter des différents aspects de leur travail.
            Cela étant, dans ce réseau, ce ne sont pas seulement des questions qui sont mises en avant, mais des erreurs découvertes dans les expérimentations sont aussi prises en compte et discutées, alors qu’il est peu habituel de faire part de ce genre de choses. Et pourtant, on dit partout que « l’on apprend toujours de ses erreurs », et qu’il est salutaire d’échanger des données positives et négatives pour faire avancer la recherche, rappelle Madish. Malheureusement, dans les revues spécialisées, on ne publie jamais que les réussites et les données qui affichent des réussites.
            Le fondateur de ce réseau a rapidement compris qu’il n’existait pas, sur Internet, un tel réseau d’échange et de sociabilité, destiné aux chercheurs, permettant de surmonter les barrières, les frontières et les a priori. 


           

20110106

Claude Lefort: A Political Biography

Dick Howard
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Claude Lefort passed away on October 3, 2010. Lefort was a political activist between 1941 until 1958,when he broke definitively with Socialisme ou Barbarie and abandoned the idea and ideology of political revolution. Then he abandoned political militantism, but he never ceased his passionate interest in politics whether at home or abroad. Dick Howard gives us a talk about his life and his conception of politics.
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            Claude Lefort est un philosophe connu dans toute l’Europe. Décédé il y a peu, nous avons demandé à Dick Howard, philosophe politique, de nous prêter son concours pour rendre hommage à Lefort. Il a bien voulu nous confier le texte remanié de la conférence introductive du Colloque Mémorial pour Claude Lefort à la New School for Social Research (New York), le 30 octobre 2010, dans lequel il retrace la biographie intellectuelle de Lefort. Nous donnons deux versions du texte, l’une en anglais, l’autre en français.
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            Hier eine Biografie. Claude Lefort ist am 3 October 2010 gestorben. In den Kommenden Jahren wird ihre politische Denken wenig Gelegenheit haben, aufzutrumpfen. Leider ist er wenig gekennt. In seine Leistungen, gibt uns Dick Howard einen Porträt des Claude Lefort. Lefort verfügt über ein unverkennbares Ton, und über eine sehr wandlungsfähige Leben. Was die Leser begeistert kann, ist seine Glaubwürdigkeit als philosopher.
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Claude Lefort è deceduto il 3 ottobre 2010. Fu uno dei grandi filosofi politici del XX secolo. Le sue idee si fecero sentire da per tutto in Europa, ma anche nel mondo intero. Quando Lefort guarda il suo percorso politico, il soffio che ravvivo la sua concezione del politico e chiaramente svelata. Se l’autore di questo testo tornasse oggi su questa parte della nostra storia, è per potere sopralineare quanto l’opera di Lefor – piu precisamente l’ œuvre Lefort – continua a farci riflettere sulle nostre cosidette democrazie, stabilite col tempo, incluso la democrazia al stile Francese.
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            Claude Lefort tüm Avrupa’da bilinen bir filozof. Kısa bir zaman önce hayatını yitiren Lefort’u son bir kez onurlandırmak için siyasi filozof Dick Horward’ın görüşlerine başvurduk. Değerli filozof bizler için 30 ekim 2010 tarihinde New School for Social Research’de (New York) Memorial pour Claude Lefort başlıklı sempozyomundan ortaya çıkan bir metini paylaştı. Metin, Lefort’un entelektüel biografisini kaleme alıyor. İşte bu yazıyı fransızca ve ingilizce olarak yayınlıyoruz.
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Let me begin by stressing that Lefort would never have agreed to the title given to this talk, which seems to imply that it is possible to separate the “political” aspects of his life and work from, say, the philosophical, the professorial or the private “parts” of it. Lefort never accepted the ultimately positivist vision of society as composed of distinct and autonomous spheres—the economic, the juridical, the theoretical or the aesthetic…-- that are recomposed in different ways by different political regimes. He surely did not think of his own life in that way.
            It is true that Lefort was a political activist between 1941 until 1958,when he broke definitively with Socialisme ou Barbarie and abandoned the idea and ideology of political revolution (1). But during those same years he wrote the essays that were later collected under the title broad-based title, Les formes de l’histoire (subtitled essais d’anthropologie politique), as well as those that he modestly titled Éléments d’une critique de la bureaucratie. Although he abandoned political militantism, he never ceased his passionate interest in politics whether at home (the 1978 Common Program of the communist and socialist parties, Eurocommunist illusions or the refusal of Jacques Delors to run for the presidency in 1995) or abroad (in Eastern Europe, of course, but also in the mid-East and Latin America). Nor are his polemics directed solely at “political themes,” denouncing philosophical modes (from Sartre to Althusser to the so-called New Philosophers), while defending the capacity of art to unveil the lineaments of reality (Blanchot, or Rushdie’s Satanic Verses). It is not surprising that Lefort’s 1976 introductory essay to the journal Libre (2) was titled “Maintenant” or that the collection of 60 years of his previously uncollected writings is called Le temps present, Écrits 1945-2005. In his brief introduction to this 1000 page volume, he explains that it “bears witness to his concern to disclose (déceler) the appearance of the unexpected, of that which is a signature of the present moment” (3).
            When Lefort does reflect on his political parcours, the breadth of his vision of the political is clear. In the Preface to the 1979 re-edition of Éléments…, written after the critique of totalitarianism had finally penetrated even orthodox leftist circles—in part due to Lefort’s essay on Solzhenitsyn, Un homme en trop (1975)—he denounces three false political implications of that critique that, I think, retain their actuality today: a) that the values of the West have to be defended against the totalitarian threat; b) that West and East are both dominated by states and thus differ only in degree; and c) that the resources needed for resistance cannot be found in the miserable spectacle of politics by only in the individual’s heart, or in heaven. He recalls his own self-critical path away from the ideology of revolution and the weight of Marxism (which he refuses to identify with the thought of Marx (4)) to explain how he escaped this binary mode of thought.
Lefort explains more fully his parcours in the Afterword to the 1970 edition of Éléments…under the title “Novelty and the Attraction of Repetition.” Influenced by Castoriadis’ idea of bureaucratic capitalism, Lefort tried to develop a Marxist critique of the Soviet Union. He then elaborated a Hegelian-Marxist vision of the proletariat as a political subject that would step-by-step overcome its own alienation until, finally, it recognized that its own bureaucracy was its true oppressor. His phenomenological account of “L’expérience prolétarienne” and his polemic with Sartre was encouraged by the Hungarian revolution of 1956 when workers not only revolted by invented new forms of self-organization. On the other hand, the political experience of Socialisme ou Barbarie led him to understand that however pure the party, it would inevitably lead to bureaucratic domination over those whose liberation it sought. He recognized that “[i]t is when we taste the bitter delight of overthrowing our first theses that we are the most prisoner of their principles.” That is the attraction of repetition, whose actual appeal is illustrated by the Euro-communist inability to see the new possibilities that had emerged in the Prague Spring. Lefort doesn’t exempt himself from this temptation, criticizing his own lack of “audacity” during his parcours. Why then publish these essays? Why not join Wittgenstein and “throw away the ladder”? “It is clear,” he concludes, “that for me these essays are far from realizing their goal. My hope is that the reader finds in them what I’ve found: an incitation to continue.”
Lefort turned next to Machiavelli, whose concentration on the primacy of political power seemed to offer a replacement for Marx’s stress on the primacy of the forces of production. It is here, in 1972, that Lefort first developed his concept of the oeuvre and its travail as both instituting and instituted. What Lefort learned from his reading of Machiavelli is that the supposed “realist” recognizes the symbolic role of power (5). More important, he recognized that the political is not in society but rather that it is a dimension of society. And, more precisely, the weight of this insight becomes fundamental in a democratic society. This theoretical shift will be discussed by others today; in the present context, its “political” antecedents are important.
Lefort had overcome the attraction of “repetition” when May ’68 burst out. With Castoriadis and Edgar Morin, he published in June La Brèche, the first book to propose an analysis of the “events.” This effort to identify the new reappears in “Maintenant,” the introductory essay to the journal Libre, in which he joined Castoriadis before a final rupture separated them again (6). This context makes clear that, despite the fierce independence of his thought, Lefort is very much in the French tradition of the powerful essayist who is an homme des revues. In addition to Socialisme ou Barbarie, he was been an editor of Textures (1971-75), Libre (1977-80), and Passé-Présent (1982-1984). Most of his books are collections of essays, a literary form that seems particularly fit for democratic societies because, like the parcours traced in Élements, it incites the reader to go beyond what is written on the page by challenging what appears there (7).
What then is the upshot of Lefort’s political biography. I have alluded already to the popular reception in France of Lefort’s critique of totalitarianism, and to his rejection of its simplified and anti-political applications by the so-called New Philosophers and other epigones. But the dialogue of repetition and the new remains although its form—like the forms of ideology analyzed in a path-breaking article of 1974--changes. For example, when an interviewer suggested to him that Solzhenitsyn was a reactionary and for that reason not to be taken seriously, Lefort insisted that “supposing he is a reactionary, that doesn’t prevent him from giving a correct account of Soviet society, at least of his experience.” Similarly, the preachers of radical correctness who reduce the political to politics, and politics to binary thought are unsure what to make of Lefort’s returns to 19th century liberal thought (Tocqueville, Guizot, Quinet and of course Michelet). They forget that Writing. The Political Text and the Essais sur le politique, XIX-XX siècles where these essays are collected also contain repeated interrogations of Marx and of Machiavelli, oeuvres whose sense cannot be exhausted in a single reading because they interrogate the present in the same moment that it turns to them with its own questions. Perhaps Lefort sums up best his own parcours in the title of a book published in 1999, Complication, which is another “return,” this time to the question of communism itself (8). Challenging the ideocratic interpretations of François Furet (Le passé d’une illusion) and Martin Malia (The Soviet Tragedy), Lefort makes clear that the symbolic character of power does not deny its material reality, and that understanding the political does not exclude interpreting politics at its most sordid. But, returning to 60 years of debates about the nature of communism, Lefort makes clear as well that those who concentrate only on the sordid (who were its critics) in their turn avoid the “complication” essential to political thought. In a word, ideas cannot stand on their own feet.
Claude Lefort passed away on October 3, 2010. While the French press marked the occasion with pages of praise of one of the great thinkers of the century, the American and German media were silent (with the exception of a small obituary in the TAZ). A brief anecdote may help to understand this neglect. When Lefort received the Hannah Arendt Prize given by the city of Bremen in 1998, I was asked to deliver the Laudatio. At the outset of my presentation, I asked why they needed to bring an American to Germany to praise a French thinker. Franco-German relations were current in most fields. Reflecting on the question, I suggested three reasons for the neglect (9). First, Lefort was a critic of totalitarianism who did not treat its relevance as belonging only to the past, even after the Fall of the Wall in 1989. Second, given German history, political theory has to give a uniquely positive—not a “complicated”—picture of democracy. Third, German political theory tends to be overwhelmingly sociological in its orientation. For these three reasons, I suggested, the political parcours of a self-critical thinker like Lefort fits ill within the framework of German self-understanding. I wonder today how well Lefort’s political thought fits its American cousin?


[1] His commitment was not just academic or polemical. He explains that already in 1941 he had organized resistance to the Occupation in 1941, giving him hope that in spite of his disagreements with the prevailing views of the Trotskyites, he could mobilize support for his political views. Later, when he left Socialisme ou Barbarie definitively, in 1958, he joined other comrades to create a journal for workers’ self-expression called ILO (Informations et liasons ouvrières). When this project came to naught, he joined a discussion group called the Cercle Saint-Juste, where he rejoined Castoriadis, Vidal-Naquet, Vernant, Chatelet and others in discussions of Greek history and the French Revolution.
2 The editorial committee of Libre was composed of Miguel Abensour, CorneliusCastoriadis, Pierre Clastres, Marcel Gauchet, Claude Lefort and Maurice Luciani. The journal, which appeared twice yearly, was subtitled “Politique-anthropologie-philosophie.”
3 “souci de déceler ce qui advient, ce qui se fait signe du temps present.”
4 Comparing his own attitude toward Marx to that of Castoriadis, in the interview with the Anti-Mythes, Lefort asserts that “Castoriadis’ critique not only of Marxism but of Marx is fully justified.” But, he continues, Castoriadis doesn’t admit what his critique itself owes to Marx: “His desire to desacralize Marx… which is wholly legitimate, leads him to accentuate his break with Marx.” Lefort, who has returned again and again to Marx—perhaps most impressively in “D’une forme d’histoire à une autre” and in the rereading of the Manifesto—sees in this attitude “the illusion of knowing what Marx is doing” which is a displaced version of the illusion that there can be an ultimate knowledge of society…” which can be used to control it and overcome its divisions.
5 C.f. Miguel Abensour’s reconstruction of the two distinct moments of Lefort’s critique of totalitarianism based on this distinction, in La démocratie à l’oeuvre. Autour de Claude Lefort, edited by Claude Habib and Claude Mouchard (Paris: Editions Esprit, 1993), pp. 79-136.
6 During the time of Libre, Lefort joined with Clastres, Gauchet and Abensour in a collective study-group that produced a re-edition of Étienne de la Boétie’s Discourse on Voluntary Servitude, touching another theme that remained central to his political thought, reapparing for example in his 1999 book, Complication to explain the acceptance by party members of their subordination to the leadership.
7 C.f., the essay “Democratie et l’art d’écrire” in Écrire. A l’épreuve du politique, whose title suggests that writing itself is the test of the political. Unlike nearly all of the leading thinkers of his generation, Lefort never accepted offers by friends or editors to produce the kind of biographical dialogue that popularize the conceptual apparatus that he has developed. Worth noting, however, is his essay “Philosopher?” whose interrogative title is significant. Lefort suggests that his true ambition was to be a writer (in op. cit.).
8 The English translation is Complications. Communism and the Dilemmas of Democracy, translated by Julian Bourg with a Foreword by Dick Howard (Columbia University Press, 2007).
9 Text printed in Festschrift zur Verleihung des Hannah-Arend-Preises für politisches Denken 1998 (Bremen: Boll Stiftung

20110105

Claude Lefort : une biographie politique (1)

Dick Howard
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Claude Lefort passed away on October 3, 2010. Lefort was a political activist between 1941 until 1958,when he broke definitively with Socialisme ou Barbarie and abandoned the idea and ideology of political revolution. Then he abandoned political militantism, but he never ceased his passionate interest in politics whether at home or abroad. Dick Howard gives us a talk about his life and his conception of politics.

            Claude Lefort est un philosophe connu dans toute l’Europe. Décédé il y a peu, nous avons demandé à Dick Howard, philosophe politique, de nous prêter son concours pour rendre hommage à Lefort. Il a bien voulu nous confier le texte remanié de la conférence introductive du Colloque Mémorial pour Claude Lefort à la New School for Social Research (New York), le 30 octobre 2010, dans lequel il retrace la biographie intellectuelle de Lefort. Nous donnons deux versions du texte, l’une en anglais, l’autre en français.

            Hier eine Biografie. Claude Lefort ist am 3 October 2010 gestorben. In den Kommenden Jahren wird ihre politische Denken wenig Gelegenheit haben, aufzutrumpfen. Leider ist er wenig gekennt. In seine Leistungen, gibt uns Dick Howard einen Porträt des Claude Lefort. Lefort verfügt über ein unverkennbares Ton, und über eine sehr wandlungsfähige Leben. Was die Leser begeistert kann, ist seine Glaubwürdigkeit als philosopher.

Claude Lefort è deceduto il 3 ottobre 2010. Fu uno dei grandi filosofi politici del XX secolo. Le sue idee si fecero sentire da per tutto in Europa, ma anche nel mondo intero. Quando Lefort guarda il suo percorso politico, il soffio che ravvivo la sua concezione del politico e chiaramente svelata. Se l’autore di questo testo tornasse oggi su questa parte della nostra storia, è per potere sopralineare quanto l’opera di Lefor – piu precisamente l’ œuvre Lefort – continua a farci riflettere sulle nostre cosidette democrazie, stabilite col tempo, incluso la democrazia al stile Francese.

            Claude Lefort tüm Avrupa’da bilinen bir filozof. Kısa bir zaman önce hayatını yitiren Lefort’u son bir kez onurlandırmak için siyasi filozof Dick Horward’ın görüşlerine başvurduk. Değerli filozof bizler için 30 ekim 2010 tarihinde New School for Social Research’de (New York) Memorial pour Claude Lefort başlıklı sempozyomundan ortaya çıkan bir metini paylaştı. Metin, Lefort’un entelektüel biografisini kaleme alıyor. İşte bu yazıyı fransızca ve ingilizce olarak yayınlıyoruz.


            Commençons par souligner que Lefort n’aurait jamais avalisé le titre donné à ce propos, titre qui semble induire une séparation envisageable entre les aspects proprement « politiques » de sa vie et de son travail, et toute la richesse philosophique, professorale et privé de son existence. Lefort récusait foncièrement la conception positiviste d’une société vue comme en survol et composée de sphères distinctes et autonomes – l’instance économique, juridique, théorique et esthétique, ... – qui seraient recombinés autrement à chaque fois par des régimes politiques différents. Et, faut-il ajouter, il ne considérait pas sa propre existence sur ce modèle positiviste qui sépare des domaines de l’existence, comme s’il n’y avait qu’un rapport extérieur et fortuit entre sa vie sociale, politique, culturelle... Étudiant de Merleau-Ponty, Lefort restait phénoménologue.
            Néanmoins, Lefort fut un militant politique entre 1941 et 1958, au moment où il rompait définitivement avec Socialisme ou Barbarie, et abandonnait l’idée et l’idéologie d’une révolution politique qui mettrait fin à toutes les contradictions de nos sociétés démocratiques. Durant ces mêmes années, il écrivit les essais plus théoriques qui furent ensuite réunis sous un titre résumant bien l’étendue de ses réflexions : Les formes de l’histoire, Essais d’anthropologie politique (1978). De la même période datent les essais politico-philosophiques qu’il a lui-même plus modestement intitulés simplement des Éléments d’une critique de la bureaucratie (1971, poche 1979). Ce dernier livre décrit sa lente déception de la pensée « révolutionnaire » et sa découverte du pouvoir, et des ambigüités de la démocratie (2).
            Cela étant, bien qu’il ait abandonné la voie du militantisme, il n’a jamais restreint sa passion pour la politique, que ce soit à propos de son pays (essais par exemple en 1978, au regard du Programme commun de gouvernement socialo-communiste, puis à l’égard des illusions des Eurocommunistes ou encore à propos du refus par Jacques Delors de se lancer dans la campagne présidentielle de 1995) ou pour l’étranger (l’Europe de l’Est, bien sûr, mais aussi l’Amérique latine). Chacune des polémiques analytiques conduites par lui relève de thèmes politiques, qu’il s’agisse de dénoncer des modes philosophiques (depuis celles qui tournent autour de Sartre ou d’Althusser, jusqu’à celles qui furent engendrées par les Nouveaux philosophes), ou de défendre la capacité de l’art à dévoiler les linéaments de la réalité (à propos de Blanchot ou des Versets sataniques de Salman Rushdie) (3).  
            Il n’est pas surprenant de constater que son essai de présentation de la revue Libre (1975-79), où il se retrouvait avec Castoriadis, aux côtés d’Abensour, Gauchet et Luciani, fut intitulé Maintenant, ou que la collection de ses écrits jamais repris en collection, rédigés durant 60 ans d’activité politique et théorique, soit intitulée Le temps présent, Ecrits 1945-2005 (2007). Dans sa courte introduction à ce volume de plus de 1000 pages, il explique que ce dernier témoigne de son inquiétude constante de se soucier « de déceler ce qui advient, ce qui se fait signe du temps présent ».
            Lorsque Lefort se penche lui-même sur son parcours politique, le souffle qui anime sa conception du politique est clairement mis au jour. Dans la Préface à la réédition, en 1979, des Eléments d’une critique de la bureaucratie, rédigée après que la critique du totalitarisme eut finalement pénétré jusque dans les milieux de la gauche orthodoxe – pénétration due, pour une part, à l’essai de Lefort sur Soljenitsyne, Un homme en trop (1975) -, il dénonce trois implications erronées que d’aucuns tirent de cette critique, et qui nous semblent conserver une certaine actualité :
         Que les valeurs de l’Ouest doivent être défendues contre la menace totalitaire ;
         Que l’Ouest et l’Est subissent, à quelques degrés près, tous deux la domination de l’Etat (qu’on écrit souvent avec majuscule pour éviter d’y regarder de plus près) ;
         Que les ressources nécessaires à la résistance ne peuvent être trouvées dans le misérable spectacle donné par la politique, mais seulement dans le cœur de l’individu vertueux ou moral, ou au paradis.
Afin d’échapper à ce mode de pensée binaire, Lefort fait appel à sa propre trajectoire qui a consisté à se tenir dans un double écart, vis-à-vis de l’idéologie de la révolution et du poids du marxisme, qu’au passage il refuse d’identifier avec la pensée de Marx (4).
            Lefort explicite encore mieux son parcours dans la Postface de la réédition des Eléments…, sous le titre « La nouveauté et l’attraction de la répétition ». Sous l’influence de la théorie du capitalisme bureaucratique de Castoriadis, Lefort explique qu’il a tenté de déployer une critique marxiste de l’Union soviétique. A cette fin, il a élaboré une conception hégéliano-marxiste du prolétariat comme sujet politique qui s’attache, pas à pas, à surmonter sa propre aliénation jusqu’à ce qu’il reconnaisse, en fin de compte, que sa propre bureaucratie (stalinienne) était son véritable oppresseur. Son analyse phénoménologique de « l’expérience prolétarienne », et ses polémiques avec Sartre, qui prédataient la révolution Hongroise de 1956 y trouvaient leur confirmation par le fait que les ouvriers hongrois ne se sont pas seulement révoltés mais se sont inventés de nouvelles formes d’auto-organisation.
D’autre part, poursuit Lefort, l’expérience politique de Socialisme ou Barbarie lui avait fait comprendre qu’aussi pure, innocent et transparent que se veuille le parti, il mène inévitablement à la domination bureaucratique sur ceux qu’il prétend libérer. Cette expérience lui a fait comprendre que « c’est au moment où l’on goûte l’amer délice du renversement de nos partis pris que nous nous révélons entièrement prisonniers de leurs principes ». C’est ce que Lefort appelle « l’attraction de la répétition », dont la force est illustré par l’actualité (de l’époque), à savoir l’incapacité de l’Euro-communisme de saisir les possibilités inédites qui émergent du Printemps de Prague de 1968. Lefort ne s’excepte pas de cette tentation, critiquant par la même occasion son propre manque d’audace durant son parcours de militant. Mais alors, se demande-t-on, pourquoi avoir publié ces essais sous la forme d’un livre ? Pourquoi n’avoir pas rejoint Wittgenstein et « jeté l’échelle au loin » ? « Il est certain, conclut-il, que pour moi ces essais sont loin de réaliser leur but. J’espère que le lecteur trouvera en eux ce qu’il cherche : une incitation à persévérer ». Lefort ne souhaite pas remplacer une « vérité militante » par une autre, la sienne. Le pouvoir n’est pas une chose qu’on s’approprie une fois pour toutes.
            C’est pour cela que Lefort est revenu à Machiavel, dont l’insistance sur la primauté du pouvoir politique semblait offrir un substitut à l’accent mis par Marx sur la primauté des forces productives. C’est dans ce travail, publié en 1972, que Lefort a développé son concept de « travail de l’œuvre », un rapport à la fois institué et instituant. Ce que Lefort retient de sa lecture de Machiavel est que le supposé réalisme en politique enfanté par le Florentin est obligé de reconnaître le rôle symbolique du pouvoir (5). Plus important encore, il a expliqué que la politique n’est pas dans la société ; la politique est plutôt une dimension de la société. Plus important, au sein d’une société démocratique, la politique (en tant que positivité selon la vision de la science politique) n’est qu’une dimension du politique, c’est-à-dire la manière dont une société se représente non seulement sa propre légitimité mais aussi son avenir potentiel.
            Ce n’est pas simplement le travail on ne peut plus subtile sur Machiavel qui préparait la suite. Au travers de sa propre œuvre, Lefort avait dépassé cette « attraction de la répétition » lorsque Mai 68 a éclaté. Avec Castoriadis et Edgar Morin, il a publié en juin La Brèche, le premier livre à proposer une analyse « des événements ». Cet effort pour identifier le nouveau qui advient fut élaboré dans « Maintenant », l’essai introductif à la revue Libre déjà mentionné, dernière étape d’une longue et conflictuelle collaboration avec Castoriadis qui aboutit à une rupture définitive et la mise au sommeil de la revue. Ce contexte éclaire le fait que, en dépit de la fière indépendance de sa pensée, Lefort relève bien de la tradition française de ces « hommes de revues » qui sont de puissants essayistes. En plus de Socialisme et Barbarie, Lefort a été un co-éditeur de Textures (1971-75), de Libre (1977-80), et de Passé-Présent (1982-84). Par ailleurs, la plupart de ses livres sont constitués d’essais rassemblés, une forme littéraire qui semble particulièrement convenir aux sociétés démocratiques, parce que, à la manière du parcours dessiné dans Eléments, cela incite le lecteur à aller de l’avant dans sa lecture parce qu’il est mis au défi de comprendre ce qui va suivre.
             Que nous apporte cette biographie politique de Lefort (si nous pouvons malgré tout employer ce vocable) ? Nous avons déjà fait allusion à la réception publique de la critique du totalitarisme accomplie par Lefort, et à son rejet des simplifications anti-politiques auxquelles celle-ci a donné lieu chez les Nouveaux philosophes et leurs épigones. Mais le dialogue entre la répétition et la nouveauté demeure, bien que sa forme – comme celles de l’idéologie analysées dans « l’ère de l’idéologie » en 1974 et repris dans Les formes de l’histoire en 1978 – change. Par exemple, lorsqu’un interviewer lui suggère que Soljenitsyne était réactionnaire et pour cette raison ne pouvait être pris au sérieux, Lefort réagit en précisant « qu’à supposé qu’il soit réactionnaire, cela ne l’empêche pas d’avoir dressé un portrait juste de la société soviétique, lié pour le moins à son expérience ». De la même manière, les prêcheurs de la bienséance radicale qui réduisent le politique à la politique, et cette dernière à une pensée binaire sont incapables de comprendre ce qu’ils peuvent faire du retour de Lefort à la pensée libérale du XIX° siècle (Tocqueville, Guizot, Quinet et bien sûr Michelet). Ils oublient que Écrire : à l’épreuve du politique (1992) et les Essais sur le politique, XIX-XX° siècles (2001), dans lesquels ces essais sur les libéraux sont réunis, contiennent aussi des interrogations réitérées à l’égard de Marx et de Machiavel, c’est-à-dire d’œuvres dont la signification ne peut être épuisée en un seule lecture parce qu’elles interrogent le présent au moment même où ce dernier se tourne vers elles avec ses propres questions.
Sans doute Lefort a-t-il mieux résumé son propre parcours dans le petit ouvrage publié en 1999, Complications, qui représente un autre « retour », cette fois à la question même du communisme . Mettant au défi les interprétations de François Furet (Le passé d’une illusion) et de Martin Malia (La tragédie soviétique) selon lesquelles feu l’URSS était condamnée à cause des faiblesses et failles de son fondement idéologique, Lefort rappelle que le caractère symbolique du pouvoir ne doit pas occulter sa réalité matérielle, et que la compréhension du politique ne doit pas exclure l’interprétation de la politique dans ses activités les plus sordides. Cette critique des idéolâtres ne suffit pas. Lefort revient ensuite sur 60 ans de débats à propos de la nature du communisme pour démontrer que ceux qui fondaient leurs critiques du communisme uniquement sur le sordide à leur tour évitaient la « complication » essentielle de la pensée politique. En un mot, les idées ne peuvent tenir sur leurs propres pieds, mais le réel n’est pas un fait brut qu’il suffit de décrire pour le comprendre. 
            Claude Lefort est décédé le 3 Octobre 2010. Tandis que la presse française a marqué ce jour par des pages de louanges à l’adresse d’un des grands penseurs du siècle, les médias américains et allemands sont restés silencieux. Une brève anecdote peut aider à comprendre cette négligence. Lorsque Lefort a reçu le pris Hannah Arendt attribué par la ville de Brème, en 1998, on m’a demandé de prononcer le discours de réception, la Laudatio. Au début de cette présentation, je demandais pourquoi il fallait faire venir un américain en Allemagne pour honorer un penseur français. Les relations franco-allemandes n’étaient pas si mauvaises, tout de même ! Elles sont fréquentes dans de nombreux domaines. Réfléchissant à la question, J’avais suggéré trois raisons pour comprendre cette demande inattendue. Premièrement, Lefort fut un critique du totalitarisme qui n’a pas tiré sa pertinence uniquement du passé, même après la Chute du mur de Berlin, en 1989. Deuxièmement, étant donné la récente histoire allemande—nazisme mais aussi « socialisme réellement existant », la théorie politique se devait de donner une image uniquement positive – et non « compliquée » - de la démocratie. Troisièmement, la théorie politique allemande tend à être irrésistiblement sociologique dans son orientation (e.g., la domination de la théorie des systèmes de N. Luhmann). Pour ces trois raisons, je suggérais que le parcours politique d’un penseur capable d’une critique de soi comme Lefort devait fragiliser le cadre de la conscience de soi allemande.
Si je reviens aujourd’hui sur cette petite histoire, c’est pour souligner combien l’œuvre de Lefort—ou plus précisément l’œuvre Lefort—continue à mettre en question nos démocraties supposées installées dans la durée, y compris la française (6).  


(Traduction Christian Ruby,
ajout personnalisé des notes Dick Howard)


(1) Me trouvant pour le moment à Paris, et donc séparé de ma bibliothèque, je me suis permis de retraduire ou de paraphraser en français des citations de Lefort dont je n’ai pas pu vérifier la lettre. 
(2) Il ne s’agit pas d’un militantisme académique ou rhétorique. Lefort avait organisé un groupe de résistance à l’Occupation en 1941, ce qui lui donnait l’espoir que malgré ses désaccords avec le trotskysme, il pourrait mobiliser des soutiens pour ses positions à l’intérieur de l’organisation. Plus tard, après avoir quitté définitivement Socialisme ou Barbarie en 1958, il participait avec d’autres camarades à la création d’un journal d’auto-expression ouvrière ILO (Informations et liaisons ouvrières). Lorsqu’il fallut reconnaître l’échec de ce projet, il participait à un groupe de débat, le Cercle Saint-Just, où il se retrouvait avec Castoriadis, Vidal-Naquet, Vernant, Chatelet et d’autres dans des discussions de l’histoire greque et de la Révolution française.
(3) On trouve la plupart des essais auxquels je me réfère ici dans son receuil Le temps present (2007). Cf. aussi Sur une colonne absente. Écrits autour de Merleau-Ponty (1978).
(4) Dans une interview de 1975 avec le groupe Anti-Mythes (repris dans Le Temps présent), Lefort compare son attitude envers Marx à celle de Castoriadis. Selon lui, la critique proposée par ce dernier aussi bien du marxisme que de Marx lui-même est « entièrement justifiée ». Mais, poursuit Lefort, Castoriadis n’admet pas ce que sa propre critique doit à Marx. Son désir, légitime, de désacraliser Marx le pousse à accentuer sa rupture avec Marx. Lefort, qui est revenu à plusieurs reprises à Marx—notamment dans un long essai « D’une forme d’histoire à une autre », plus tard dans une relecture du Manifeste communiste, et plus récemment dans sa critique de la critique marxienne des droits de l’homme—y voit « l’illusion de savoir ce que fait Marx », ce qui est une version déplacée de l’illusion qu’on peut avoir une connaissance ultime de la société qui permettra ensuite de dépasser ses divisions.
(5) Cf. L’analyse des deux phases de la critique lefortienne du totalitarisme par Miguel Abensour dans La démocratie à l’oeuvre. Autour de Claude Lefort, Claude Habib et Claude Mouchard, eds., Paris, Éditions Esprit, 1993, pp. 79-136.
(6) Je viens d’ajouter ces dernières phrases à la traduction française ; elles ne figurent pas dans la version allemande à paraître ce mois-ci dans la revue Kommune.

20110104

Achille et ses larmes

L’Europe et le regard sur ses héros.
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Les héros de l’Iliade, en particulier, sont très souvent présentés en larmes, en proie au chagrin, à la douleur. Les pleurs d’Achille, au même titre que ses exploits guerriers, traversent le poème, de sa première à sa dernière apparition. Quand il ne combat pas, il pleure. Quel travail de civilisation a été opéré pour bloquer les larmes chez les hommes, comme s’il leur était « naturel » de ne jamais pleurer ? Nous interdisons désormais les larmes aux petits garçons, et nous voyons dans un homme en sanglots comme la négation des valeurs viriles. Nos langues ont d’ailleurs des mots très durs pour les hommes qui pleurent. Indécence, croit-on souvent ! L’auteure du livre dont nous rendons compte s’attache à relire cette histoire à partir de l’Iliade.
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            Homer hat nicht nur Iliade geschrieben. Er hat auch viele Helden geschafft. Ist es aber möglich dass Achille, u.a., weint ? Mit ihrer neuesten Arbeit, praesentiert Frau Hélène Monsacré seine letzte Werk.  Man vergisst ja leicht, dass Achille vospielt etwas zu uns. Er offenbart sich als Energie, aber er überrascht uns mit seinen Tränen. Ähnlich wie Weibe erlebt Achille sichereres Körpergefühl und damit auch Wahnsinn. Da geht es Helden nicht anders als Frauen. Es ist ernster geworden im Leben der Helden, und so sind Sie melancholisch, manchmal morbide. Wilkommen zurück !
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The heroes in the Iliad are often represented in tears, tormented, in pain.  Achilles’ tears, to the same extent as his military exploits, are present throughout the poem from his first to his last appearance.  How has civilisation so effectively blocked men’s tears, as if it were “natural” for men not to cry?  We reprimand little boys that cry, and a weeping man is seen as the negation of virility.  We are often very harsh with crying men, considering it often indecent.  The author we consider today retraces this evolution, taking the Iliad as her starting point.
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            Gli eroi del Iliade, in particolare, sono spesso rappresentati in lacrime, in preda al dolore. I pianti di Achille sono visti da pertutto nel poema epico di Omero, quanto sono rappresentate le sue imprese bellicose. Quando non combatte, piange. Che lavoro di civiltà è stato creato per bloccare le lacrime dei uomini, come se fosse “naturale” di mai piangere ? Noi impediamo ormai le lacrime a piccoli maschi, e vediamo un uomo in singhiozzi come una negazione della sua virilità. Le nostre lingue hanno persino delle parole molto dure per gli uomini che piangono. Indecenza, come spesso si crede ! L’autore del libro che stiamo riportando tenta di leggere questa storia da l’Iliade.
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L’Iliade’ın kahramanları çoğu zaman gözyaşı dökerken, acı çekerken sunuluyor. Achille’ın savaş başarılarının yanı sıra gözyaşları da çok meşurdur. Öyle ki, kendisi savaşmayınca daima ağlar. Bizim medeniyetimizde ise erkeklerin gözyaşı dökmesi « erkekliğe » aykırı bir tavır olarak nitelendirilir. Zira, ağlayan bir erkek için kullanılan sözler genelikle çok ağır sözler olur. Bu kitap sayesinde yazar medeniyetimizdeki bir takım değeleri tekrar gözden geçirmemizi sağlıyor.
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            Le travail sur les légendes constitutives du fond dans lequel les hommes politiques puisent à plus ou moins juste titre des ressources pour des célébrations européennes est loin d’être achevé. La relecture des légendes ne se contente pas de mettre en question des croyances et des interprétations, elle met souvent au jour des pans oubliés de ces textes ou de ce fond. Un ouvrage récent nous met d’ailleurs face à une nouvelle compréhension de certains personnages. Hélène Monsacré, en effet, dans Les Larmes d’Achille, Héros, femme et souffrance chez Homère (Paris, Le Félin, 2009), nous pousse à nous demander à la fois ce qu’est l’énergie virile des héros et comment nous en sommes venus à rejeter les larmes dans la sphère de la passivité féminine.
            Quelques siècles de « civilisation » ont, manifestement, bloqué les larmes chez les hommes, comme s’il leur était « naturel » de ne jamais pleurer. Nous interdisons d’ailleurs les larmes aux petits garçons, et nous voyons dans un homme en sanglots comme la négation des valeurs viriles. Nos langues ont d’ailleurs des mots très durs pour les hommes qui pleurent. Indécence, croit-on souvent !
            Mais qui a retenu qu’au seuil de l’histoire et de la littérature de l’Occident, un immense poème, l’Iliade, raconte les exploits en même temps que les pleurs des héros de la guerre de Troie ? Qui sait encore que dans ce poème, Achille exhibe sa force en même temps que ses larmes ? En un mot, le légendaire grec nous permet ou nous oblige à concevoir l’idée d’une sensibilité masculine héroïque.
            L’auteure de l’ouvrage, en se fondant sur cette distinction, élabore un subtil système de questionnement du texte grec. « La constatation d’un écart entre le système de valeurs de la Grèce classique, qui interdit les larmes aux hommes, et la morale homérique, qui commande aux héros de l’Iliade d’exprimer leur douleur avec une violence parallèle à celle qui les anime sur le champ de bataille, amène à s’interroger sur une forme d’expression codifiée des sentiments, la souffrance héroïque dans l’Iliade ».
            Plus largement, ce système de question a des répercussions de type civilisationnel, à la manière de Norbert Elias : « Depuis quand les hommes et non les femmes ne pleurent-ils plus ? Pourquoi la sensibilité est-elle, à un moment , retournée en « sensiblerie » ? ».
            En un premier temps, l’auteure de cet ouvrage comptait dresser la carte du système de répartition des valeurs masculines et féminines, dans l’épopée homérique. Elle voulait ainsi mettre au jour les pôles de référence, mais aussi les jeux d’interférences entre ces pôles, et les transgressions possibles, en maintenant, cependant, les différents codes sexués, y compris ceux des valeurs épiques.
            Mais, au fur et à mesure que son travail avançait, elle s’est aperçue que le poids des idées modernes sur la distribution des rôles entre hommes et femmes l’avait conduite à écarter de la figure héroïque mâle la faculté de pleurer.
            Ayant donc repris l’affaire en main, et ayant réinterrogé ses propres présupposés, l’auteure est revenue sur les oppositions binaires telles que nous les voyons. Elle a fait jouer avec plus de précision les oppositions, interférences et brouillages du masculin et du féminin dans le monde de la Grèce archaïque. Les héros de l’Iliade, en particulier, sont très souvent présentés en larmes, en proie au chagrin, à la douleur. Les pleurs d’Achille, au même titre que ses exploits guerriers, traversent le poème, de sa première à sa dernière apparition. Quand il ne combat pas, il pleure.
            Pierre Vidal-Naquet, qui signe l’avant-propos de l’ouvrage, n’a pas tort de remarquer que l’émergence en Europe contemporaine du mouvement féministe n’est pas sans avoir eu des conséquences sur les clichés avec lesquels nous lisions jusqu’alors bons nombres de mœurs. Et il ajoute à cela que c’est bien à une femme que nous devons l’ouvrage dont nous parlons.
            Revenons alors à Achille. Il résume effectivement en lui les principales qualités héroïques qui sont accordées de façon singulière aux héros. Il est la beauté, la force, et l’excellence tout à la fois, ce que ne cesse de rappeler Thétis, sa mère. Mais il est aussi, du poème, la figure la plus douloureuse. Mais, simultanément, l’Achille héroïque ne peut qu’avoir partie liée avec les larmes, sa destinée est malheureuse, et il connaît la douleur. Etudier l’expression de sa souffrance dans l’Iliade, devenait donc nécessaire. Toute laisse alors à penser que pour un héros épique, pleurer n’est pas simplement exprimer un désarroi momentané, mais relève bien plus d’un comportement constitutif de sa nature.
            Evidemment, la présentation d’Achille est nécessairement différentielle. Le personnage d’Achille prend aussi son sens de sa différence avec la fermeté d’Hector et la lâcheté de Pâris. Ce n’est pas rien de remarquer combien les compétences guerrières font l’objet du soin de Homère. Mais ce n’est pas pour rien non plus qu’Achille se désespère de la mort de Patrocle.
            De là, les larmes, qui ont bien sûr aussi leur espace féminin, mais qui trouvent en Achille leur héros masculin, donnant ainsi aux larmes des significations particulières. D’autant que, remarque l’auteure, lorsqu’il pleure, le héros est tout à sa douleur, comme si elle l’isolait pour un temps du reste de la vie. Il va tout au bout de sa peine pour pouvoir s’en libérer. Mieux même : tout entier habité par son désir de larmes, il s’en rassasie.
Et en fin de compte, au plus profond des larmes, Achille n’en est que mieux le héros qu’il a à être.

Ch.R.

20110103

Peut-on écrire une histoire non-européenne ?

Thibault Barrier
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             Les débats contemporains sur la World history obligent à poser à nouveaux frais la question de la conception présente d’une histoire du monde. Pour assurer sa validité, elle devrait tendre à l'impartialité. L'historien idéal serait un historien apatride, sans appartenance géopolitique particulière, ce qui devrait le rendre apte à produire une histoire « objective ». L’histoire serait d'autant plus vraie qu’elle ne serait plus le simple relais d’une grammaire conceptuelle européenne appliquée de force à d’autres groupes humains. L’idéal d'une histoire mondiale consisterait à s’énoncer à partir d’un lieu neutre, qui serait en cela universel.
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            Eine Debate auf die Weltgeschischte (World history or Big history) ? Eine Darstellung der wichtigsten Zusammenhänge können wir finden auf einer Bücher, insofern er darin die Entwicklung der ganzen bekannten Welt nachzichnete ? Untescheidet sie sich von eine liste von Ereignissen zu allen Jahrhunderten ? Hier einen Beitrag, eine Reflexion zum Geschichtsbegriff, über eine universalen oder globalen Geschichte der Menschheit.
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            I dibattiti contemporanei sul' World history ci fanno riflettere ancora una volta sulla concezione attuale di una storia del mondo. Per assicurarne la sua validità, dovrebbe puntare all'imparzialità. Lo storico ideale sarebbe quello senza patria e appartenenza geopolitica particolare, cioè capabile di produrre una storia con un punto di vista esterno, dunque neutro. Sarrebbe anche piu vera se non fosse un semplice ricambio tra la grammatica astratta europea applicata con forza agli altri gruppi di umani. Una storia mondiale avrebbe come caracteristica di enunciarsi da un punto di vista neutrale, che diventerebbe universale.
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            Contemporary debates on a World History require that we once again consider the question of a global history.  To ensure its validity, this history must imply a certain impartiality.  The ideal historian would therefore be stateless, removed from any geopolitical belief, thus enabling him to trace an “objective” history.  History would therefore increase its veracity by no longer being the forceful application of European concepts to other human groups.  The ideal global history should be generated from a neutral place, thus making it universal.
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            World history’de gerçekleşen çağdaş tartışmalar dünya tarihinin yeniden düşünmemize kapı açıyor. Ancak bu tarihin « geçerliliği » açısından tarafsız olarak yazılması da önemli bir şart. Ideal, bahsi geçen dünya tarihinin, jeopolotik bir bağlantısı olmayan, « objektif » olarak kaleme alabilecek bir tarihçi tarafından yazılması. « Dünya tarihi ideali » evrenseliğe ulaşması ancak bu yönetemin uygulanması sonucunda gerçekleşebilir.
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            Posée ainsi, la question peut sembler absurde. La simple existence factuelle d'un grand nombre d’ouvrages d’histoire de pays appartenant à d’autres continents incite à répondre d'emblée par l'affirmative. Cette évidence, loin de mettre un terme au questionnement, permet plutôt de le relancer sur un autre terrain, celui du droit. L’histoire, comme pensée du devenir des sociétés humaines, suppose de relater de la manière la plus exacte possible les étapes de ces différents développements, à partir de l’ensemble des documents disponibles légués par une époque. Qu’elle prétende au statut de science positive ou non, l’histoire tend à l'objectivité. Quand bien même elle appartiendrait irréductiblement au genre du récit, elle doit au moins, à la différence de la fiction littéraire, se présenter comme un « roman vrai ». C’est cette prétention à l'objectivité qui devient problématique. Non seulement l'histoire échouerait toujours à atteindre la neutralité qui en fondrait la scientificité, mais elle serait toujours au fond une forme de légitimation de l’ordre établi, une manière d’entériner le fait, en un mot, l’histoire des vainqueurs. Cela revient à faire de l’histoire une discipline ethnocentrée dans ses méthodes et dans ses résultats, dans la stricte mesure où les catégories dont dispose l'historien sont issues de la tradition intellectuelle occidentale.
            Les débats contemporains sur la World history s’inscrivent dans cette double perspective. Pour assurer sa validité, l’histoire du monde doit tendre à l’impartialité. L’historien idéal serait un historien apatride, sans appartenance géopolitique particulière, ce qui devrait le rendre apte à produire une histoire « objective ». L’histoire serait d'autant plus vraie qu’elle ne serait plus le simple relais d’une grammaire conceptuelle européenne appliquée de force à d’autres groupes humains. L'idéal d'une histoire mondiale consiste à s'énoncer à partir d’un lieu neutre, qui serait en cela universel. Le lieu propre de cette énonciation serait un non-lieu. Si une telle impartialité demeure irréalisable dans les faits, au moins l'historien doit-il tendre asymptotiquement à une telle neutralité du point de vue (1). Mais un tel effort est voué à être vain dès lors que l’on reconnaît que le projet même d'une connaissance historique est déjà une tâche proprement européenne. L’historien est alors pris dans une aporie : il doit soustraire son travail à tout eurocentrisme alors même que l'idée d'écrire l’histoire d’un peuple serait déjà quelque chose d’européen. Si le projet historique est d’emblée marqué par son origine occidentale, comment alors penser la possibilité d'une histoire neutre, cosmopolite, sans renoncer au projet même de l'écrire ? Une histoire non-européenne est-elle donc possible ?
            Pour répondre à cette question, il faudra interroger le sens de cette objectivité qui serait la garante de la validité du discours historique. Cette objectivité est-elle à penser sur le mode de l'impartialité ? Renoncer à l'impartialité est-ce alors renoncer à l'universalité qu'elle devait pourtant garantir ? Si l'universalité est reconnue comme une valeur européenne, peut-on ne pas être européen et pourtant prétendre à l’universalité ?

            Le premier problème engage le statut judiciaire de l'histoire. L'histor grec est cet arbitre équitable qui doit rendre à chacun son dû. Il faut préciser que l’historien a toutefois moins pour but de trancher le litige lui-même, qui déjà eut lieu, que de faire entendre de manière équitable les voix des partis engagés. Dans le cas d'une guerre, le bon historien sera celui qui parvient à dépasser son appartenance ou ses préférences nationales pour faire droit aux points de vue respectifs des opposants avec la même justesse. Faire l’histoire des guerres médiques doit rendre justice aussi bien aux grecs qu’aux barbares. Il est possible de multiplier les exemples à loisir. L'essentiel consiste à bien voir que l'historien se doit d’être au dessus de tout parti. Ces liens intimes que l’historien doit transcender s’il veut être un bon juge ne tiennent pas seulement à sa nationalité d’origine. Il s’agit plus fondamentalement pour lui de rompre avec toute appartenance qui pourrait particulariser son discours : une classe sociale, une croyance religieuse, l'adhésion à une idéologie, à un parti politique, en un mot, à sa civilisation. Si ces liens ne sont pas explicitement neutralisés, le soupçon planera toujours sur son travail. L’histoire prétendument objective qu’il produirait ne serait plus qu'un relais idéologique destiné à légitimer tel ou tel intérêt de classe, de parti, ou autre. La position idéale de l'historien dépourvue de toute attache est une position impossible à tenir. L’exigence d'objectivité sur laquelle elle s’appuie revient à faire de l’historien un être sans culture, sans le moindre héritage singulier. Cette position devient même franchement contradictoire car c’est son savoir personnel sur la situation qui fait de lui un arbitre possible du conflit, or c'est justement le caractère personnel ou singulier de ce savoir que l'on refuse de voir apparaître dans son jugement. Ce qui le rend apte à juger est en même temps ce qui rend son jugement susceptible d’être partial, lui faisant perdre la neutralité qui devrait être la sienne. Non seulement cet idéal de neutralité est irréalisable car l'historien ne peut cesser d'être ce qu'il est (un individu construit par une culture) au moment d’écrire l’histoire, mais il est en plus contradictoire dans la mesure où la qualité propre d'un savoir singulier est à la fois un motif d'élection et de rejet.
            Une solution consisterait à prendre acte de cette impossibilité et à faire de la neutralité envisagée un simple idéal régulateur de l'écriture historique. L'impartialité serait le focus imaginarius de la raison historique qui devrait s’employer à y tendre asymptotiquement, tout en sachant que cet effort est sans fin (2). Cette solution n'en est pas vraiment une car elle se contente de repousser jusqu’à un terme inassignable le nœud de la tension, sans remettre en question le bien fondé d'une telle exigence. Or, à défaut d'être possible, cet idéal d'impartialité est-il même souhaitable ?
            Il faut d’abord reconnaître qu’un renoncement intégral de l'historien à ses appartenances culturelles revient à le faire renoncer au projet même d'écrire l’histoire. En effet, l’histoire comme récit ordonné d'évènements ou de normativités humaines passées, est le produit d’une culture occidentale. La discipline historienne (avec ses institutions, ses méthodes,...) est elle-même européenne. Un historien détaché de toute civilisation ne serait justement plus un historien. Il n’y a aucune raison de supposer que le projet historique, qu'il soit considéré comme une simple modalité d’un rapport spécifique d'une culture à son propre passé ou récit complexe d’une certaine chronologie humaine, puisse constituer une activité naturelle de l’homme. Certains hommes font de l’histoire, d'autres non, et les premiers ne sont pas à un stade d'avancement supérieur aux seconds sous prétexte qu'ils appréhendent différemment leur rapport au temps. Il ne s’agit là que d'une reprise de la critique que formulait déjà Lévi-Strauss contre l’identification des peuples dits sans histoire à des peuples « primitifs », c'est-à-dire des peuples qui seraient l'image plus ou moins fidèle de notre propre passé. Mais l'idée du caractère irréductiblement européen peut aussi bien servir une critique de l’histoire, car il marquerait de manière définitive l'européano-centrisme de l'historien. Si toute histoire est par essence européenne, il n’y a alors qu’un pas à faire pour affirmer que ce point de vue occidental qui lui est inhérent la condamne à l’ethnocentrisme. Quel que soit donc son objet, la discipline historique serait vouée à l’ethnocentrisme. Il n'y aurait là que des différences de degrés. L'objectivité historienne apparaît ainsi comme une chimère.
            Cette dernière critique repose toutefois sur une confusion plus profonde entre un projet de connaissance qui implique des réquisits méthodologiques (tels la validité du principe de non-contradiction, la critique des sources, la justification des thèses avancées,...) et des critères d'évaluation (la productivité, la présence de technologies de pointe, le souci écologique,...). Or l’ethnocentrisme tient à la projection des seconds comme grille de lecture universelle à partir de laquelle sont mesurés différents degrés d'avancement de telle ou telle société. C’est dans l'érection de critères d'évaluation propres à une culture en valeurs universelles que tient l'ethnocentrisme. Autrement dit, il consiste à ne pas reconnaître l’historicité (et donc la localité) de ses propres catégories intellectuelles, qui ne sont jamais qu’un « outillage mental » parmi d'autres possibles. Si l'histoire est irréductiblement européenne quant à ses exigences formelles, elle n’est pour autant pas nécessairement européano-centrée quant à ses critères d'évaluation. En d'autres termes, il s'agit de distinguer l'idéal d’impartialité d'un côté, et la probité de l'autre. Celle-ci relève précisément des exigences de méthode que s'impose le travail de l'historien, et tient principalement dans la prise en compte de l'ensemble des documents qui vont à l'encontre de la thèse défendue. En effet, la probité ne doit pas empêcher de défendre des thèses précises, elle permet au contraire d’affiner leur domaine de validité. Si l'objectivité peut encore être revendiquée par l'historien, c'est au titre d'une exigence méthodologique et scientifique de probité, et non d’une prétendue impartialité qui suppose que l'histoire peut s’écrire à partir d'un lieu vide. L’irréductible partialité des méthodes historiques assure en même temps sa probité pour autant que la confrontation des documents fait partie intégrante des exigences formelles de l'historien. Il est donc possible de faire de l’histoire (essentiellement européenne en son projet même) sans faire de l’Europe le telos à partir duquel juger l'histoire mondiale antérieure comme autant d'étapes vers un achèvement ultime (3).
            Ce qui relève alors d’une attitude ethnocentrique tient plutôt dans la croyance selon laquelle l’histoire telle que nous la connaissons serait le modèle universel de compréhension de l'usure du temps sur le devenir humain, et dont chaque peuple devrait s’emparer pour parfaire son propre développement culturel. L’Europe, issue des Lumières, aurait ainsi produit un instrument d’émancipation universel que chaque culture devrait apprendre à manier pour enfin parvenir à une sorte de conscience de soi, par la reconstruction de son histoire, qui permettrait d'atteindre le stade de la maturité. Autrement dit, l’Europe serait le dépositaire de l'universalité qu’elle accepterait de partager pour éclairer le reste du monde : il faut dire aux autres qu’il fait jour. N’est-il pourtant pas contradictoire de faire de l'universalité l'objet d'un monopole, dont certains seraient les propriétaires exclusifs ?

            Un certain nombre de textes (ou pamphlets) critiques à l’égard de l'histoire postcoloniale peuvent donner sens à la question. Outre la propension à l’autoflagellation ou à l'entêtement rétrospectif dont l’occident serait friand, c'est le particularisme de ces histoires qui serait dangereux. L’argument repose sur une analogie asymétrique. Alors que, pour un européen, faire l'histoire de l’Afrique ou parler de philosophie africaine, c'est faire preuve, tel un digne héritier des Lumières, d’esprit universel ; à l'inverse, l'africain qui fait l’histoire de l'Afrique ou parle de philosophie africaine ne fait que s’enfermer dans sa propre particularité, incapable qu'il est de s’extraire de sa singularité pour s'élever au niveau du commun, de l'universel. Ce particularisme irréductible serait la preuve que ces discours ne sont au mieux que les masques d'un ressentiment profond ou d'une lamentation indéfinie. Alors que l'Occident serait la seule culture transparente à elle-même, capable de se critiquer, les autres cultures resteraient aveuglées par une adhérence immédiate à leurs particularismes, et en cela opaques à elles-mêmes (4). Notre problème de départ s’est seulement déplacé, mais l'enjeu reste le même : certains ne peuvent s’empêcher de penser depuis la particularité de leur position alors que la prétention à l'universel des autres leur permet d'échapper à la partialité du point de vue qui serait le leur. La difficulté tient à la nature présumée de l'universel.
            En effet, l'universalité ne peut pas être revendiquée comme la qualité propre d'une culture, ou d'un discours. L'universel ne peut se comprendre comme une valeur dont certains seraient les uniques dépositaires et qu’ils auraient la charge de transmettre aux autres. Cela revient à faire de l'universel une particularité transmissible, mais qui n'en reste pas moins la propriété de certains. Or l’idée même d'universalité s'est construite contre la parole unique de l'autorité, la parole du centre. L'universalité, c’est le refus de la centralisation autoritaire du discours qui fragmente les espaces sur lesquels elle exerce son pouvoir. En ce sens, elle relève bien plutôt de la périphérisation, de l’ouverture des particularismes entre eux, sans avoir à passer par un centre de référence. Le souci de l'universel consiste à rendre possible la circulation des énoncés contre les insularités. Cette ouverture n’est pas à envisager comme le face à face de l’Europe avec un autre qui lui serait extérieur, mais comme une ouverture de l’Europe au sein d'elle-même, par une certaine attention aux diverses voix, plus sourdes, qui la traversent et la constituent. La circulation des énoncés périphériques entre eux ne revient pas à provincialiser l’Europe, mais justement, à sortir le sujet européen de sa propre provincialité. Dépourvue de centre de référence, de foyer ultime des significations, l'universalité se laisse penser sur le modèle de cette « sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». Contre l'universel de surplomb, on peut se figurer un « universel latéral ». Bien plus qu'une valeur, l'universalité est une action, une énonciation sans début ni fin, un processus fluide et non un capital susceptible d'être détenu. Dans une telle perspective, nous nous contenterons de noter que la traduction apparaît bien comme la capacité même de faire circuler des énoncés, où importe beaucoup plus ce que l'on y gagne que ce que l'on y perd. L'exercice de la traduction permet de contester la hiérarchisation des langues selon leur degré de proximité supposé (5) avec le rationnel. L'importation d'une langue estimée apte à dire l'universel est allée de pair avec une dialectisation des langues locales, jugées incapables de se détacher de leur système de croyances traditionnelles. Nous pouvons alors remarquer que cette marginalisation de certains énoncés devient problématique pour l'exercice historique lui-même.  

            Si l'histoire se constitue comme récit « vrai » par l'exhibition de documents dont elle peut garantir l'authenticité, comment procéder dès lors que des institutions politiques en barrent volontairement l'accès ? Comment faire de l’histoire lorsque l’archive écrite, tangible, est indisponible ? L'historien doit alors se tourner vers la seule source disponible, jugée indigne car friable, depuis au moins le XVIIe siècle : le témoignage oral. La subjectivité de l'historien qui part à la recherche de ces sources, les recueille et les organise, revient alors au premier plan. C'est la partialité de l'historien qui permet de produire le lien entre ces différentes mémoires individuelles éclatées. Les travaux de Benjamin Stora, depuis sa thèse sur M. Hadj jusqu'à ses ouvrages récents sur la guerre des mémoires, s'inscrivent dans cette délicate perspective. L'universel historique, entendu comme projet de construction d'un sens, ne peut ainsi se faire que par la mise en circulation d'énoncés oraux, apparemment périphériques et emprunts de particularismes polémiques, et n'ayant en cela rien d'universel. L'histoire se construit doublement par ses marges. Le sens n’est plus consigné à partir d'un foyer unique, issu de la métropole mais se diffuse par échos à partir des anciennes provinces colonisées. Cette marginalité géographique est redoublée par une marginalité plus proprement historiographique, celle du matériau employé. Le témoignage oral, qui passait pour une source seulement secondaire et peu digne d'intérêt à l'égard du document historique par excellence qu'est l'archive écrite, est (re)devenu le matériau principal de l'enquête. Que ces faits auxquels se réfère l'historien soient ainsi profondément conflictuels n'interdit pas d’en faire émerger du sens. L'irréductible guerre des mémoires n'invalide pas la scientificité du projet historique lui-même : il n’y a peut être de science que de l'universel, mais cet universel n'est pas nécessairement quelque chose de consensuel. La scientificité de l'histoire semble ainsi plutôt tenir dans sa capacité à se faire science d'une pluralité conflictuelle. L'histoire serait la science des mémoires diverses. Le sens, dans ce qu’il peut avoir d'universel, n'est pas ce qui reste après le conflit (le consensuel qui échappe au conflictuel), mais se constitue par le rapport de force qui s'établit dans le conflit lui-même. L'universalité ne surmonte les conflits que sur le mode de l’intégration et non pas de la négation.
            L’intégration est précisément ce qui permet de penser la permanence du passé dans le présent. Le passé n'est jamais définitivement passé, ou mort, il ne cesse jamais d’agir, ou du moins, il est toujours disponible pour devenir un motif d’action présente. En ce sens, le passé n'est pas plus un donné pour le présent que ne l’est l'avenir. L'histoire travaille dans cette double direction. Le passé est sans cesse reconstruit grâce à ses traces laissées disponibles pour le présent. L’histoire ne peut se contenter de produire des périodisations fixes. Si une certaine histoire a pu assigner des bornes temporelles déterminées à la décolonisation (1950-1960), il faut bien voir que l'histoire de la décolonisation n'est pas un simple récit d’évènements définitivement passés qui ont pu avoir lieu lors de cette décennie. L’histoire de la Guerre d’Algérie, par exemple, ne saurait se réduire à un si bref intervalle de temps passé. Périodiser, c'est supposer que les évènements ainsi scandés sont désormais « pour nous une chose du passé ». C'est méconnaitre la présence du passé sur laquelle le titre même d'un des ouvrages de Stora, La Guerre d'Algérie, 1954-2004, invite à réfléchir. L'histoire constitue donc un accès privilégié au sens, si le sens se comprend comme la réactivation toujours présente de traces persistantes du passé. Ces traces peuvent être comprises quand bien même ce passé ne serait pas mon passé propre. C'est là tout l’enjeu de la culture. L’histoire peut se comprendre comme science des mémoires au sens où la mémoire constitue toujours l'activité d’une intériorisation d’un vestige disponible. L’esprit humain est historique dans la mesure où il est perméable aux traces léguées par le passé, traces qui sont autant d'héritages disponibles, vivants. Ce n'est pas le sens qui se donne tel quel dans le vestige, mais sa trace, un ensemble de présences passées à partir desquelles le discours historique peut organiser un parcours signifiant, quoiqu'il en soit de son appartenance originaire.
            L’histoire permet ainsi la construction de son propre héritage. La pluralité des mémoires fonctionne comme pluralité des vestiges du passé en nous. Faire de l'histoire ou apprendre l’histoire ne relève pas d’un souci antiquaire d’érudition avec des choses mortes, mais consiste à actualiser des possibilités d'existences à partir de la sélection d'un héritage disponible. Cette disponibilité n'est pas restreinte à l’appartenance sociale, nationale ou autre, mais ouverte à l'ensemble du genre humain. Mon passé n’est jamais que le passé que je choisis de m'approprier. L’histoire apparaît comme l'un des principaux instruments de culture dans la mesure où se cultiver consiste avant tout à reprendre, à réactiver des possibilités déjà existantes, et à se construire un héritage humain dans lequel on se reconnaît. A cet égard, les Essais de Montaigne ne sont-ils pas une des plus brillantes mises en scène d'une subjectivité constituée par l'étagement successif de traces du passé qui sont autant de monuments de l'histoire humaine, sédimentés et concentrés dans l'héritage d'un esprit individuel. Montaigne se construit par l'extérieur, par le périphérique. Il n’est rien d'autre que l’écart qui se déplace au cœur des histoires qui le traversent.

            Au terme de ce parcours nous avons vu que penser une histoire non européenne devait conduire à s'interroger sur le statut même de l'impartialité et de l’universalité que l'histoire a pu revendiquer. L'exigence d'impartialité est apparue non seulement impossible, mais aussi indésirable, dans la mesure où elle supposait une conception surplombante de l'universel et du sens historique. Beaucoup plus qu'un simple détour, l’histoire postcoloniale est l’un des lieux privilégiés où se fait voir la possibilité d'une histoire non-européenne. Elle permet en outre de jeter une lumière nouvelle sur la façon dont fonctionnent les catégories historiques héritées de la pensée classique. Le sens de l’universel ne réside plus dans une objectivité anhistorique à partir de laquelle prendrait justement sens le devenir historique, mais dans le trajet périphérique qui fait de l'histoire une science des mémoires, des héritages en conflit. L'historien ne tend plus à l'impartialité, mais propose un agencement de partialités hétérogènes (dont la sienne n'est pas exempte) à partir duquel un parcours singulier est possible. Là se construit l'identité d'un sujet, qui ne peut en aucun cas être pensée sur le mode d'un donné originaire qu'il s'agirait de préserver, contre les aléas de l'histoire.


Notes :

(1) Cf. par exemple la rapide mise au point sur la question dans Roger Chartier, Au bord de la falaise, Paris, Albin Michel, 2009, p. 262-267.
(2) Sur les modalités d’un tel effort, voir : K. Pomian, « World history : histoire mondiale, histoire universelle », in Le Débat, n°154, Mars-Avril 2009.
(3) On peut penser ici aux leçons sur l’histoire de GWF. Hegel. Or la lettre même du texte est plus nuancée et interdit de réifier la « fin de l’histoire » en un terme définitif. L'Amérique apparaît aux yeux de Hegel comme la nouvelle terre du déploiement de l’Esprit. cf. La Raison dans l'histoire, Paris, UGE, 1965, le chapitre sur « L’Amérique du Nord et son destin », p. 236-242, notamment la fin, « L'Amérique est donc le pays de l'avenir où dans les temps futurs se manifestera (…) la gravité de l'histoire universelle ».
(4) On trouve déjà les linéaments de cette idée dans le même texte de Hegel, op.cit., p. 251 : « Dans l'ensemble, nous trouvons ainsi, en Afrique, ce qu'on a appelé l'état d'innocence, l'unité de l'homme avec Dieu et avec la nature. C'est en effet l'état d'inconscience de soi ».
(5) Sur ces remarques, voir Seloua Boulbina, Ecrire l'après, penser le fait postcolonial (document HDR), à paraître en 2011.