20100107

Le bonheur suisse, ou l'identité de l'identique.

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Einmal im Jahr, kurz vor Weihnachten, beschert eine Gruppe von Wissenschaftlern aus Bielefeld den Deutschen die Ergebnisse einer eher ungemütlichen Studie. Es geht nämlich darum, wie offen die Deutschen ihren ausländischen Mitbürgern begegnen, und wie tolerant sie gegenüber Minderheiten sind. Und jedesmal kommt dabei heraus, was eigentlich keiner richtig zugeben will: Die Deutschen sind ZIEMLICH fremdenfeindlich. Auch im Krisenjahr 2009, in dem sich natürlich eine Frage besonders aufdrängt: Schürt die Wirtschafts- und Finanzkrise die Vorurteile gegen Fremde und Minderheiten noch? Es gibt natürlich auch Lichtblicke. Bestes Beispiel: Die Großmoschee in Duisburg-Marxloh. Die hat vor einem Jahr eröffnet. Und hier zieht die muslimische Gemeinde zusammen mit den Nachbarn eine durchweg positive Bilanz.

The current Swiss vote on the ban of minarets serves as a good basis to consider the relationship between Europe and its identity. Throughout the continent, an increasing resort to the concept of “identity” (national, cultural, etc.) is leading to the réaffirmation of boundaries. From one example to the next, we can witness the opposite mentality from that which the European Spectator has attempted to promote: to break away from these false identity facts.

Il n’est pas du tout hasardeux de profiter de la délibération suisse concernant la construction des minarets auprès des mosquées pour reposer la question de l’Europe et de ses rapports avec l’identité ou avec ce qu’elle croit être son identité. Dans toutes les parties de l’Europe, nous vivons la multiplication des recours à l’identité (nationale, culturelle, ...), dont résultent des réaffirmations de frontières et des exclusions. D’un cas à un autre, c’est tout une stratégie qui se met en place, à l’encontre de ce que le Spectateur européen s’est donné pour ligne directrice : la sortie de ces fausses évidences identitaires, l’affirmation de la traductibilité de toutes langues et de la nécessaire ouverture à l’altérité de l’autre et de soi-même dès lors que l’on se refuse à se ranger sous une communauté de l’un homogène.

Précisément, l’affaire suisse peut nous aider à identifier les traits les plus saillants de la menace braquée sur un autre régime de l’altérité dans un espace qui pourrait au contraire faire du dissensus (interne et externe) exprimé et de la politique la ressource même de la vie de la cité. Et qui pourrait, simultanément, rappeler que la citoyenneté n’est pas une question d’appartenance identitaire, mais un acte ou une pratique dissensuelle, et donc politique, parce qu’ils confrontent l’égalité à l’inégalité, plutôt que les uns aux autres sur des motifs d’enfermement.

C’est, en première approche, une affaire esthétique. Du moins, la question finalement centrale, et sur laquelle nous allons revenir, s’expose immédiatement en termes esthétiques. Ce n’est sans doute pas pour rien que cette concentration sur le sensible vient en avant. Affiches, discours et conversations semblent ne faire tourner leur propos qu’autour de l’architecture : un minaret, d’ailleurs apparemment plus que la mosquée elle-même (quoique l’argument, d’ailleurs théologiquement valide, de mosquées sans minarets, soit aussi pénible à entendre, s’il vient du même bord !). Un minaret, comme si déjà dans cet élément du bâtiment se logaient toutes les difficultés : il domine de haut, il permet d’observer la vie suisse sans qu’on soit vu, il ressemble à un obus, il étend son ombre sur le paysage, ...

On l’aura compris, cette esthétisation du problème ne déclame rien d’autre que des « valeurs » ou ne sous-tend que des images contraires : la paix suisse du paysage d’antan, l’idylle pacifique de la vie pastorale, les vallées et les monts de Jean-Jacques et les exaltations du costume de Heidi. Une sorte d’identité culturelle qui n’est rien d’autre qu’un ensemble de valeurs objectivées dans un paysage de carte postale et sur lesquels on croit que repose une société. Et c’est cette identité suisse, résultat d’un référendum, qui est donnée comme l’unité d’un peuple souverain. Une unité-identité « naturelle », homogène par conséquent, du peuple habitué à ses clochers. La figure est répandue, qui énonce sans faiblesse ou interrogation l’identité de l’identique.

On ne prête alors même plus attention à ces propos, vécus comme « naturels », qui refoulent l’altérité. Avec la politique d’exclusion, le commerce de l’identité et le folklore de la fiction sont passés par là, qui nous ont simultanément habitués à des images de notre identité (suisse ou non, bientôt européenne). Dès lors poser la question de l’identité à partir d’un partage esthétique, cela revient à faire jouer pleinement, mais subrepticement, la définition de l’appartenance au tout de la communauté à partir d’un espace de visibilité et d’énoncabilité, et de la manière de les définir. On ne voit donc même plus, dans cette affaire, ce que peut apporter au débat la reconnaissance de l’existence de Suisses (européens) musulmans.

Enfin, l’ensemble de ces traits, qui peuvent cependant absorber des différences jusqu’à une certaine limite, trouve sa synthèse dans une seule particularité, montée en fiction de l’immigré. Elle nous vaut une équation ravageuse : musulman = immigré = étranger = clandestin = délinquant ou terroriste. Non seulement il s’agit d’une fiction, relativement aux musulmans suisses. Mais il s’agit aussi d’une fiction relativement aux différentes modalités de l’immigration (il y aurait ainsi les « bons » et les « mauvais » immigrés). Enfin, il s’agit d’une fiction, et cette fois encore plus dangereuse, dès lors qu’elle mue une multitude de cas en un objet de crainte.

Or, à l’égard de la question religieuse, d’abord, la seule position claire est celle de la laïcité qui devrait appeler les citoyens à débattre du statut égal à conférer aux religions dans l’espace du gouvernement libéral parlementaire démocratique. Car évoquer ici la laïcité, cela ne peut consister à faire de l’espace public l’instrument de lutte contre le seul Islam, sous prétexte d’une neutralité qui place en son sein certaines Eglises. La laïcité doit-elle exclure toute présence publique de toutes les religions ou l’inclure ? Quant à exclure l’une d’elle ?

A l’égard de la question de l’identité, le problème central demeure celui-ci : à partir du moment où les citoyennes et les citoyens acceptent de réduire la politique au cadre de l’identité et de croire qu’ils doivent défendre « leur » culture, quelle place reste-t-il pour une ouverture sur l’altérité qui exige une déprise de soi ? Qui exige par conséquent que chacun se conçoive comme l’autre de l’autre et que la culture soit comprise comme déprise. En un mot, le problème central n’est pas du tout « l’immigré », l’autre, mais « nous » et notre conception de nous-mêmes.

Au demeurant, on se méfiera donc aussi de la manière dont on discute ce problème et de la manière dont les gouvernements s’en servent pour des desseins particuliers. Quelle publicité convient-il de lui donner, à partir de quels mots, qui ne sauraient être d’indignation ? Quelle ampleur et orientation des débats ? En en parlant, comment ne pas encourager au réveil plus tenace des racismes ambiants qu’il importe toutefois d’affronter ?

Enfin, et pour clore cette brève mise au point, on en conclura qu’il est urgent de débattre publiquement de nos fictions, de nos fantasmes, de nos réductions, ce qui signifie aussi refuser de discuter de l’identité (nationale, européenne) dans les termes dans lesquels elle est constamment présentée. Le refus de conduire de manière ouverte des discussions politiques publiques est aussi la source des haines politiques, qui soldent uniquement la confiscation de la politique.

Si donc l’affaire des minarets suisses a de l’intérêt pour tous, c’est que, en dehors de son aspect émotionnel, elle est l’occasion de mettre en lumière le jeu de cache-cache politique qui est au cœur de la question de l’identité. A contrario, Le Spectateur européen ne cessera pas de tenter de nous reconduire à une conception positive de l’altérité et du dissensus.

Christian Ruby

Lien :

http://www.dailymotion.com/video/xaxxvq_rem-koolhaas-lenjeu-capitales_creation

Dans ce numéro (à partir de Janvier 2010), nous allons mettre en ligne des articles portant sur Istanbul, capitale européenne de la culture (avec la ville de Pec, en Hongrie), sur des recherches européennes.

20100106

Herta Müller : Les langues et la littérature.

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Am 7. Oktober wurde Herta Müller von der Schwedischen Akademie der Wissenschaften der Nobelpreis für Literatur 2009 zugesprochen. Am 10 Dezember wird sie den ranghöchsten Literaturpreis der Welt aus der Hand des schwedischen Königs in Stockholm entgegennehmen. Herta Müller, 1953 in Rumänien geboren, lebt seit 1987 in berlin ; In der Nobelpreis-Würdigung heisst es, Müller habe « mittels Verdichtung der Posie und Sachlichkeit der Prosa Landschaften der Heimatlosigkeit » gezeichnet. Die Securitate hat des diesjährigen Nobelpreisträgerin das Leben in Rumänien zur Hölle gemacht. Nachdem sie eine Zusammenarbeit mit de Geheimdienst abgelehnt hatte, ist sie Jahrelang schikaniert worden. Noch heute sieht sie die alten Seilschaften am Werk : Causescu ist tot, sein Geist lebt.

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Η Χέρτα Μύλερ γεννήθηκε στην Ρουμανία το 1953, στην κοινότητα των Σουάβων, γερμανόφωνη μειονότητα της ιστορικής επαρχίας του Μπανάτ. Εκεί, σπούδασε γερμανική και ρουμάνικη λογοτεχνία, από το 1973 μέχρι το 1976, πριν εργαστεί σαν μεταφράστρια σε εργοστάσιο κατασκευής βιομηχανικών μηχανημάτων. Απολύθηκε επειδή αρνήθηκε να δουλέψει για τη ρουμάνικη μυστική αστυνομία, την Σεκιουριτάτε, και γι’αυτό το λόγο το τηλέφωνό της άρχισε να παρακολουθείται και η ίδια δέχθηκε απειλές κατ’επανάληψη. Το 1987 εγκαθίσταται στη Γερμανία. Ανήκει στους πολίτες που η Ομοσπονδιακή Δημοκρατία της Γερμανίας είχε «εξαγοράσει» από τον Τσαουσέσκου πριν την πτώση του για να σώσει τους γερμανόφωνους Ρουμάνους, προσφέροντάς τους μια καινούρια ζωή. Σήμερα μένει στο Βερολίνο. Από το 1995 είναι μέλος της Γερμανικής Ακαδημίας Γλώσσας και Λογοτεχνίας (Deutsche Akademie für Sprache und Dicthung)

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Herta Müller (born 17 August 1953) is a Romanian-born German novelist, poet and essayist noted for her works depicting the harsh conditions of life in Communist Romania under the repressive Nicolae Ceauşescu regime, the history of the Germans in the Banat, and the persecution of Romanian ethnic Germans by Stalinist Soviet occupying forces in Romania. On 8 October 2009 it was announced she would be awarded the 2009 Nobel Prize in Literature.

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Herta Müller est née en Roumanie en1953, dans la communauté des Souabes, minorité de langue allemande de la province historique de Banat. Elle y a étudié la littérature allemande et roumaine entre 1973 et 1976, avant de travailler en tant que traductrice… pour une usine de machines industrielles. Licenciée parce qu'elle refusait de travailler pour les services secrets roumains Securitate, son domicile fut alors placé sur écoute, et elle fut menacée à plusieurs reprises. En 1987, elle part pour l'Allemagne. Elle fait donc partie de ces citoyens que la République Fédérale d'Allemagne avait racheté à Ceaucescu juste avant sa chute, afin de sauver les Roumains de langue allemandes, et leur offrir une seconde vie. Elle vit aujourd'hui à Berlin. Depuis 1995, elle est membre de l'Academie allemande de langue et de littérature (Deutsche Akademie für Sprache und Dicthung).

"Bei mir ist noch gar nichts angekommen. Ich bin so wie abgeschaltet. Gefühlsmäßig sagt es mir noch nichts. Ich bin jetzt ganz stoisch, ich bin es ja auch nicht, es sind ja die Bücher", sagte Herta Müller unmittelbar nach der Bekanntgabe durch das Nobelkomittee. In deutschen und internationalen Feuilletons werden Leben und Werk der aus Rumänien stammenden deutschen Schriftstellerin ausführlich gewürdigt. Tilman Spreckelsen beispielsweise schreibt in der Frankfurter Allgemeinen Zeitung: "Es ist ein Bekenntnis zu Artistik und Ethik als zwei Seiten einer Medaille und nicht zuletzt auch zu einer zerstörten Diasporakultur und ihrer wortmächtigsten Bewahrerin". Jörg Magenau schildert Herta Müller in der "Tageszeitung" als eine Schriftstellerin, "die so kompromisslos wie keine andere die Existenzbedingungen im Zeitalter der Großideologien zur Sprache bringt – zu einer Sprache, in der all der Schrecken, den sie erlebte und den sie nicht loswerden kann, in poetischen Bildern aufgehoben ist."

Une « Esthétique de la résistance » ? C'est ainsi qu'est vue l'œuvre de l'auteur, qui appartient à la dernière génération des écrivains roumains de langue allemande. Herta Müller a d'ailleurs souvent souligné la « situation linguistique tout à fait particulière des écrivains de langue allemande en Roumanie » :

« La langue de l'écriture, le haut-allemand, coexistait avec le dialecte, le souabe du Banat, et la langue véhiculaire, le roumain. A cela s'ajoutait la langue de bois du régime qui avait détourné le langage à son profit. D'où notre vigilance pour éviter les mots ou les concepts violés ou souillés par le politique. Ils renvoyaient à une réalité qui n'était pas la nôtre. »

Toute son oeuvre tourne autour de la dénonciation de cette oppression vécue au quotidien ; c'est ce qui a du reste motivé la décision du comité du Nobel, qui souligne l'aptitude de l'auteur à donner "une image de la vie quotidienne dans une dictature pétrifiée" et à peindre "le paysage des dépossédés". Son dernier livre en date, Atemschaukel (2009, à paraître, en 2010, chez Gallimard sous le titre La Balançoire du souffle) élargit la dénonciation de l'oppression en retraçant la vie d'un prisonnier dans un camp de concentration russe.

Dans la littérature d’Herta Müller, l’attention est d’abord portée aux détails, à ce qui fait que la liberté de ses personnages se rétrécit comme peau de chagrin, que leur existence est sans cesse broyée par des humiliations quotidiennes, que leur humanité est niée avec une cruelle permanence ou une permanente cruauté… De menus gestes qui s’accordent à l’écriture d’Herta Müller, elle-même sans esbroufe ni pathos, mais tenace comme les vies en butte que l’auteure décrit. Et si avant de devenir romancière, elle fut poète, ce fut une façon pour elle, par le biais des allégories, des métaphores, des visions, de s’échapper de l’environnement « carcéral » qui était le sien, une façon de se raccrocher à une image pour ne pas céder à la folie.

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Die rumänische Zeitung "Gandul" schreibt: "Herta Müller könnte ein Beispiel für die rumänische Gesellschaft sein. Ein Zeichen, dass wir bei der Suche nach der Wahrheit nicht resignieren sollten, auf das Gedächtnis nicht verzichten dürfen, und dass von der Klärung der Vergangenheit unsere Gegenwart und Zukunft abhängen." Die russische Tageszeitung "Kommersant" würdigt die Entscheidung des Nobelpreiskomitees; dieses "stellt Müller jetzt in eine Reihe aller Schriftsteller, die gerechte Ideen verfechten oder Minderheiten und Unterdrückte schützen". Und "El País" aus Madrid schreibt: "Dieser Nobelpreis ist eine Anerkennung für jene, die keine Stimme haben".

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Bibliographie :

A good person is worth as much as a piece of bread, foreword published in Kent Klich's Children of Ceausescu by Journal, 2001 and Umbrage Editions, 2001. Published in Swedish as En god människa är lika mycket värd som ett stycke bröd in Kent Klich's Ceausescu's barn by Journal, 2001

Der König verneigt sich und tötet ("The King Bows and Kills"), essays, Munich (and elsewhere), 2003

Die blassen Herren mit den Mokkatassen ("The Pale Gentlemen with their Espresso Cups"), Munich (and elsewhere), 2005

Este sau nu este Ion ("Is He or Isn't He Ion"), collage-poetry written and published in Romanian, Iaşi, Polirom, 2005

Atemschaukel, Munich, 2009. Published in English as Everything I Possess I Carry With Me, Granta/ Metropolitan Books, 2009.

Les quinze derniers lauréats:

2008 : Jean-Marie Gustave Le Clezio (France)

2007 : Doris Lessing (Grande-Bretagne)

2006 : Orhan Pamuk (Turquie)

2005 : Harold Pinter (Grande-Bretagne)

2004 : Elfriede Jelinek (Autriche)

2003 : J.M. Coetzee (Afrique du sud)

2002 : Imre Kertesz (Hongrie)

2001 : V.S. Naipaul (Grande-Bretagne)

2000 : Gao Xingjian (France)

1999 : Gunter Grass (Allemagne) 1998: Jose Saramago (Portugal) 1997: Dario Fo (Italie)

1996 : Wislawa Szymborska (Pologne)

1995 : Seamus Heaney (Irlande)

20100105

L'invention des continents

Paris, Larousse, 2009.
Christian Grataloup

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Why must a compass point North? Who discovered Oceania? How many continents are there: five, as the French believe, or six, as do the English? Is Turkey part of Europe? If one thing holds true, it is our traditional representation of the world. The logic seems straightforward: continents are like big islands, therefore they are nature’s doing. But this segmentation has a history, has imposed itself gradually, and has always been subject to different points of view (those of explorers, geographers, merchants or colonialists), necessarily belittling in their classifications. “I cannot understand why the earth, which is one, has received three different names, all those of women”, wrote Herodotus. In his beautifully illustrated book (edited in France by the Larousse Publications), from the fascinating medieval world maps to baroque ceilings, from Renaissance allegories to the imperialist sculptures decorating chambers of commerce, Christian Grataloup takes us on a journey to discover our own vision of the planet, fragmented, contradictory, contestable and constantly tampered with.

The biggest climate conference in history opened in Copenhagen with a stark reminder of the consequences of a failure to act on global warming, but also with assurances that a legally-binding deal is within reach. Organizers and delegates were reminded of the intense public interest in events in Copenhagen when they were handed an online petition signed by 10 million people around the world demanding that leaders sign up to a "fair, ambitious and binding" climate treaty. The petition is an initiative of TckTckTck, an umbrella organization of 226 environmental groups. Yes, but we have now to surch something about the words. And this article gives us the rule of a nomination.

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Γιατί, όταν θέλουμε να προσανατολιστούμε, οι πυξίδες δείχνουν προς τον Βορρά; Ποιος ανακαλύψε την Ωκεανία; Πόσες ήπειροι υπάρχουν ; Πέντε, όπως θεωρούν οι Γάλλοι , ή έξι, όπως πιστεύουν οι Άγγλοι; Η Τουρκία αποτελεί μέρος της Ευρώπης; Αν υπάρχει ένα πράγμα που φαίνεται αυτονόητο, είναι η παραδοσιακή μας απεικόνιση του κόσμου. Το σχέδιο φαίνεται απλό: οι ήπειροι θα ήταν πολύ μεγάλα νησιά, επομένως ένα φυσικό φαινόμενο. Και εντούτοις, αυτή η διαίρεση έχει μια ιστορία, που επιβλήθηκε βαθμιαία, και ήταν πάντα υπόθεση διαφορετικών απόψεων (εκείνων των εξερευνητών, των γεωγράφων, των εμπόρων ή των αποικιοκρατών), και που ήταν απαραιτήτως περιοριστικές μέσα στην ταξινόμησή τους: Δεν μπορώ να καταλάβω, έγραφε ο Ηρόδοτος, γιατί η γη, που είναι μια, έχει τρία ονόματα, τα οποία είναι ονόματα γυναικών… Μαγευτικοί μεσαιωνικοί χάρτες των δύο ημισφαιρίων με οροφές μπαρόκ, αλληγορίες της Αναγέννησης με ιμπεριαλιστικά γλυπτά των εμπορικών επιμελητηρίων, δηλαδή ένα υπέροχο ταξίδι διαμέσου της θεώρησης που έχουμε για τον πλανητη, που είναι αποσπασματική, αντιφατική, και ακατάπαυστα αναθεωρημένη, στην οποία μας προτρέπει ο Christian Grataloup, μέσα σε ένα έργο που έξοχα εικονογραφημένο, το οποίο εκδόθηκε στη Γαλλία, από τις εκδόσεις Larousse (2009).

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Die Klimakonferenz in Kopenhagen ist eröffnet, die Zahl der besorgten Appelle nimmt zu. Dabei ist für die meisten Politiker und Experten klar: Wichtig ist es, gesellschaftliche Blockaden in Sachen Klimaschutz zu lösen. Zum Auftakt der UN-Klimaschutzkonferenz in Kopenhagen wird allerorten eifrig appelliert, gemahnt und gehofft. Auch der Gastgeber der Veranstaltung machte da zu Beginn des Klimagipfels keine Ausnahme: Die zweiwöchige Konferenz sei die "Hoffnungsträgerin der Menschheit", sagte der dänische Ministerpräsident Lars Loekke Rasmussen am Montag (07.12.2009) bei der offiziellen Eröffnung vor den 1200 Delegierten aus 192 Ländern. Der Däne fand dabei klare Worte: Rasmussen nahm alle Länder der Welt beim Klimaschutz in die Verantwortung. "Der Klimawandel kennt keine Grenzen, er betrifft uns alle", sagte der skandinavische Spitzenpolitiker. Mit welchem worten heissen wir aber die continenten. Hier ist eine Lösung.

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Kıtaların gerçekliği tartışılır mı? Neden tartışılmasın? Sonuçta bu konuda bile pek çok ülke farklı düşüncelere sahip. Örneğin Fransızlar Dünyanın 5 kıtadan oluştuğunu öne sürerken, İngilizler dünyada 6 kıta olduğunu savunuyorlar. Bir başka mesele ise Türkiye'nın coğrafı olarak Avrupa'ya ayit olması. Kimisi Avrupa'da diyor, kimisi değil diyor. Aslında anlamamız gereken dünyayı oluşturan kıtaların da bir tarihe dayandığı ve dünyanın kesiminin doğal olmadığı aksine insanların ve tarihin neticesi olduğudur. Herodot " dünyaya verilen 3 isminin de kadın ismi olduğunu hiç bir zaman anlamadım" derdi. Yani İnsnalar, kıtaların kesimini belirlemiştir, isimleri verilmiştir. Dolaysıla coğrafyanın "doğal" olduğunu öne sürmek ve siyası cözümlerini buna göre belirlemek büyük bir yanlıştır.

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Pourquoi, lorsque nous cherchons à nous orienter, les boussoles indiquent-elles la direction du Nord ? Qui a découvert l'Océanie ? Combien y a-t-il de continents ? Cinq, comme le pensent les Français, ou six, comme le croient les Anglais ? La Turquie fait-elle partie de l'Europe ? S'il y a bien une chose qui semble aller de soi, c'est notre traditionnelle représentation du monde. Le schéma semble simple : les continents seraient de très grandes îles, donc un fait de nature. Et pourtant, ce découpage a une histoire, il s'est imposé peu à peu, et a toujours été affaire de points de vue (ceux des explorateurs, ceux des géographes, ceux des commerçants ou des colonisateurs), nécessairement réducteurs dans leur classification : Je ne peux comprendre, écrivait Hérodote, pourquoi la terre qui est une a reçu trois noms, qui sont des noms de femmes... Des fascinantes mappemondes médiévales aux plafonds baroques, des allégories de la Renaissance aux sculptures impérialistes des chambres de commerce, c'est à un formidable voyage à travers notre vision de la planète, fragmentaire, contradictoire, contestable et sans cesse retouchée, que Christian Grataloup nous convie, dans un ouvrage illustré magistralement, publié en France, par les Editions Larousse (2009).

Voici ce que l’auteur nous apprend : "La division du Monde en continents fait partie du socle le plus solide de notre vision du cadre de l'écoumène. Sans que la notion soit sérieusement construite: pour la plupart d'entre nous, un continent est tout simplement une grande île. Pourtant, il s'agit de représentations lentement élaborées par la pensée occidentale qui auraient pu être tout autres. Une lecture médiévale littérale de la Genèse recyclant des termes gréco-latins fut laïcisée au XVIème siècle et s'imposa ensuite en particulier grace à une iconographie foisonnante des "4 parties du Monde". Le processus est parachevé par l'érection de ces catégories mentales en domaines géographiques dans le cadre des Lumières qui, en traçant leurs limites, achèvent d'en faire des "îles", des objets naturels.

Derrière cette division peu problématique se cache une subjectivité européenne qui se révèle aujourd'hui de plus en plus décalée par rapport aux dynamiques du Monde contemporain. Des mappemondes médiévales aux fresques baroques, L'invention des continents suit la piste de problèmes géopolitiques très contemporains."

Voici quelques feuillets de l’ouvrage à nous transmis par leur auteur et leur éditeur.

« Tout commence au cœur du monde grec, qui n’aurait su, chez ce peuple de marins, être terrestre. La matrice grecque n’est pas la pointe des Balkans que nous nommons aujourd’hui Grèce, mais la mer Égée, de la Crète à la Thrace, de l’Eubée à l’Ionie, avec ses périphéries, le Pont-Euxin (la mer Noire) en particulier. Deux termes grecs permettent d’en désigner les rives où sont les principales cités : Asié pour l’arrière du littoral oriental et Europé pour la côte occidentale. Le terme Asié apparaît au début de l’Iliade, où il désigne un paysage de prairie. La première occurrence d’Europé se rencontre dans un texte un peu plus tardif, l’Hymne homérique III, à Apollon, chant religieux grec archaïque, pour désigner la Grèce continentale au nord du golfe de Corinthe. Il semble que son étymologie soit effectivement « vaste terre ». Europé, terme dont la racine sémitique évoque le levant, est mieux connue comme personnage mythologique, la princesse phénicienne dont Zeus fut amoureux, parmi bien d’autres conquêtes, et qu’il enleva après s’être transformé en un superbe taureau blanc. Il partit avec elle vers le Couchant, vers l’Ouest, jusqu’en Crête.

Un troisième terme fut ultérieurement ajouté, celui de Lybié pour désigner la rive méridionale de l’aire de navigation, de la Thalassa hellénique, les côtes septentrionales de notre Afrique. Les Romains reprirent ces termes et les latinisèrent, en gardant le féminin générique : Asia, Europa et Libya. Europe connaît donc une réorientation : plutôt l’Occident à l’origine, elle en vient à désigner l’au-delà de la rive nord, le terme d’Africa servant plutôt à nommer la province romaine correspondant à l’actuelle Tunisie. Hérodote, dans ses Histoires, fait allusion à la tradition, déjà constituée au 5ème siècle avant J.-C., d’un découpage du monde en trois qui ne le satisfait guère :

« Je ne peux comprendre pour quelle raison la terre qui est une a reçu trois noms, des noms qui sont des noms de femme, ni pourquoi on lu a imposé comme frontières le Nil d’Egypte et le Phase de Colchide (selon d’autres, le fleuve Tanaïs de Méotide et les détroits de Cimmérie). Je n’ai pu apprendre les noms de ceux qui ont fait ces délimitations, ni d’où ils ont tirés ces dénominations. Désormais, en effet, la plupart des Grecs disent que la Libye tire son nom de Libyè, une femme autochtone, que l’Asie s’appelle ainsi d’après Asieus, fils de Kotys, fils de Maneus, et non d’après Asiè, femme de Prométhée. Pour cette raison, la tribu de Sardes s’appelle Asias. On ignore si l’Europe est entourée par la mer et d’où elle tire son nom, et celui qui le lui a attribué est inconnu. Du moins, nous dirons que ce pays a reçu son nom d’Europe de Tyr. Avant, il était anonyme comme les autres parties » (Hérodote, Histoires, IV, 45 ; traduction de Christian Jacob).

Les Arabes, plus fidèles aux Romains, ont conservé le mot, Ifriqiya (l’Afrique), pour désigner la Tunisie, l’est de « l’Île du Couchant » (Djeziret el Maghreb, dont la partie centrale a gardé le mot signifiant île en arabe, Al Djazayïr/l’Algérie). Dans les textes anciens, l’usage des futurs noms continentaux n’était pas ni très fréquent, ni rigoureusement fixé ; rien de bien surprenant qu’au Moyen Âge le terme « Afrique » ait été préféré à Libye.

Pour les Grecs comme pour les Romains, parler de continents, au sens littéral du terme, serait un contresens. Les noms propres féminins qui ont été ultérieurement utilisés pour les parties du monde indiquent plutôt des directions : le nord, le sud ou l’est de la Mare Nostrum comme « Atlantique » désigne la région du couchant. Leur utilisation n’est guère éloignée de celle des points cardinaux. De tels usages sont d’ailleurs peu fréquents. Asia et Africa sont surtout des noms de provinces. A partir du IVème siècle, à Constantinople, pour désigner l’est de la mer Egée, on utilise le terme « Anatolie » (νατολή, « Le Levant » en grec, anadolu en turc). En dehors de ces pratiques administratives, Afrique et Asie ne sont pas des toponymes et ne peuvent être transformés en adjectifs ou en substantifs désignant des habitants. Un habitant de Phocée aurait tout autant été surpris d’être qualifié « d’asiatique » qu’un Athénien « d’européen ».

Cela ne veut pas dire, cependant, que l’idée d’un découpage du monde en parties était totalement étrangère aux auteurs antiques. Les ouvrages de géographie descriptive, les œuvres d’Hérodote et de Strabon en particulier, parce qu’elles sont construites sur des logiques de classement des peuples, pratiquent un découpage régional du monde. Les noms qui sont choisis par les Pères de l’Eglise comme toponymes pour les « fiefs » attribués aux fils de Noé n’étaient donc que des possibles dans un stock de vocabulaire plus large. Mais ce choix a connu une fortune considérable qui fait qu’aujourd’hui nous connaissons tous les noms d’Afrique, d’Asie et d’Europe. »

Nous ne pouvons qu’encourager nos lecteurs à se reporter à l’ouvrage complet, L’invention des continents, Paris, Editions Larousse, 2009.

Christian Ruby

20100104

Europe : Identité ou dissensus culturels

Sur le préjugé de l'unisson.
Christian Ruby
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Welt und Heimat kommen sich immer näher, egal, ob die Globalisierung nun als grosser Gleichmacher oder riesige Chance begriffen wird. Die enge Bindung an die Region scheint vielen Menschen in der vernetzten Welt als verlässliche Konstante. Doch was bedeuten Identität und Heimat in einem ökonomischen Umfeld, das Flexibilität und Mobilität zu den Bedingugen einer Karriere rehebt ? Und was für Europa ?

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Η αναφορά στο κοινό (στη μονάδα και την ταυτότητα) «στοιχειώνεται»στο εξής από μια αισθητική της καταστροφής. Αν και εκπληρώνεται, σχεδόν πάντα, υπό το κράτος της απειλής (ο μετανάστης, ο ξένος, ο άλλος), πράγματι έχουν τελειώσει, σήμερα, οι σταθερές, ομοιόμορφες και ομοιογενείς ταυτότητες. Και μάλιστα, δίχως άλλο, αυτές οι τελευταίες, ποτέ δεν έχουν υπάρξει υπό τη μορφή της πνευματικής συνοχής και της συμφωνίας των ηθών αν και πολλοί θεωρούν ακόμη πως μπορούν να τις περιγράψουν, με αναδρομή, ή για να υπηρετήσουν το ιδανικό του αγώνα ενάντια στην διαφορετικότητα. Η δογματική εξίσωση σύμφωνα με την οποία η κοινή κουλτούρα διαρθρώνει την ταυτότητα, αυτή η ιδέα, με όρους της ομοιομορφίας και των αξιών, δεν είχε ποτέ μια καθαυτή σημασία. Αντλεί το νόημά της μέσα απ’τον αγώνα της ενάντια στις πολλαπλότητες (τις διαφορετικότητες) που αντικατοπτρίζονται με μιάς από τη μεριά του «χάους των αξιών».

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La référence au commun (à l’unité et à l’identité) est désormais hantée par une esthétique du désastre. Quoiqu’elle s’accomplisse presque toujours sous le coup de la menace (l’immigré, l’étranger, l’autre), c’en est en effet fini, de nos jours, des identités stables, uniformes et homogènes. Et sans doute ces dernières n’ont-elles même jamais existé sous la forme de la cohésion spirituelle et de la conformité des moeurs sous laquelle beaucoup croient encore pouvoir les décrire, d’ailleurs par rétrospection, sinon pour servir d’idéal de combat à l’encontre de l’altérité. L’équation dogmatique selon laquelle la culture commune structure l’identité, elle-même pensée en termes d’uniformité et de valeurs, n’a jamais eu de signification en soi. Elle puise son sens dans sa lutte contre les multiplicités (les altérités) renvoyées d’un seul coup du côté du « chaos des valeurs ».

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Reference to communality (as well as identity and unity) is nowadays haunted by a sense of disaster. Despite being regularly presented as a threat (immigration, foreigners, the ‘other’), it is true that stable, uniform and homogenous identities have become irrelevant. Actually, these have probably never existed under the form that many today conceive of and commonly use to oppose otherness. The dogmatic equation according to which common culture structures identity, itself thought of in terms of uniformity and values (As soon as culture is conceived of in terms of ‘values’ it becomes a social merchandise destined to circulate opinions, cf. Hannah Arendt, Crise de la culture, 1963, Paris, Gallimard, 1972, p. 261. Th. W. Adorno underlines that these supposed cultural values are nothing more than detestable philosophical rationalizations of merchandise (Prismes, 1955, Paris, Payot, 1986, p. 7 et 10)), has never made sense. Indeed, it draws appeal only in its struggle against multiplicities (“othernesses”) represented as “chaos of values”

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Fransa'da kimlik tartışmasının yürütüldüğü sırada yazılan bu yazı ulus kimliğin "homojenlik" üzerine kurulu olmasının mümkün olmadığını belirtiyor. "Homojenlik rüyasının" karşmaya sürüklediği belirtilirken, yazar ulusal kimliğin sağlıklı bir şekilde tartışılması için kültürel farklılıkların üzerine dayalı olması gerektiğinin altını çiziyor. Yazar bu yazıda açıkça olmasa da şu sıralar Fransa'da yürütülen kimlik tartışmasının yönetilme biçimlerini eleştiriyor ve Avrupa'nın değişik ülkelerine ulus-kimlik kavramı hakkında bilgilendiriyor.

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Nul ne peut se rendre totalement insensible à la vague axiologique à laquelle les affaires culturelles, nationales ou européennes, sont actuellement soumises. Avec le « tout fout le camp » et la « perte de nos valeurs culturelles », ce ne sont pas seulement des ressentiments à l’égard de l’étranger, des nostalgies et des désespoirs individuels que manifestent ces indignations. C’est surtout, le contemplant dans l’imaginaire de sa propre ruine, une conception d’Etat du sens du commun, à retenir ou à restaurer, qui s’exprime. Une valorisation des anciens partages publics du sensible en cours de dissolution dans l’écho d’une catastrophe liée, croit-on, seulement aux sociétés de masse ou à la transversalité imposée par une perspective européenne. En un mot, une conception, quoique confuse, de ce qui passa ou doit encore passer pour culture commune [1], traduite en âge d’or des valeurs de l’unisson et de l’homogène, dont on voit bien, s’il ne l’a pas toujours été, qu’il est mis en question dans le présent, soit par l’émergence d’une culture mondiale formelle [2], soit par un formatage centralisé européen, soit par des forces qui cherchent à le déstructurer afin de mieux promouvoir une conception collective et alternative de la culture [3].

C’est dire si, outre des problèmes de définition, on ne peut évoquer la question de la culture commune – « partage » des valeurs, unité de culture, invariant de l’Art mis sous la juridiction du consensus, communauté de communication - sans s’obliger à rendre compte d’une expérience historique de ce qu’on appelle l’identité sociale et politique, des affects et des percepts qui structurent un type de rapport au tout social et politique (conçu en général comme fermé), et d’un sens de ce qui est partagé et partageable publiquement (et dans l’exclusion).

Par conséquent, la réflexion philosophique et politique portant sur la culture commune n’est pas séparable non plus d’une étude des pratiques de ce qui fait commun ou de ce qui rentre dans le commun, à tel moment de l’histoire (le statu quo), en corrélation avec la répression de ce qui est exclu du commun sous prétexte d’aller à l’encontre de « l’intérêt » (justement) « commun ».

Clarifions autant que possible l’expérience que nous avons faite et faisons encore de ce qu’il est convenu d’appeler la culture commune (version identité), dans les cercles de l’opinion politique, dans le cadre restreint des pays européens et de leur avenir « commun ». Une telle expression, « culture commune », ne saurait renvoyer à la culture en général ou à la culture collective, voire à ce qui passe pour culture dans les conditions de mutation des sociétés de masse. La question de la culture commune est d’ailleurs d’autant moins celle de la culture que l’intérêt de l’Etat pour la première est inversement proportionnel à l’intérêt qu’il met dans la seconde. Dans cette expression, certes, « commun » s’entend, ainsi qu’il en va traditionnellement, dans une opposition au « propre » (au « privé ») ; dans les langues latine et néo-latines, dont le terme provient, « commun » est ce qui n’est pas propre à un seul ; le « commun » commence là où le propre finit [4] ; il est ce qui appartient à plus d’un, à plusieurs ou à tous. Mais, dans son usage politique, le « commun » condense une illusion de consentement et d’identité, préside à la construction d’une chaîne de termes essentiels à un certain type de gouvernement procédant sur le mode de l’unisson.

À la culture commune échoit alors la tâche d’une formulation uniforme des contenus spirituels du corps social et politique. Politiquement, elle s’élabore en un grand récit, unique, linéaire et téléologique, de la culture. Grâce à qui ? Selon quelles modalités de l’imagination politique se condense-t-elle en une culture enfermée dans un même modèle de « valeurs » à imposer à chacun (dans le suspens de l’apprentissage du jugement), un modèle nationalisé (de la « maison » fermée et exclusive), parfois configuré dans les écoles en la norme de la « culture générale » (avec système de dépréciation, hiérarchie et fétichisme) ? Ne s’est-elle pas déployée en pleine dépendance des processus (internes et externes) de conquête de l’unisson social et politique [5] ?

« Valeurs » culturelles et intégration.

La référence au commun (à l’unité et à l’identité) est désormais hantée par une esthétique du désastre. Quoiqu’elle s’accomplisse presque toujours sous le coup de la menace (l’immigré, l’étranger, l’autre), c’en est en effet fini, de nos jours, des identités stables, uniformes et homogènes. Et sans doute ces dernières n’ont-elles même jamais existé sous la forme de la cohésion spirituelle et de la conformité des moeurs sous laquelle beaucoup croient encore pouvoir les décrire, d’ailleurs par rétrospection, sinon pour servir d’idéal de combat à l’encontre de l’altérité. L’équation dogmatique selon laquelle la culture commune structure l’identité, elle-même pensée en termes d’uniformité et de valeurs [6], n’a jamais eu de signification en soi. Elle puise son sens dans sa lutte contre les multiplicités (les altérités) renvoyées d’un seul coup du côté du « chaos des valeurs ».

La reconnaissance des effets, dans nos sociétés, des grands récits de la culture commune – valeurs éternelles, histoire téléologique, distribution immuable des rangs et des identités, acceptation de l’autre sous réserve d’être réduit au folklore - serait probablement mieux accomplie si on la reconduisait au concept de sens commun ou de fabrication du consensus pour sociétés de masse, voire de religion civile ou d’esthétisation des rapports sociaux. Même s’il s’agit bien d’un problème de narration historique extrapolé en termes de « valeurs », il faut souligner cependant que l’adéquation de ce type de fiction à un type de sensibilité s’insurge, sans en percer à jour le mécanisme, contre l’économique, le domaine de l’utile, dont elle juge implicitement qu’il fabrique moins du commun que de simples relations, engendrant des conflits de faits. A contrario, cette reconnaissance impose une réflexion sur les catégories de légitimation de l’unité-identité politique – leur nature, leur fonctionnement, leur efficace et leur faiblesse –, des inclusions et exclusions à partir desquelles les places respectives des uns et des autres, de ceux qui ont droit de participer ou non au jeu social et politique, sont fixées dans une société et politiquement entretenues. Ces catégories – identité, frontières, valeurs communes, communauté, repères, appartenance vs foules sauvages et violentes, asocialité, différence acceptable, … - fabriquent ce qui « va de soi » en tel ordre des choses, du moins tant que personne ne les discute, ou ne met l’efficacité de ces représentations, voire ces représentations même, en crise [7].

Aussi n’est-ce pas forcer le trait que d’affirmer que le thème de la culture commune est celui d’une couverture d’harmonie et d’homogénéité projetée sur un tout social à l’encontre de ses fractures et contradictions. Cela, parce que les clercs qui ont fondé l’idée moderne de communauté (bientôt nationale), en la rendant par ailleurs compatible avec l’âge de l’individualisme possessif, en sont restés désespérément au niveau du dilettantisme en ce qui concerne la compréhension de son rapport à l’Etat, mais ont concentré la force du tissage de la cohésion sociale sur une conception esthétique (fondée sur le sensible homogène), une transfiguration prétendument désintéressée du rapport du politique et du social [8].

La référence à la culture commune s’est alors rapidement réduite à l’exaltation d’une foi en la culture, restreinte à l’ostentation d’un trésor et au culte des géants de l’esprit commun [9]. Cette foi s’articule en images, mais aussi en objets réputés communicables. Son préjugé le plus répandu, le préjugé de toute religion civile, est celui qui consiste à figer, à réifier la culture en « bien ou en valeur culturels » en la faisant vivre sous le sceau du « naturel ».

Repères pour une histoire du sens commun.

Ce genre de fiction a bénéficié de nombreuses traductions au cours de l’histoire. Les fictions narratives d’une histoire commune réalisée dans les progrès de la nation, celles de la conscience téléologique de l’histoire ou du sens commun conçu comme sens de l’héritage et de la transmission (causale, linéaire), en sont les témoins majeurs. Les récits qu’elles composent, et les illusions d’éternité qu’elles diffusent ont des formes théâtrales (la grande scène du monde sur laquelle les héros de l’histoire conduisent des guerres justes, les maximes morales qui revêtent la forme de la statuaire exposée en public, le Gaulois, Marianne, …) qui marquent d’autant les esprits. Cela est bien connu. Aussi n’y faisons-nous qu’une brève allusion [10].

Dans l’histoire politique qui nous hante, la Troisième République, en France par exemple, a su élaborer les principes du sens commun destinés à passer pour culture commune et à soumettre chacun à la sociabilité impartie par cette conception de l’Etat. En s’appuyant sur l’idée esthétique d’Art et de Culture, cette construction politique, artificielle ou imaginée, pour reprendre les termes de Benedict Anderson [11], a tenté d’enrôler les dynamiques culturelles dans les rets de la raison d’Etat. En mobilisant les corps d’Etat (académiciens, enseignants, mais aussi artistes et colporteurs), des politiques culturelles nationales tissent des liens très forts entre culture et nation. Citons Jean-Pierre Worms, commentant les résultats de cette histoire : « Les Français se considèrent, en effet, volontiers comme les gardiens d’une forme d’orthodoxie républicaine selon laquelle les différences entre individus et groupes sociaux sont parfaitement légitimes et doivent être protégées dans l’espace privé mais ne sauraient en aucun cas interférer avec la parfaite transparence et homogénéité de l’espace public qui, lui, ne connaît que des individus dont il garantit la rigoureuse égalité en droit, par la grâce de l’unité et de l’indivisibilité de leur commune citoyenneté » [12]. L’auteur caricature de cette manière le rapport qu’entretiennent les Français ainsi éduqués avec l’unité supposée de la république. Il ironise à peine sur leur croyance sans faille dans la capacité d’intégration ou d’assimilation, à l’heure des rejets massifs de « l’étranger » ou de « l’immigré ».

Sur cette question de la politique esthétisée conçue comme ressource d’une certaine conception de l’unité sociale et politique, Léon Gambetta ne fut pas avare en propos. Commuée en culture nationale et vécue sous la forme d’une foi culturelle laïque, diffusée entre autres par les institutions scolaires, l’urbanisme et l’art public, elle fut théorisée par lui, notamment, lors de la création du ministère des Arts en 1881. La nation, est-il d’emblée précisé, attend de la culture qu'elle remplisse une mission élevée de formation sensible à l’unité du corps politique. Simplifiant outrageusement le propos, rappelons aussi que le préambule de la Constitution de 1946, puis le décret de fondation du ministère de la Culture, taillé sans doute pour André Malraux mais, plus largement, ajusté à la perspective que nous décrivons, s’alimentent à la même veine, celle d’une mise en service d’Etat de l’idée de la Culture et de l’Art. Ceci dit nonobstant la conscience d’avoir vécu la prise du pouvoir par la forme la plus dévastatrice de régression collective et barbare, à l’encontre de laquelle l’idée d’une politique de démocratisation culturelle était censée contribuer à ne plus jamais revivre ce genre de drame.

Ce bref pointage historique vise uniquement à rappeler que la discussion portant sur la culture commune doit englober non seulement des thèmes mais aussi des institutions et des formes historiques d’objectivation, puisque la culture commune s’inscrit aussi dans les lieux publics grâce à des monuments, des équipements et des agencements, des choses tangibles. La pérennité de la cohésion sociale et politique ne se joue ni dans la seule abstraction du concept ni sans instauration des instruments de sa prégnance.

Sur l’inquiétude actuelle des clercs.

De surcroît, il convient de relever ceci. Si un certain nombre d’intellectuels contemporains semblent entrer en crise devant les comportements de leurs concitoyens, et invoquent la nécessité de restaurer une culture commune là où ne règneraient plus qu’individualisme, consommation de masse et industries culturelles, c’est que le groupe social auquel ils appartiennent, et qui a affermi leur position sociale, a joué un rôle historique dans l’élaboration de ladite culture commune et des modèles de société policée qu’elle décline. Mais ils sont désormais dépassés par une condition de la culture qui les déborde. Dès lors, le « déclin » de la prégnance de la norme commune constitue aussi pour eux le signe de la perte de leur poids dans/sur la société et l’annonce de leur impuissance de plus en plus grande à avoir prise sur les esprits.

Les acteurs, artistes, journalistes et intellectuels du « philistinisme culturel et cultivé » (Theodor Wesendung Adorno, Hannah Arendt), n’ont, en effet, cessé de travailler à étendre leur pouvoir sur le monopole de l’élaboration et de la diffusion de ladite culture/sensibilité commune. Ces représentants privilégiés, qui ont construit leur engagement corrélativement à l’émergence d’une sphère autonome de la culture, voudraient bien que La Culture et l’Art, qui sont surtout intimement les leurs (ouvrages, statuaire, compositions), continuent à assurer leur pouvoir de construction symbolique d'une communauté de citoyens en même temps que leur pouvoir différentiel propre (maîtrise des rejets, des exclusions, des mises à l’écart). En leur confiant la tâche de donner de l'unité, du sens/sensible à la cité, l’Etat leur a permis de confondre le sens de leur œuvre et le sens commun. Ils ont en quelque sorte mué des éléments de la culture savante en culture commune vouée à l’intérêt commun, non sans que l’enthousiasme pour cette culture cadre alors avec le climat des oeuvres symboliques et des musiques militaires. Leur travail le plus difficile fut d’ailleurs d’instaurer les moyens de la puissance symbolique par laquelle faire croire que cette culture, fabriquée par l'autorité et ses soutiens, pouvait passer pour le dénominateur commun (en soi) des différentes catégories sociales.

L’invention de ce sens commun, la transformation par conséquent d’un privilège d’intellectuel ou de clerc en un instrument de consensus, fut bien pour autant le résultat de violentes polémiques avec le monde aristocratique, avec lequel justement le monde moderne « n’avait rien de commun » [13]. Ce sens commun n’a dessiné un monde de plaisirs partagés qu’à partir d’une longue histoire, au cours de laquelle des œuvres nouvelles se sont ajoutées les unes aux autres, rebondissant les unes sur les autres, en déployant un sens de l’adresse universelle indéterminée susceptible de donner un contenu universel au sens commun.

Mais ses limites se rencontrent d’emblée dans les perspectives construites par les grands théoriciens. Outre Jean-Jacques Rousseau, dont nous ne parlons pas ici, en voici l’expression chez les philosophes les plus référés encore de nos jours, Immanuel Kant (1724-1804) et Friedrich von Schiller (1759-1805) [14].

Hannah Arendt a mis l’accent sur ce point dans la philosophie de Kant. Elle insiste sur le fait suivant : lorsque Kant consacre son temps à la réflexion sur la finalité, réflexion dont il puise l’essentiel dans l’analyse du jugement esthétique, il rencontre en effet le concept de « sens commun ». Contrairement à ce que croit l’opinion en matière de goût (on n’en discute pas), il découvre que les goûts sont communicables. Il en met au jour la condition dans le jugement qui les manifeste et qui présuppose l’existence de ce sens commun (car c’est un énoncé universel). Ce dernier repose sur le paradoxe d’un « sens » qui n’en est pas un, poussant à agir de telle ou telle manière (un sens actif à l’adresse de tous). Tout être humain le possède. Ce serait même une qualité qui définirait l’humain dans ses relations (possibles) aux autres. Mais conscient du fait que l’exercice de ce sens ne semble aisé qu’au sein du public cultivé, il en fait une promesse de médiation sociale entre le « raffinement de l’élite » et la « simplicité naturelle du peuple ».

Lorsque Friedrich von Schiller contribue, derechef, à façonner les promesses fondamentales de l’esthétique, il réaffirme la centralité du sens commun et sa fonction de rapprochement/réconciliation entre les classes, dessinant ainsi l’horizon d’une humanité sensible commune, ou un Etat (esthétique) susceptible de préfigurer la communauté consensuelle libre.

Qu’on se réclame expressément de ces philosophes ou non, il n’empêche qu’ils explicitent les motifs centraux pour lesquels on peut faire appel à une culture commune ou un sens commun, dans la « radicalité » politique de leur instrumentalisation. Ces motifs se traduisent désormais dans les termes de la Culture et de l’Art (il ne s’agit pas des œuvres) réduits au consensus esthétique. Culture et Art sont censés former un espace commun spécifique, où s’indiquent les « trésors » et les « valeurs » consensuels, excluant simultanément toute œuvre « critique », tout différend artistique ou culturel.

La résistance des œuvres.

Cet examen des composantes de la culture commune – dont nous répétons qu’il a moins porté sur la culture que sur un certain sens du commun (et de sa liaison avec la notion de valeur) dans nos sociétés - ne doit pas faire oublier que tous ne s’y rallient ou soumettent pas. Ils ont pour eux des données objectives qui les encouragent à amplifier les écarts possibles avec elle. Le sociologue Jean-Claude Kaufmann souligne en effet : « La France se coupe en deux... D'un côté, les modernes, culturellement nantis, ouverts à tous les questionnements passionnants de l'époque. De l'autre, la souffrance honteuse de tous ceux qui ne comprennent rien à ce tohu-bohu « (Le Monde, 26 avril 2002). Mais ils ont aussi pour eux une autre conception possible de la culture (collective), faite de travaux collectifs et confrontés. Aussi beaucoup ont-ils tenté ou tentent d’inventer, en marge de la culture commune officielle et des politiques esthétiques civiques, des cultures autres, exaltant d’autres traits d’humanité, conçues à partir de pratiques collectives plutôt qu’imaginées par des porte-parole ; tandis que d’autres multiplient les opérations qui détournent la culture commune par des pratiques non-standards ; les derniers se contentant, il est vrai, de projeter de développer des luttes afin de faire reconnaître publiquement tel ou tel élément différent comme trait de la culture commune.

D’une façon ou d’une autre, ces critiques, pour autant qu’elles atteignent le public, portent atteinte au trait constitutif des pensées traditionnelles du sens commun, selon lequel existerait une fonction communautaire immédiate de la culture et des arts. Or, si l’existence d’une telle fonction est indéniable – on le constate dans nos sociétés - elle n’est pas naturelle. Elle est fabriquée. Elle résulte d’une histoire, au cours de laquelle on a prêté à des œuvres de culture et d’art un pouvoir d’incarnation du commun et de la transmission du sens du commun. Telle œuvre joue alors un rôle d’identification de la communauté, au titre de sa reconstruction symbolique. Ce présupposé d’une mise en service immédiate de l’œuvre est assumé par le recours à « l’intérêt commun » (on « répond aux attentes des citoyens » !) et à la publicité, double perspective qui permet d’asséner nombre de directives aux arts [15].

Paradoxalement, ceci ne peut s’entendre pourtant que parce que l’œuvre joue déjà intrinsèquement un rôle par rapport à la perspective de destinataires, et parce que les œuvres d’art sont un excellent terrain d’exercice du rapport à ceux qui expriment des sentiments imprévisibles. Encore la question de fond devrait-elle être de savoir si ce que portent les œuvres relève d’un sens commun ou d’autre chose. Les œuvres ont bien en elles un pouvoir, mais qui se restreint à leur présence, leur prolifération, leur adresse indéterminée (à…) [16] , et par conséquent leur capacité à susciter du débord, de l’écartement par rapport à soi, à ses présupposés !

En fin de compte, les œuvres – il suffit de consulter de près les catalogues de la Biennale de Venise, d’Istanbul, de Lyon, 2009 - n’ont un rôle dans la constitution de l’imaginaire du commun qu’au mépris de leurs différences et des différends entre elles, qu’en les coupant de leur potentiel artistique. Partant, nous revient le problème de savoir comment mettre une autre conception de la culture en conflit avec celle de la culture commune, ou comment construire des écartements progressifs avec les modes d’engendrement précédents de cette culture. Cet autre point de vue peut d’ailleurs se décliner à partir d’une histoire dans laquelle cette idée du commun et de la fonction communautaire de la culture ont déjà été combattus.

Dans la mesure où l’essentiel vient d’être énoncé, contentons-nous de compléter ce propos par une allusion à une autre perspective non moins judicieuse. Pourquoi ne pas analyser sérieusement la résistance des œuvres, des objets culturels et des pratiques culturelles à cette culture commune qu’on veut leur faire endosser ? Ces œuvres, le plus souvent, résistent à la culture commune parce qu’elles ne se satisfont pas de servir un intérêt et parce qu’elles promeuvent sans fin une culture plurielle.

Un collectif à retisser sans cesse.

Les rapports de la politique, de la culture et des arts ne sont pas aisés, simples et sans conflits. Mais ce n’est pas une raison pour confondre culture et culture commune, intellectuels de fonction et pensée du collectif, ou pour substituer l’idée d’une unité-homogénéité sociale à la reconnaissance nécessaire du différend ou de l’intolérable. L’inquiétude du jour autour des phénomènes de mondialisation, le retour du thème d’une tragédie de la culture, dans les milieux culturels, celui d’une identification de l’Europe, ne doivent pas induire une rétrospection vers des valeurs ou des repères. Ils ne doivent pas non plus borner la réflexion sur la cité à la mélancolie d’une communauté anesthésiée, d’une absence de communauté, d’une impossibilité radicale de toute communauté, voire d’une communauté pensée dans l’excès de l’incommensurable.

Elle devrait au contraire pousser à penser au moins, à destination de chacun, les moyens d’une trajectoire et d’une formation au jugement (politique), notamment dans le cadre de l’Europe. Mieux vaudrait nous confronter à la question de la culture collective à partir de questions à prendre au sérieux :

- Que se passe-t-il, politiquement, quand il n’y a pas de commun défini par l’Etat ? Pourquoi et au nom de quoi déployer sans réflexion une crainte de l’absence de commun ?

- Existe-t-il d’autres modèles du commun, hors de notre contexte immédiat (autres cultures, autres moments de l’histoire) ?

- Qui a contesté l’idéal d’un commun nécessaire avant « nous » ?

- Comment penser la différence entre le commun et le collectif ?

- Quelle place faire aux intellectuels dans des collectifs ?

- Quelles possibilités d’écarts ou de résistances nous proposent les pratiques artistiques et culturelles ?

- Quelles ressources offrent ou offriraient une formation à la trajectoire culturelle et artistique ainsi qu’au jugement politique ?

En définitive, ce sujet, la culture commune, aboutit à faire ressortir ceci : lorsqu’il n’y a plus de commun, cela ne signifie pas qu’il n’y ait plus rien en commun. Au contraire, nous pouvons apprendre à moins poser le problème du commun que celui du collectif et de son fonctionnement à partir des résistances au commun. Dès lors qu’il n’y a plus de commun, chacun est obligé de se repenser dans le collectif comme un moment d’une expérience sociale globale [17], dans laquelle chacun est à la fois produit et cause…

On peut toujours réfléchir le contemporain de la culture sous l’angle du tragique. Certains constats y poussent sans doute et Socrate, revenu parmi nous, n’eût sans doute point bu la ciguë de nos jours, mais il eût bu dans une coupe encore plus amère !

Encore doit-on rappeler que les réifications culturelles ne sont pas le fait des masses. Encore doit-on souligner que des œuvres déconstructives, incongrues, déceptives, intermittentes ou « contemporaines » font éclater le mécanisme aseptisé de la culture commune. Dès lors, finalement, ce qui est suspect, de nos jours, ce n’est pas que l’on se représente la réalité culturelle comme un enfer. C’est qu’en une sorte de fureur impitoyable, on exhorte les uns et les autres à la fuir. Le tort de la plupart des discours sur la culture, c’est qu’ils ne s’adressent ni aux masses (méprisées) qui ne peuvent se dispenser de subir les épreuves des conditions matérielles de la vie ni aux individus (figés dans un être ou des droits), mais plutôt, en exploitant le filon de l’épuisement de la culture et de l’inauthenticité contemporaine, à des témoins imaginaires auxquels chacun veut laisser son message afin qu’il survive à sa mémoire et forge sa gloire posthume dans la certitude d’avoir raison (« je vous l’avais bien dit ! »).

Christian Ruby



[1] Cf. Marc Fumaroli, George Steiner, Philippe Murray. Cf. Revue Cassandre, « 10 ans », 2006, p. 114.

[2] C. les isotypes : International System of Typographic Picture Education, c’est-à-dire la signalétique des aéroports.

[3] Tout consensus repose sur un doublet : le doublet consensus/exclusion. Sur ce verrou du consensus, cf. Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1979 ; Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995.

[4] On trouve ce sens dans le koinos grec (le commun de ce qui est commun, de la mise en commun, voire du butin commun), que traduit ensuite le gothique gemein, ainsi que ses dérivés Gemeinde, Gemeinschaft. Cf. « la commune condition des choses humaines », décrite par Michel de Montaigne, dans les Essais, chap. XII).

[5] La « culture commune » est « capable de la violence la plus stupéfiante » écrit Michel Foucault, Philosophie, Paris, Gallimard, 2004, p. 673.

[6] Dès lors que la culture est réfléchie en termes de « valeur », elle est déjà muée en marchandise sociale à faire circuler, cf. Hannah Arendt, Crise de la culture, 1963, Paris, Gallimard, 1972, p. 261. Th. W. Adorno souligne aussi que les « prétendues valeurs culturelles » sont de détestables rationalisations philosophiques de la marchandise (Prismes, 1955, Paris, Payot, 1986, p. 7 et 10).

[7] De même que les partages organisés par la culture commune en Grèce diffèrent de ceux des modernes (le travail y est exclu de la politique et du commun), il n’est pas impossible d’entrevoir en notre époque un remaniement. Cf. Zygmunt Bauman, La société liquide, Rodez, Le Rouergue, 2006 ; Richard Sennett, La culture du nouveau capitalisme, Paris, Albin Michel, 2006 ; Peter Sloterdijk, Le palais de cristal, A l’intérieur du capitalisme planétaire, Paris, Maren Sell Editeurs, 2006.

[8] Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Galilée, Folio, 2004.

[9] Theodor W. Adorno, Prismes, op.cit., p. 10.

[10] Cf. Eric Hobsbawm, L’invention de la tradition, Paris, Editions Amsterdam, 2004.

[11] Benedict Anderson, L’imaginaire national, Paris, La Découverte, 1996.

[12] « Citoyenneté commune et différenciation culturelle », Jean Pierre Worms, article extrait de La cohabitation culturelle en Europe – Regards croisés des quinze, de l’Est et du Sud, Paris, CNRS éditions, collection Hermès, 2000.

[13] Honoré de Balzac, Le cabinet des Antiques, Paris, Gallimard, 1976, p. 986.

[14] Pour tout ce qui suit : Sylvie Leliepvre-Botton, Droit du sol, Droit du sang, Patriotisme et sentiment national chez Rousseau, Paris, Ellipses, 1996 ; Hannah Arendt, Juger, Sur la philosophie politique de Kant, 1982, Paris, Seuil, 1991 ; Immanuel Kant, Critique du jugement, 1790, Paris, Vrin, 1968 ; Friedrich von Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, 1794, Paris, Aubier, 1992.

[15] Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.

[16] Jean-Jacques Rousseau le souligne de la manière suivante : « et l’on commença à sentir le principal avantage du commerce des muses, celui de rendre les hommes plus sociables en leur inspirant le désir de se plaire les uns aux autres par des ouvrages dignes de leur approbation mutuelle » (Discours sur les sciences et les arts, 1750, Paris, Gallimard, 1964, p. 6).

[17] Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, Folio, 1990.