20090105

l'Histoire de la longue durée

L'aire culturelle européenne. L’exemple de l'Histoire de la longue durée.
Josette Delluc, historienne
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Lorsqu'en 2005 Jean Clair conçoit pour le Grand Palais, la belle exposition sur la Mélancolie : « affection connue depuis l'Antiquité et aujourd'hui nommée dépression », il choisit ce thème parce qu'il invite à « une profonde histoire culturelle de l'occident » (in Catalogue de l'exposition). L'accrochage chronologique (de l'Antiquité à la fin du XXe siècle) donne à voir des œuvres des différents pays européens et permet de confirmer que tous furent traversés par les mêmes courants de pensée, bouleversés par les mêmes découvertes scientifiques. L'étude de la question des sentiments de l'homme au XIXe siècle, à partir des tourments du romantisme jusqu'à la découverte de l'inconscient par la psychanalyse, est un des exemples qui met à jour l'existence d'un ensemble culturel. Tous ces pays ont connu une évolution intellectuelle et artistique parallèle, cette histoire construite au cours des siècles constitue notre héritage, notre identité.
Alors qu'au début du XXIe siècle l'espace mondial est qualifié de globalisé, il est intéressant de remarquer que malgré tout, l'aire culturelle européenne résiste, c'est ce que nous pouvons tenter de démontrer en appuyant notre réflexion sur l'exemple de l'art vu depuis Paris.
Le premier aspect unificateur de cet espace a pour fondement le pilier de l'Antiquité : les Européens sont, aujourd'hui encore, des enfants de la Grèce. Cette réalité est manifeste autant dans nos choix individuels que dans les propositions institutionnelles. Il en est ainsi de la vivacité, qui semble éternelle, du mythe de Prométhée. La Cité de la Musique à Paris a programmé le 26 mars 2008, trois extraits d'œuvres qui s'y réfèrent : Les Créatures de Prométhée op. 43 de Ludwig van Beethoven, Prométhée ou le Poème du feu op. 60 d' Alexandre Scriabine et un extrait de l'opéra Prometeo de Luigi Nono. Chaque musicien confronté au travail de création réinvente ce mythe pour traduire sa propre préoccupation et émet une proposition personnelle. Ludwig van Beethoven en période révolutionnaire (l'œuvre est créée à Vienne en 1801) confie à l'homme émancipé son propre destin. A Moscou, un siècle plus tard en 1911, Alexandre Scriabine, proche des milieux de la théosophie, s'oppose à ce rationalisme et favorise le mystère. L'opéra de Luigi Nono à la fin du XXe siècle (1984 à Venise et création définitive en 1985 à Milan) est servi par le livret de Massimo Cacciari, d'après Walter Benjamin, Eschyle, Euripide, Johann Wolfgang von Goethe, Hérodote, Hésiode, Friedrich Hölderlin, Pindare, Arnold Schönberg et Sophocle. Ainsi ont été convoqués histoire et mythologie, textes philosophiques et poétiques, écriture musicale pour exprimer la lutte contre «le désert» et la stérilité, pendant le travail d'élaboration, puis son aboutissement : «la mesure du temps se comble», «écoute, écoute», la partition peut-être enfin jouée.
Ce concert rappelle la puissance de la pensée grecque et pour poser la question de l'homme face à la réalisation artistique, il met en perspective la réponse à des siècles différents de trois musiciens qui retournent aux sources pour se démarquer ensuite de la tradition par leur technique d'expression. La culture classique reçue en héritage est fondatrice de création, à chaque époque les artistes européens inventent une nouvelle écriture parfois révolutionnaire, mais, issue de la même histoire, c'est pourquoi leurs œuvres présentent un lien de parenté.
Le second pilier de notre culture occidentale est son fondement judéo-chrétien, «L'Église ...le plus ancien fournisseur des musées de France» rappelle Jean Clair[1]. Le retable d'Issenheim ou les crucifixions de Cimabue sont de très beaux exemples des commandes faites aux artistes par le pouvoir religieux à une époque où les œuvres étaient données aux fidèles comme illustration du discours du prêtre. Au XXe siècle la démarche des peintres qui reprennent le thème de la crucifixion est spontanée, car détachée de la religion, elle se présente comme un exercice académique, ou, une volonté de se mesurer aux maîtres du passé, en s'inscrivant dans leur continuité. La filiation peut-être confirmée par la suggestion de Gilles Deleuze[2] : «Il y a dans le christianisme un germe d'athéisme tranquille qui va nourrir la peinture; le peintre peut facilement être indifférent au sujet religieux qu'il est chargé de représenter». Le thème de la crucifixion au delà de sa signification théologique permet d'exprimer la mort, la douleur des proches, et, est aussi prétexte à travailler l'anatomie, en ce sens il est universel. Pablo Picasso dans sa Crucifixion datant de 1930 insère différentes scènes reconnaissables de la Passion alors que les personnages sont dessinés à sa manière novatrice : petite tête, corps disproportionnés et désarticulés. Par ailleurs dans son émission Palette de 1993 Alain Jaubert démontre que le peintre s'inspire pour cette toile de l'enluminure de l'Apocalypse de Saint-Sever du onzième siècle, après avoir lu l'article que lui a consacré Georges Bataille, en mai 1929, dans le numéro 2 de la revue Documents. De même, dès 1933, parallèlement à Picasso, Francis Bacon pour qui la représentation du corps est sujet quasi obsessionnel, peint une crucifixion. Lui aussi inscrit son travail en référence aux créations antérieures, la puissance de la musculature évoque Michel-Ange et le mouvement reprend les photographies d'Edward Muybridge. Ainsi, dans notre société laïcisée l'artiste selon son écriture, met en résonance ses créations et celles du passé sans ignorer l'art religieux. C'est le cas de Patrick Saytour qui en juin 2007, investit le Carré sainte Anne de Montpellier, non comme un lieu d'exposition neutre mais au contraire en tant qu' église, c'est cet ancien espace rituel qu'il transforme et s'approprie. Éloigné de tout projet religieux, il détourne la parole du culte et choisit comme titre:«croisé et multiplié». Son intervention transforme et agrandit le bâtiment par un jeu de miroirs et l'érection d'une nouvelle série de colonnes ajoute une travée. En décor mural, la multiplication de croix peintes, fidèles à la symbolique du lieu, achève la métamorphose. Ironie et dérision sont les armes de l'artiste pour entraîner le visiteur dans la quête du Vrai et du Faux, et non comme autrefois en ce lieu, dans celle du Bien et du Mal.
L'Europe a reçu un riche héritage culturel qui constitue toujours le fondement de la réflexion et de la création, nous pouvons tenter de présenter quelques facteurs de conservation et de transmission de ces valeurs.
Ce sont, bien sur, les voyages des artistes qui ont permis de tisser des liens entre pays. Pierre Rosenberg [3] a étudié «les relations artistiques entre la France et l'Italie». Il montre les commandes
données aux Italiens en France, tel Alessandro Turchi qui réalisa en 1621«La résurrection du Christ»dans la cathédrale Saint André de Bordeaux. Quant aux Français, ils vont apprendre auprès des artistes italiens, c'est l'exemple de Pierre Dumonstier dont le dessin d' une main droite féminine tenant un pinceau, honore Artémisia Gentileschi qui était peintre. Ce croquis est attachant par sa finesse et sa délicatesse, il traduit le respect voire la tendresse de Dumonstier pour Artémise et Pierre Rosenberg insiste sur l'intérêt historique du document : l'inscription précisant le lieu et la date prouve que Artémise vivait à Rome en 1625, et que Dumonstier y était en voyage avant d'y retourner en 1629,1633, 1642, et 1648. Ces échanges contribuent à former un art européen, à tel point que l'ancien président-directeur de l'établissement public du musée du Louvre peut interroger : « Ribera peintre italien ou peintre espagnol ? »
D'autre part les collections, bien que constituées par les princes ou les rois sont rarement nationales. Le Louvre a présenté «Les dessins du musée de Darmstadt, portrait d'une collection» cette exposition peut permettre de comprendre la diversité de l'origine des fonds artistiques des institutions en Europe. La collection d'arts graphiques du musée de Darmstadt est immense, quarante mille feuilles sont inventoriées. Elle fut entamée par Ludwig Ier futur Grand Duc de Hesse dès 1800, elle compte alors des estampes d'artistes tels Dürer ou Rembrandt; en 1812 une autre collection est rachetée soit mille quatre cent cinquante neuf dessins italiens, français, allemands et hollandais. Puis rejoindront ce fonds des dessins de peintres d'Allemagne du sud du XIXe siècle, d'expressionnistes allemands, des dessins allemands et américains des années mille neuf cent soixante dix. Enfin des acquisitions et donations complèteront ensuite cet ensemble, dont des dessins de Joseph Beuys. Nous avons ainsi l'exemple d'un des cabinets d'arts graphiques les plus riches d'Europe, qui conserve des feuilles de toutes les écoles et de toutes les époques, des maîtres les plus anciens aux contemporains. De tels fonds permettent de découvrir les évolutions au cours des siècles, et, sans voyager, de connaître la production au delà des frontières. Ainsi est donnée une histoire de l'art qui nous est propre, elle reste essentielle à la création aujourd'hui. Au Louvre, musée gardien des productions anciennes, Marie-Laure Bernadac invite des artistes contemporains en «Contrepoint» sans nul doute parce qu'ils sont nourris du passé et qu'ils revendiquent cette Histoire devenue leur histoire. Christian Boltanski dont le thème de travail est la mémoire, exprime le souvenir par des objets du quotidien, comme des photographies d'instants heureux. En 2004, il choisit pour exposer, de s'installer dans la partie la plus ancienne, le Louvre médiéval, pour présenter dans des vitrines les «objets perdus» du musée et ses propres objets perdus-retrouvés : ses anciens jouets reconstitués. L'italien Giuseppe Penone qui réfléchit sur la trace, l'empreinte, travaille ces dernières années sur le thème de l'arbre; il dresse, en 2007, deux immenses troncs aux côtés des sculptures de la cour Puget. Comment ne pas y voir un hommage aux racines de notre culture?
Par ailleurs, l'Europe fut dominatrice, elle a assuré son rayonnement culturel. La première vague de colonisation a conquis dès le XVIe siècle des territoires peu peuplés, c'est pourquoi nos langues, et par là même notre culture ont été imposées progressivement à l'ensemble du continent américain et plus tard en Australie. Ainsi s'est constituée une aire de civilisation occidentale. Après la décolonisation notre influence s'est amoindrie sur les continents asiatique et africain qui souhaitaient préserver leur identité. C'est ainsi que la Terre est fractionnée en différentes aires de civilisations qui se côtoient telles des plaques tectoniques, et, comme elles, elles peuvent être cartographiées. Mais les limites de ces espaces sont floues, le périmètre mobile. Les planisphères d' Yves Lacoste, Gérard Chaliand ou Samuel Huntington varient selon la position idéologique du propos qu'ils illustrent. Il est vrai que l'histoire a parfois bouleversé la logique géographique, ainsi le Japon, sous la coupe américaine depuis sa défaite de 1945, s'occidentalise, c'est pourquoi, l'écrivain Kenzaburo Oe peut décrire à la fois son attachement à sa culture et sa proximité avec notre littérature. Au contraire, les régimes totalitaires dont la nature est le contrôle par l'État de la politique, l'économie, la société et même les esprits, ont avec l'usage de la propagande et de la censure asséché la créativité et interdit les échanges. Le Maoïsme a donc accentué la séparation de la Chine avec le reste du monde, comme le Stalinisme a, après la splendide période créatrice du début de la révolution russe, imposé le réalisme socialiste et rompu avec l'Europe. Aujourd'hui les «murs» sont tombés, l'Europe a retrouvé ses anciennes frontières, renforçant la perception d'un espace culturel construit.
La vivacité de cet ensemble est manifeste, nous adhérons avec bonheur aux expositions comme celle qui, au Louvre, présente le destin de l'œuvre de Praxitèle ou celle qui étudie la puissance de Babylone. Toutes deux retracent l'histoire de notre héritage artistique, depuis l'Antiquité, dans un monde méditerranéen. La célébration de notre passé est nécessaire, cependant, elle demande aussi de la vigilance face au risque d’ethnocentrisme, certains «murs» ayant peut-être résisté.
Pourtant plusieurs faits attestent d'un intérêt ancien pour l'étranger. En ce sens des cabinets de curiosité ont recueilli dès le XVIe siècle les découvertes ramenées des voyages de plus en plus lointains, coquillages, roches, végétaux objets usuels ou rituels de civilisations inconnues. Krzysztof Pomian[4] analyse le désir de milliers de collectionneurs, amateurs de connaissance et de rêve qui recherchent dans ces merveilles la rareté et l'extraordinaire, hors de l'espace habituel et de ses références. Dans cette volonté d'ouverture, et alors que le rêve de l'Orientalisme a développé au XIXe siècle l'imaginaire des artistes, nous pouvons constater une action plus concrète des États. Pour sa part, la France, pays colonisateur, a souvent méprisé les peuples qu'elle dominait, mais elle a tenté de jouer auprès d'eux un rôle d'éducateur et protecteur. Elle crée l'Ecole Française d'Extrême Orient dès 1900, soit très rapidement après la conquête de l'Indochine. De son siège d'Hanoï cette institution encourage d'une part, le séjour de chercheurs et la prise en charge de l'inventaire et d'autre part la préservation du patrimoine culturel. Dès 1907 elle reçoit la charge de la conservation du site d'Angkor et est à l'origine de la création de plusieurs musées. Le bilan est positif car malgré les soubresauts de l'histoire mondiale et asiatique l'Ecole Française d'Extrême Orient a maintenu son existence dans la région et a même essaimé, ces dernières années à Jakarta, Kyoto, Séoul ou Pékin. Mais cet exemple semble singulier si l'on compare avec l'Afrique où, excepté le cas particulier de l'Ecole du Caire fondée en 1880, aucune Mission permanente n'a été créée sur ce continent alors que notre présence politique y fut longtemps imposée. A cette période la France est à la traîne car du moins les autres pays coloniaux comme la Grande Bretagne, les Pays Bas, l'Allemagne y organisaient-ils de nombreuses enquêtes de terrain. Les ethnologues français ne travaillaient le plus souvent qu'à partir d'informations rapportées par des non spécialistes : militaires, administrateurs des colonies, missionnaires, voyageurs. C'est sous l'impulsion de Paul Rivet, directeur du musée d'ethnographie du Trocadéro et de Georges Henri Rivière que la Mission ethnographique et linguistique Dakar Djibouti mène enfin les chercheurs in situ de 1931 à 1933, sous la direction de Marcel Griaule. Michel Leiris participe à cette entreprise avec une double fonction : il en est le secrétaire archiviste et M Griaule lui confie les enquêtes sur «des sociétés d'enfants, des sociétés séniles et des institutions religieuses. Parallèlement à ce travail, il rédige ses réflexions quotidiennes : ses joies, ses inquiétudes d'ordre intime ou ses questionnements philosophiques et intellectuels. Il témoigne de la difficulté à appréhender l'inconnu. Ethnologue peu aguerri, il maîtrise mal des études complexes comme celle de la Possession chez les Dogons. Lorsqu'il publie en 1934 ce qu'il appelle son «carnet de route»le titre qu'il choisi pour cet ouvrage : «L'Afrique fantôme»[5], traduit l'insatisfaction ressentie à l'issue de cette aventure qu'il avait tant désirée, et, le mal-être éprouvé au sein d'une civilisation qui lui est restée étrangère.
Dès le Moyen Age les marges de notre territoire européen sont touchées par des influences voisines, l'Espagne conserve après la Reconquête des acquis de l'art islamique et les peintres vénitiens qui représentent leurs diplomates et marchands reçus au Caire ou à Damas, modifient leur technique au contact de l'imagerie orientale. Passionné par la création dans le monde, il y a déjà plus d'un demi siècle, André Malraux [6] établissait des correspondances entre les sculptures monumentales d'Asie et d'Europe, qu'en est-il de cette perception aujourd'hui ? Les créateurs européens s'intéressent-ils aux modes d'expression des autres cultures? Comment le public les reçoit-il ?
Après des relations Nord-Sud, longtemps conflictuelles, la multiplication des échanges permet d'établir des liens nouveaux, pourtant le sentiment d 'incommunicabilité est durable. Notons qu'en 1989, le Centre Pompidou/Mnam présente une magnifique exposition nommée : «les Magiciens de la terre». A l'initiative de Jean Hubert Martin elle rassemble dit-il «les œuvres de cent artistes contemporains, les uns appartenant au monde artistique occidental ou fortement occidentalisé (ainsi la Corée du sud) les autres appartenant à celui des arts dits «archaïques ou «premiers», celui du «tiers monde» auxquels la qualité de contemporain est refusée, comme si leurs auteurs n'étaient pas vivants, comme s'ils agissaient de fantômes ravivant de vieilles civilisations jamais englouties.» (in catalogue de l'exposition). Cette fois ci ce ne sont plus les Européens qui vont explorer les continents dont les peuples avaient étaient qualifiés «d'inférieurs», mais au contraire, les artistes de ces pays sont invités à venir présenter et confronter leurs créations avec celles des Occidentaux, à égalité avec eux. Ce qui est frappant est le fait que, 50 ans plus tard, JH Martin reprenne le terme de Michel Leiris : «fantôme», comme pour marquer que la situation est inchangée. Lui cherche à inventer une solution pour établir enfin un véritable pont entre le Nord et le Sud. Il réitère cette tentative en organisant en 2005 l'exposition du Centre Pompidou «Africa Remix» consacrée aux artistes africains. Quel est l'enseignement de ces deux expositions Nord-Sud ? Il est évident que la réussite des échanges artistiques au delà des océans est maintenant assurée par l'utilisation des mêmes techniques : la photographie, la vidéo ou le cinéma. Ces différents vecteurs internationalisés peuvent transmettre des images, des contes, des propos politiques accessibles à tous. Cependant si JH Martin est un passeur qui met en évidence de réelles résonances entre le monde occidental et les autres cultures, les limites sont vite perçues. «Les Magiciens de la terre» prouvent par exemple que la production de sculptures de pierre (stéatite ou serpentine) des Inuit, s'intègre à nos codes : nous pouvons les classifier et les qualifier d'art minimaliste, les faire nôtres. Mais il n'en reste pas moins, qu'il est bien difficile d'accéder au cœur de l'art «traditionnel», c'est pourquoi les peintures au sol que les Aborigènes dessinent à Paris, nous enchantent par leur tracé et leurs couleurs, mais l'espace sacré qu'elles délimitent est pour nous vide de sens.
Nous devons alors nous interroger sur notre capacité à comprendre les œuvres issues d'Afrique, d'Asie ou d'Océanie avec notre formation classique? Très vite les Européens sont confrontés à la question de l'exposition des objets collectés, comment présenter un outil, un instrument de musique, faut-il les montrer en état de marche? Ce débat est ancien il devient plus complexe lorsqu'il concerne les rites, et fut amplifié en France lors de l'ouverture, au milieu de l'année 2006, du Musée du Quai Branly, l'impossibilité de s'entendre pour nommer cet établissement a concrétisé ce malaise. En plus si nous considérons que pour étudier ces objets, sont associés : ethnologues, anthropologues, sociologues mais aussi géographes et historiens; il est aisé de comprendre que le simple visiteur est désarmé : quelle est la nature des ces objets? Comment les regarder? N'en considérer que l'aspect esthétique est sans doute réducteur mais nos connaissances ne nous permettent toujours d' aller au delà. Certes, nous pouvons, pour comparer , rappeler que l'étude de la recherche mathématique de Kasimir Malévitch n'est pas indispensable pour comprendre l'évolution de sa peinture et le «suprématisme» , mais l'argument reste insatisfaisant.
Ce même problème est posé par l'exposition organisée au Louvre au troisième trimestre 2007 intitulée : «Le chant du monde. L'art de l'Iran safavide 1501-1736». Les splendeurs de cet âge d'or peuvent être admirées mais ne sont réellement accessibles qu'au spécialiste ou à l'érudit, l'aide du catalogue et des conférences parallèles s'avère indispensable pour les autres. Par contre à la même date étaient présentés «Les chefs-d'œuvre islamiques de l'Aga Khan Museum», pour cette exposition les liens entre Moyen Orient et d'une part l'Occident d'autre part l'Extrême-Orient sont démontrés, les diverses influences rappelées, comme l'apport par l'Ouest de la perspective, ce qui induit un schéma lisible pour le visiteur qui peut apprécier la richesse des créations dans l'immense Empire musulman.
Un Européen est donc apte à franchir les limites de son aire culturelle.
Rappelons que ce fut le cas de Picasso, en effet, dans la Crucifixion de 1930, évoquée plus haut, non seulement nous discernons un rappel à l'enluminure de Saint-Sever, mais en outre nous y reconnaissons l'évocation de masques africains ou océaniens. Picasso qui a beaucoup appris au Louvre,découvre «l'art primitif» au Musée Ethnographique du Trocadéro à l'instant même où il élabore les principes du cubisme dans son travail préparatoire pour «Les Demoiselles d'Avignon» . Dans sa recherche sur la géométrisation des corps, il s'approprie ces masques, formes stylisées du visage, les interprète et les intègre à son œuvre qui révolutionne l'histoire de l'art.
Transgresser son aire culturelle, comme Picasso, en affirmant sa personnalité n'est pas chose facile ni fréquente. Après lui les Dadaïstes face à l'horreur de la Première Guerre mondiale rejettent nos valeurs bafouées, et curieux de l'étrange, découvrent eux aussi une grande liberté d'expression au contact des arts dits aujourd'hui «premiers», l'effet fut formidable et le dessin occidental totalement renouvelé. Aujourd'hui à part des exceptions comme le peintre Miquel Barcelo, qui choisit d'affronter la lumière et la matière de la terre du Mali, les artistes plasticiens préfèrent travailler dans leur propre territoire riche d'un patrimoine domestiqué.
Sans doute les écrivains sont-ils plus nombreux à jouer avec les frontières culturelles. Parmi eux, Marguerite Yourcenar.[7] qui semble éprouver autant de plaisir à faire revivre Hadrien, qu'à décrire, avec poésie, les mœurs ou les peintures asiatiques dans les «Nouvelles Orientales». Jean Marie Le Clézio à la recherche de cultures étrangères, se plaît, lui aussi, à situer ses romans dans des sociétés et des paysages océaniens, africains ou sud américains. Citons en outre, l'intérêt de Bruce Chatwin pour la découverte de l'Autre, comme son parcours australien à la rencontre des Aborigènes[8]. En ce sens Edgar Morin à l'auditorium du Louvre le 3 décembre 2007 réaffirme son refus de l'exclusion et rappelle que pour lui la frontière est liaison; c'est un des aspects développés dans son travail intitulé « La Méthode »[9] auquel Anselm Kiefer se réfère lorsqu'il réalise la peinture commandée pour le Louvre et inaugurée à la fin de l'année 2007. Ces artistes ou penseurs témoignent de la capacité à dépasser les limites des aires culturelles.
Nous pourrions croire que la mondialisation a modifié l'équilibre du passé. Alors que les romans d'aventure décrivaient à la fin du XIXe siècle les paysages extraordinaires de pays lointains et inaccessibles, aujourd'hui les reportages et les images publicitaires font rêver d'une nature primitive ouverte au tourisme de masse. D'autre part avec la multiplication des échanges et la fin de la rareté, les cabinets de curiosités ont perdu leur raison d'être, dorénavant les importations offrent aux consommateurs occidentaux la possibilité d'acquérir divers objets de décoration ou d'ameublement totalement exotiques. Du monde entier proviennent des biens de consommation crées pour d'autres modes de vie qui sont adoptés par les Occidentaux. Le phénomène entamé depuis la création de la Compagnie française des Indes orientales est considérablement amplifié. Toutefois, nos portes sont ouvertes à des marchandises industrielles ou artisanales plutôt qu'à des productions artistiques. Notons par contre la place singulière du Japon, un siècle après la vague du Japonisme ce sont les principes de la sobre et élégante architecture nipponne qui inspirent nos bâtisseurs, et les classiques mangas qui impressionnent nos dessinateurs . Cependant à l'échelle mondiale l'impérialisme de notre culture est maintenu, celle-ci est attractive pour les autres populations et n'a rien perdu de sa puissance. Nous n'ouvrirons pas ici le débat sur l'implantation du Louvre à Abou Dhabi, mais nous évoquerons le fait que les peintures chinoises ou russes proposées dans nos galeries remportent un grand succès lorsqu'elles empruntent les techniques américaines des années 1970, comme si le modèle occidental assurait la reconnaissance des collectionneurs et des critiques. A l'inverse, il semble que le public asiatique soit ouvert à la diversité, et prêt à fournir l'effort que cette démarche implique. Nombreux sont les programmes des concerts ou opéras qui affichent les noms de nos grands compositeurs joués par des interprètes japonais, chinois ou coréens. Chez nous, ce n'est qu'après un grand travail d'adaptation que le metteur en scène américain Peter Sellars peut présenter en 1998 à Bobigny (MC 93) l'opéra chinois du XVIe siècle«le Pavillon aux pivoines», ce type de spectacle qui fait découvrir la musique traditionnelle chinoise est rare, encore a-t- il été occidentalisé pour capter notre intérêt. Et lorsque le théâtre japonais Nô est joué en France, il n'exerce aucune influence sur les productions suivantes. Il s'avère donc que, alors que les frontières économiques sont progressivement supprimées, les barrières culturelles résistent. Nous devons constater en Europe, un grand respect de l'Autre, attestée par exemple, par la fréquentation du musée du quai Branly , mais aussi une absence de perméabilité et un rejet sans doute inconscient face à d'éventuelles possibilités de syncrétisme.
Notre histoire politique et économique, l'évolution des idées, des sciences et des techniques ont constitué une entité culturelle européenne aux caractéristiques régionales nettement marquées, et particulièrement visibles dans les villes : Rome, Paris, Munich,Vienne, qui sont les pôles de création et de conservation artistiques. Nous bénéficions pour évoluer dans cet espace d'un appareil cognitif : repères, codes, références permettant de créer, d'analyser et d'adhérer ou non à une œuvre. Formés par une éducation dite classique, nous reconnaissons, cet héritage comme cadre de notre pensée et constitutif de notre identité . Fernand Braudel [10]qui consacra une partie de son œuvre à définir l'identité de la France, était aussi épris de diversité, il affirmait dans son travail que les aires de civilisation étaient un phénomène essentiel de la richesse humaine, c'est lui qui avait démontré qu'elles étaient caractéristiques de la longue durée. C'est pourquoi même dans un monde globalisé ces espaces subsistent, ils sont à la fois le produit de l'histoire accomplie et le témoignage du temps présent. Ainsi, sommes-nous loin de l'uniformisation et de «la fin de l'histoire» envisagées par Francis Fukuyama[11]. Au contraire les aires culturelles sont multiples, elles se côtoient et comme des plaques tectoniques, elles se rapprochent ou s'éloignent, mais elles ne s'entrechoquent pas et ne provoquent pas les séismes annoncés par Samuel Huntington.[12]
Ces aires ne s'ignorent plus mais le « dialogue des cultures », s'il existe, n'entraîne pas de bouleversement dans l'art contemporain occidental. Peu nombreux sont les artistes qui cherchent hors de notre héritage classique les fondements de leurs œuvres.


[1] Clair, Jean. Malaise dans les musées. Paris: Flammarion, 2007.
[2] Deleuze, Gilles. Francis Bacon. Logique de la sensation. Paris: La Différence, 1984.
[3] Rosenberg, Pierre. De Raphaël à la Révolution. Les relations artistiques entre la France et l'Italie. Paris: Skira, 2005 (Bibliothèque d'Art).
4 Pomian, Krzystof. Collectionneurs, amateurs et curieux Paris , Venise XVIe-XVIIIe siècle. Paris: Gallimard 1987.
[5] Leiris, Michel. Miroir de l'Afrique. Paris: Gallimard 1995.
[6] Malraux, André. Le musée imaginaire de la sculpture mondiale. Paris: Gallimard, 1952-1954.
[7] Yourcenar, Marguerite. Nouvelles orientales. 1938. Paris: Gallimard/L'Imaginaire, 1978.
[8] Chatwin, Bruce . Le chant des pistes. Paris: Grasset, 1988.
[9] Morin, Edgar. La Méthode. Paris:Seuil/ Opus (2 volumes, 6 tomes) 2008.
[10] Braudel, Fernand. Article : Histoire des Civilisations: le passé explique le présent. Publié en 1959 dans l'encyclopédie française et repris dans Les Ambitions de l'Histoire,Paris : Editions de Fallois, 1997.
[11] Fukuyama, Françis. La fin de l'Histoire et le dernier homme, Paris: Flammarion.
[12] Huntington, Samuel P. Le choc des civilisations. Paris: Odile Jacob, 1997