20080206

Les Cartes pensent

Cartes, tableaux, figures ne se contentent pas d’être des instruments pédagogiques. Ce ne sont pas non plus des images, des reproductions d’une réalité extérieure, qu’il conviendrait de se contenter de contempler. Ce sont des outils qui pensent en présentant des articulations, des graphismes qui composent des situations et parfois ouvrent au regard des pistes inconnues.
Les cartes ont une certaine efficacité pour faciliter des explications, désigner des réalités. Elles constituent des recueils de savoirs mis à la disposition du lecteur afin de réfléchir son monde.

Il est évident qu’il ne faut pas s’arrêter à ce stade. Nous lançons une exploration. Toute proposition est bonne à étudier.

20080205

Union


20080204

Langues




20080203

Voisins


20080202

Education


20080201

Dépendances




20080111

editorial

Le territoire de la traduction.
Avant d’être submergée par les forces de la réification, la perspective d’une culture européenne doit s’efforcer de baliser son territoire, d’offrir à la réflexion des distributions et des topographies susceptibles d’orienter nos débats en direction d’un futur à construire. La culture européenne, si une telle réalité finit par prendre corps, ne devra jamais ressembler à un bric-à-brac socio-culturel institué à partir de pièces et de morceaux rapportés les uns aux autres de l’extérieur, à la limite de la muséification. Dans ce genre de construction, on procède par juxtaposition dont tout mouvement est exclu, on dessine au mieux un squelette que la vie a fui.
Or, il est un mouvement, une force de mobilisation, une puissance de solidarité et d’écho, en Europe ou ailleurs, qui nous semble pouvoir fonder avec beaucoup plus de vérité une culture européenne. Elle serait alors centrée moins sur des objets ou des traits passant pour évidents, que sur la nécessité de se déprendre de l’idée d’identité close, sur un constant mouvement de croisement spécifique, sur le refus de voir l’Europe se replier sur la soi-disant forteresse imprenable d’une civilisation pure et sans composition, exsudant des célébrations mortifères.
Nous voulons parler de la traduction.
Sans doute, avec ce thème, tenons-nous au moins le moyen de ne penser – à défaut de le réaliser seuls, ou de prétendre pouvoir le réaliser avec nos forces limitées – l’Europe ni comme une puissance exclusive ni comme une fonction téléologique de réconciliation. L’Europe peut devenir la source d’un mouvement culturel infini, celui de la traduction vivante interne et externe (selon qu’on la pense dans les frontières de l’Union ou à partir d’un projet différent).
Rappelons à cet égard que Walter Benjamin nous a légué un texte paradigmatique, portant sur cette question de la traduction (La tâche du traducteur, 1921), en son sens linguistique. L’axe principal de cet article, au regard des problèmes dont nous traitons, est le suivant : il convient d’élaborer une conception immanente de la traduction (la traduction n’étant certainement pas réductible à une transmission) : “ La traduction est une forme (une forme propre : un travail spécifique). Pour la saisir comme telle, il faut sans cesse revenir à l’original. Car c’est lui, par sa traductibilité, qui contient la loi de cette forme. ” Autrement dit, la traduction d’une langue à une autre ne s’ajoute pas au texte premier, l’œuvre doit envelopper en elle un rapport caché aux autres langues, qui rend possible la traduction. Ce que démontre à l’évidence, en parallèle de cet article de Walter Benjamin, une nouvelle qui porte le titre de Commission de Coïmbra, morceau d’humour linguistique. Il s’agit de raconter l’entreprise de traduction des œuvres du grand philosophe allemand Martin Schumacher (1885-1947) en langue lusitanienne. Au terme de ses travaux, la commission de Coïmbra présente une traduction si parfaite du texte original qu’on peut y reconnaître mot à mot le texte original. En somme, la meilleure traduction d’un texte est le texte même.
En ce sens, la finalité de la traduction consiste à exprimer le rapport le plus intime entre les langues. “ Mais le rapport ainsi conçu, ce rapport très intime entre les langues, est celui d’une convergence originale. Elle consiste en ce que les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres, mais a priori et abstraction faite de toutes les relations historiques, apparentées en ce qu’elles veulent dire ” (W. Benjamin).
Revenons, par là, à la culture européenne. Qu’on la réfléchisse ou non à partir du modèle des langues, il doit devenir clair à nos yeux que la traduction, conçue comme exercice et plasticité, peut être placée au cœur de nos activités, de nos rapports entre individus, citoyennes et citoyens, ou peuples. La traductibilité, principe de l’échange intrinsèque, définit aussi bien nos mœurs, nos histoires réciproques, nos projets, que nos langues. C’est elle qui dénoue les enfermements, empêche les dominations d’être éternelles, ouvre les esprits en sollicitant constamment les solidarités, fussent-elles interdites, réifiées ou masquées.
C’est l’exploration de ce territoire que cette livraison du Spectateur européen souhaite favoriser chez ses lecteurs. Les articles choisis, les perspectives ouvertes, n’attendent que des confrontations.

20080110

From the Underground

Résumé :
La première revue littéraire gratuite, Notes from the Underground, a été distribuée à l’entrée des stations de métro de Londres le 17 décembre 2007. La valeur de la culture se trouve-t-elle transformée par ce type d’initiative ? Il s’agit moins de mesurer les effets d’une telle entreprise sur les foyers individuels que de s’interroger sur les conceptions artistiques qui la sous-tendent à l’heure de la diffusion massive et gratuite de la culture. Peut-on concilier une prétention à un art de qualité et des moyens de distribution fondés sur la quantité ? Il semble du moins que les limites entre la sphère des médias et la sphère de la réception se trouvent flouées. Cela a trait au changement fondamental du rapport physique entre le spectateur et l’œuvre d’art, au statut de la participation du public dans la culture, et à la valeur conférée aux « objets » culturels à travers l’évolution des modes de représentation de nos sociétés.



The first free literary magazine saw the light in London on 17th December 2007. Londoners were able to pick up a copy of Notes from the underground[1] when coming out of their usual tube station. It contains neither news items, nor sports reports, nor slanderous comments on celebrities’ lives, but merely consists of short stories and poems. Promising young authors have been given the opportunity of revealing or confirming their talent to 100,000 potential readers. This initiative by two recent graduate students arouses many questions as to which direction the diffusion of culture is taking in the era of mass communication and immediate access to information. More than the eventual eruption of literary press in homes which were previously alien to it, the cultural conceptions which underlie such an enterprise fundamentally influence the value given to cultural objects themselves. It seems that deciding to include culture in the marketplace of free press not only develops the relativism with which information is valued and compared but reverses the processes through which one receives and accesses culture. Literature is now randomly offered as part of an incentive to favour people’s desire to learn. It is dropped in our hands, no longer do we have to seek and look for it. The message which is implied by the will for free culture appears as important as the actual act of its diffusion for the reason that the attributes of what one calls “culture” change in their signification. Widespread and easy access to texts and images is not of course entirely novel. Internet has already made available an immense reservoir of artistic production[2]. The internet revolution not only provides ever increasing amounts of people with a huge variety of resources, but considerably changes the mental pattern of cultural reception. Internet has fostered under the patronising idea according to which it is those who use it that make the culture it diffuses. If one can access any given text, it is because one should have the right to consult what he himself could have produced. However, it is not internet itself but the voluntary decision processes which render culture immediately available without any counterpart which should be considered. To what extent a project such as Notes from the Underground is representative of cultural trends which have as an end the diffusion of a knowledge of quality and use as the means to this end measures of quantitative distribution? Is the evolution towards the abolition of a mediation between culture and the spectator, or at least the confusion between the sphere of mediation and that of reception, inexorable? Rather than judging the pertinence of new means of cultural diffusion, one can consider the underlying ideas which give a meaning to how culture eludes certain areas of the public sphere to concentrate on others. The role of the actual physical relationship between the artistic creation and the public, the status of participation of artists and public in culture, and the change in the value conferred to art through its modes of representation are all problems which can be reflected upon under this angle.


To find a book one wants, one disposes of many other solutions than laboriously scrutinizing a bookshop’s shelves. Nevertheless, it probably stays the only way through which one can feel and see the “object-book” he is buying before actually buying it. Whether this preliminary contact is still considered important or even necessary by the public is doubtful. First of all, it becomes accessory because information one receives is logically valued more than the supporting material- sound, image, paper…- which transmits it[3]. One has the choice of the supporting material but is he really concerned about this choice when the criteria of selection becomes the facility of access and not the comfort of reception of the information? Notwithstanding the actual relation one will have to the material which provides him with given information when he will actually read or listen or look at the information, it seems more important to make the cultural object as accessible as possible before actually considering its content. For this reason, the will for a greater access for all to culture does not necessarily imply a will for culture in itself. In the case of free distribution of magazines in the street, this idea is even more relevant. How is the success of this form of information measured? Does sponsorship depend on the efficiency of distribution? These questions should not obliterate the fact that a random street walker who picks up a magazine will not necessarily read it, and even if he does look through it, he may throw it away 15 minutes after having discovered its existence. The physical relationship between the public and art appears determinant, especially when the setting of this relation is the large and swarming streets and avenues of European capitals. In L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée[4], Benjamin analyses the relationship between masses and art through the example of architecture[5]. If a tactile mode of reception of art works through habit, a visual mode of reception works through contemplation and habit. However, when it comes to the perception of architecture, the spectator observes buildings less with the eye of an attentive expert than with the eye of a distracted passer-by. Commonly, one distinguishes the distracted masses who only seek entertainment from the genuine amateur who is capable of meditation in front of a masterpiece. The apparition of visual arts, cinema and photography, has rendered general the law of perception according to which the spectator must absorb the shocks that shifting images release upon him. Contemplation does not suffice, “tactile appropriation is accomplished not so much by attention as by habit”[6]. This means that even the distracted eye gets used to certain perceptions. The film, thought Benjamin, was the proper field of experience of this profound transformation of our modes of reception, reception through distraction. If one transposes this idea to the reception of literature in the streets, one may see the importance of notions such as habit and distraction in the way one accesses culture. How many people actually consciously take hold of a literary magazine out of interest for literature and passion for reading? Is it not common that every one of us accepts this kind of distribution, assimilated to that of free newspapers, by the habit of reception in distraction? Knowing that when we will come out of the underground, we will have the choice of picking up the magazine that interests us or of refusing to read even a single one of them, we make street diffusion of culture depend on our refusal to be distracted when we receive it. Again, the difference lies in the actual acceptation of possessing the supporting material of culture and the decision to consider the literature it offers. It seems far-fetched to rely on the quantity of magazines distributed to judge of the quality of the relationship between art and public. Indeed, the shock of reception does not confuse the image and the content of art but is displaced from the content to the supporting material. Moreover, in this case, one does not only refuse to read any abandoned piece of literature but one informs a person whose work it is to distribute this literature that he does not want to read it. The social pressure inherent to this mode of distribution makes the autonomous decision to refuse what is offered somewhat disturbing.

Accordingly, if the massive diffusion of culture is unanimously favoured and associated to the progress of our civilisation, it questions one fundamental change in our relationship with art: our participation in it. For Benjamin, “the desire of contemporary masses to bring things ‘closer’ spatially and humanly, […] is just as ardent as their bent toward overcoming the uniqueness of every reality by accepting its reproduction ”[7]. Indeed, this impassioned longing for an immediate presence of the world is expressed by the reproduction of unique and authentic forms of art. The aura of art is its capacity to return to the spectator the look he sets upon it or the reciprocity of sensations between a unique spectator and a unique aesthetic object. Benjamin theorised the dissolution of this aura when he saw that the immense means of reproduction of art which accompanied the modernity was false aesthetic reception insofar as the masses would have access to reproduced works and not original ones. Today, this observation seems too obvious to be recalled. Nevertheless, it is still possible to judge the consequences of such a revolution. Never do we have access to the original piece of work of an author, except if his production is originally numeric and therefore destined to be reproduced. This type of production precisely appeals to a large number of people because it implies that, notwithstanding the quality of the piece of work, it will be accessible to more than a single pair of eyes. The line between artists and public is thus indistinct. The recognition of an author is not only possible through his popular success, but also through the nature of his work. Press has in fact enlarged the possibilities of creation in the public. As Benjamin expressed it[8], at any moment, the reader is ready to become author. It is the work which is valued, not so much a special competence, because literature is originally public in these forms of distribution. When a literary magazine invites its readers to contribute to the content, the question of participation becomes essential. One cannot give way to the criticism of the defenders of an ancient order which clearly drew a line between artists and public if one acknowledges that there still are aesthetic conceptions which determine discourses on art and its reception. It would be dangerous to stigmatize cultural initiatives under the false pretence that they obey to no clear vision of art, and only express a soothing and conformist desire for extended creation. A magazine such as Notes from the Underground makes it clear that the apparent atomised content of artistic production today is united to some extent under the principles of a post-modern definition of art. Questions such as: ‘Can masses differentiate the pleasure of art and criticism?’ or ‘Is art destined for all if the artist’s status and the critic’s status are equally valued?’ are fallacious insofar as they rely upon vague and standardized definitions of what the masses are, and what art is. They are relevant when they do not use categories of thought which primarily render art sacred and masses profane. It seems important to recall that the sphere of art is changing because the value given to art is changing.


Art has become a business. When new modes of marketing value not the artistic object itself, but the capacity to diffuse it, art’s status inevitably changes. According to Foucault[9] the value of objects exists only in representations. Two types of values are formed in commerce: an object attains its value in the act of exchanging; an object has a value before the exchange and it is a condition of this exchange. In economics, the relation to an object and the assertion that it is desirable come down to the same idea. Some objects appear desirable before the exchange; the value of other objects is defined by the future exchange. How does this distinction help one understand the value of ‘free’ literature? In this particular case, the desire for an object relies on the advertisement and the speeches which accompany its diffusion. It is valued because it appears as an innovating idea. However, the commercial idea itself is not new; the idea of free access to culture is not either. It is the combination of these two elements which determines to some extent the value conferred to the object before its distribution and in the time of its distribution. Does the public question the content of the object when he knows it is free? Is it not common to give an artistic value to the object only once the monetary value of this same object is understood as coming down to nothing, and demanding no financial effort? Thus, if art is inexorably associated with commercial value, it would seem relevant to give great importance to the intentions and formulations which are tied to its diffusion. In order for art to remain remote from consumable goods, at least in its effects on the public, certain guidelines must be promoted by those who diffuse it. A current conflict between the French bookshop syndicate and the Internet’s first bookselling site, amazon.com, in which the first accuse the second of not respecting the unique price of books, pertains to this change in our relation to art [10]. Bookshops defend loyal competition by claiming that they are doomed if people start buying more books off the internet than they do in shops. They are indeed facing multiple competitive assaults including that of websites which use the marketing argument that they will pay for the transport fees of books. An alternative is probably for booksellers to start trading online, if they have not already. However, when literature is free, and comes physically to us, how are we to react? Of course, the decision to read a paper or not remains that of every individual, but the content of what one will read stays uncertain until one actually reads what one is holding in his hands. If such initiatives flourish, it will probably mean that the public is responsive to the glimpses of art that it is offered, but it may also mean that this sort of press could be pervaded by competitive policies. If a literary magazine’s goal is to be the most appealing to the public, it could be completely dependant on the idea of offer and demand. If its goals are clearly defined, and pedagogy primes over general opinion (doxa), that will not be the case.



Indeed, massive diffusion of culture appears problematic when some authority dictates what the messages transmitted must be. On the other hand, it also becomes problematic when the sole objective of those who promote it is to make culture massive. The same troubles emerge when novelty and originality are erected as the primary values of art, and the least manifestation of inventiveness is unanimously sanctified as revolutionary. Hence, our purpose is not to criticize in itself the diffusion of culture on a great scale but to point out the eventual flaws which can come out of its reasons for being. At a time when our receptivity to art is physically changing, one cannot disapprove of the incredible possibilities it enables for all. One cannot regret an ideal of pure art intended for the spiritual enlightenment of the masses, and not realize that the price of the freedom of artistic production is to be under the guidance of no preconceived notion of art. What gives its unity and its force to art consists precisely in the capacity of cultural actors to make individual creations influence one another and echo one another. To this extent, the spectator has a primordial role to play as he gives his consent to the quality of a work of art by recognizing the insatiable desire for renewed creation it conveys.
Pierre Testard





[1] Notes from the undergound can also be found in certain book stores or public libraries in London, or read online (www.notesfromtheunderground.co.uk).
[2] Cf. the launching of europeana.eu- temporarily theeuropeanlibrary.org , a website which gives access to the national libraries of more than 30 european countries. Its aim is to respond to the decision of Google, in cooperation with the biggest American and English libraries, to digitalise about 15 million printed books over six years. The main fear provoked by Google’s initiative was seeing an American vision of the world take over the network in the future.
Cf. also Jean-Noel Jeanneney, Quand Google défie l’Europe. Plaidoyer pour un sursaut, Paris, Mille et Une Nuits, 2005
[3] A chair on this subject has recently opened in the “Collège de France”, under the responsibility of Gérard Berry. Its reflections have as a starting point the question: “Why and how is the world becoming numeric?” (Pourquoi et comment le monde devient numérique?)



[4] Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, third version translated in French, in Ecrits Français, Paris, Folio, 1991, p.177-248

[5] Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, third version translated in French, in Ecrits Français, Paris, Folio, 1991, p.214-217
[6] Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, third version translated in French, in Ecrits Français, Paris, Folio, 1991, p.214-217; Walter Benjamin, The Work of Art in the Age of Mechanical Reproduction, in pages.emerson.edu/Courses/spring00/in123/workofart/Benjamin.htm
[7] Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, third version translated in French, in Ecrits Français, Paris, Folio, 1991, p.183 ; Walter Benjamin, The Work of Art in the Age of Mechanical Reproduction, in pages.emerson.edu/Courses/spring00/in123/workofart/Benjamin.htm
[8] Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, third version translated in French, in Ecrits Français, Paris, Folio, 1991, p.203
[9] Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, chapitre VI : Echanger, V. La formation de la valeur, Paris, Gallimard, 1966, p.202-209
[10] c.f. Thierry Wolton’s article in Le Monde of the 19th of January 2008, the response of Irène Lindon and Françoise Nyssen in Le Monde of the 25th of January 2008, and Antoine Gallimard’s contribution to the debate in Le Monde of the 29th of January 2008.

20080109

Solidarité européenne

La Solidarité européenne :
Une valeur ou un principe politique ?


A l’occasion de ses recherches portant sur l’histoire de la notion de solidarité, Marie-Claude Blais (La solidarité, Histoire d’une idée, Paris, Gallimard, 2007) indique brièvement ceci.
Le 26 septembre 1855, dans les colonnes de l’hebdomadaire L’Homme, Journal de la démocratie universelle, est publié un « Appel aux républicains » signé Mazzini, Kossuth et Ledru-Rollin. Le trio d’exilés, en appelle aux peuples opprimés par une puissance étrangère ou trahis par un dictateur. Ils organisent dans leur texte un appel à la révolution. Et ils écrivent : « Ne doutez pas de la victoire. Nous n’avons pour la gagner qu’à écrire, non seulement sur notre drapeau mais dans notre cœur, dans nos plans de guerre, dans chacun de nos actes, ce grand mot de Solidarité Européenne dont nous avons tous, en 1848, plus ou moins méconnu la valeur. Et cela se fera ».
La réunion d’un Italien, d’un Hongrois et d’un Français, en 1855, produit ainsi un concept central, car véritablement pensé à l’échelle de l’Europe.
Mais ce concept fait d’emblée débat. La preuve ? La réaction de Pierre Leroux dans La Grève de Samarez (1863, Paris, le titre indique le lieu dans lequel Pierre Leroux a eu une conversation avec Victor Hugo, sur de tels sujets). Au demeurant, il s’attaque moins au concept lui-même qu’aux auteurs de la proposition citée ci-dessus, auteurs dont il estime qu’il sont en passe de devenir d’excellent dictateurs.

Ne conviendrait-il pas de multiplier les recherches sur ce point, et d’analyser la portée d’un tel concept ?


Christian Ruby





20080108

L’Europe dans la traduction

Revue Geste, Automne 2007, N° 4, « Traduire, politiques de la représentation ».
Article de Ghislaine Glasson Deschaumes : TRADUIRE ENFIN L’EUROPE.
Résumé des passages principaux, qui consistent à montrer comment il est possible de rabattre l’Europe sur le pli de la traduction.

A quoi sert donc de traduire ? « Assurément, il s’agit de passage, d’ouverture dans un paysage, dont les conséquences ne sont pas anodines ». D’une façon ou d’une autre, traduire c’est faire entrer par effraction ou par invite le regard de l’autre dans sa propre langue et ses modes symboliques dans son propre champ de représentation. Et pour celui qui est traduit, « c’est accepter (plus ou moins) de voir son texte travaillé par la langue d’arrivée et le contexte d’arrivée dans un double sens de perte et d’enrichissement ».
Mais de ce fait, traduire, c’est aussi un geste politique. S’y mêlent le projet d’hospitalité et l’acte colonial par excellence, l’assimilation. Encore est-ce considérer que toutes les langues peuvent être mises à pied d’égalité, et qu’il n’existe pas de hiérarchie des langues.
De manière patente, montre alors l’auteure, la traduction peut constituer une proposition pour l’Europe. Mais celle-ci nous éloigne des implications idéologiques du mot d’ordre de « dialogue des cultures ». En quoi ce thème du dialogue fait-il écran à la traduction. En ce qu’il occulte dangereusement les conflits potentiels et maintient l’idée que ce sont des entités homogènes qui dialoguent, et non des peuples.
Il faut donc signaler, affirme l’auteure, les numéros de la revue Transeuropéennes, qui opposent au « dialogue des cultures » le concept de « traduire entre les cultures ». Il faut travailler sur la réalité des différences et des différends. « Parler de « traduire entre les cultures », c’est poser la question des interactions, des passages, des nœuds entre les langues, entre les imaginaires, entre les modes de représentation voire les systèmes d’organisation des hommes ».
A l’inverse, exclure, c’est interdire à l’autre ; aux autres, d’entrer. Exclure prive un corps social de membres potentiels, considérés comme inacceptables, car hétérogènes. Exclure nous parle de clôture, de fragmentation, de sélection. Exclure,c’est refuser le geste de la traduction.
Et les régimes autoritaires aussi passent par une stratégie d’évitement de la traduction.
« La France est un pays où l’on traduit beaucoup de livres, mais de moins en moins de films à la télévision. La France est pourtant un pays qui ne s’est jamais mis à la traduction. Ce que l’on a coutume d’appeler le modèle républicain a exonéré de toute hospitalité réelle et de toute exclusion affichée. Le projet consistant à inclure les différences dans une identité politique abstraite marquée par la prédominance du libre-arbitre individuel et à créer un socle de compréhension mutuelle a partir de cette seule identité a failli à inclure, et de fait a exclu. »
La crise de ce modèle, conclut l’auteure, révèle ce dont nous avons désespérément besoin, à savoir un processus de traduction interne.
Et elle affirme alors :
« Nous sommes loin d’une stratégie européenne de traduction qui irriguerait le projet politique européen. Il n’existe pas de translation mainstreaming. Il n’existe pas dans l’Union européenne, pour des raisons d’attachement des Etats à leurs compétences, mais aussi par manque de courage politique, pour lancer des orientations ambitieuses, de politique des langues en Europe qui pourrait faire qu’une culture multilingue devienne une culture de la traduction, et que celle-ci à son tour soit une composante amplement partagée de l’Union ».
Et voici la morale politique de l’affaire : « Négocier les différences à travers la traduction est pourtant un moyen non seulement de démocratiser la société, mais de démocratiser l’Union européenne en tant que projet. »
Enfin, l’auteure nous renvoie à Jacques Derrida et à son texte l’Autre Cap (1991), dont elle extrait cette citation : « une Europe qui précisément consiste à ne pas se fermer sur sa propre identité et à s’avancer exemplairement vers ce qui n’est pas elle, vers l’autre cap ou le cap de l’autre, voire, et c’est peut-être tout autre chose, l’autre du cap qui serait l’au-delà de cette tradition moderne, une autre structure de bord, un autre rivage ».



20080107

Sociologie de l’Europe (turc)

Avrupada kulturler ve degerler adli kitap bir toplum bilim uzmani olan Olivier Galland, ve Fransiz Ulusal Istatistik Enstitusunde gorevli denetmen Yannick Lemelm tarafindan yazilmistir. Bu kitap insanbilimsel ve toplumbilimsel acidan, Avrupa'nin kulturel temelleri ve degerler sistemi ile ilgili bir sentezdir. Bu kitap bir yandan inceledigi konularin coklugu itibariyle zengin bir sunum yaparken, ote yandan okuyucuyu onemli bir zorlukla karsilastirir. Bu zorluk, kitabin icerigindeki pek cok bilginin icinde kaybolmadan, kendi gorusunu, kendi sentezini yaratmaktir . Belki de bu kitap okuyucuya, degisik konulari birbirine baglayarak, uyum noktalari bulmasi ve ana fikre kendince ulasmasi icin bir cagridir.
Yazarlar, detayli olarak inceledikleri bu konulari ne icin bir sonuc etrafinda baglayarak bitirmiyorlar?
Bu sorunun cevabi, bir bakima, kitabin basliginda yer almakta.Yazarlar basligi, Avrupa'daki kultur ve degerleri cogul sekilde ifade edecek bir sekilde kullanmislar. Yani kitapta her ulke kendi kutsaltirilmis gecmisine mirasci konumunda sunulmakta. Bu analize gore, Avrupa'nin ayni degerler etrafinda bir birlesim veya bir butunluk olusturabilecegini dusunmek oldukca guc gozukuyor. "Her ulke farkli, dolayisiyla bir butunluk imkansiz" dusuncesi on plana cikiyor. Peki, farkliligin icinde, bir birlik saglayabilecek noktalari bulmak imkansiz bir hipotez mi? Bunun icin her kulturu kendi cercevesinde incelemenin yanisira, onlari karsilastirmak, benzedikleri ve ayristiklari noktalari tesbit etmek, okuyucuyu daha bilgilendirici ve birligin nasil saglanacagini anlamayi kolaylastirici olmaz miydi? Bu sorulara cevap vermek icin tek tip bir birligin varolamayacagini bastan kabul etmek kacinilmaz gozukuyor. Bize gore, birlik konusu bircok sekilde tasarlanabilir.
Ilk olarak, disaridan zorla kabul ettirilmis birlik modelini ele alalim. Bu model icinde barindirdigi farkliliklara ragmen, kendini koruyup, bu cesitliligi red eder.Yani bu birlik modeli, homojenlik arayisindadir ve farkliligi tanimamakta israr eder. Birlik ve farklilik iliskini bu sekilde tasarliyan siyasi yonetimler ortadadir. Bunlar insanligin, ve tarihin tek yonde ilerledigini savunanlardir. Bu durumda birlik, var olmak icin farkliligi silmek zorundadir.
Iceriden kurulan birlik ise, bastan farkliliga dayali olarak kurulur. O farkliligin icinde kendini ustun goren bir kultur otekileri egemenligi altina alir ve ozumleme politikasi uygular. Bu politika "etnosantrik",neredeyse irkciliga yakin dusuncelere dayanir. Dolayisiyla, farklilik derece derece homojen bir birlige donusur.
Son olarak, olabilecek diger modelleri bir yana birakarak, yazarlarin dusunmedikleri anlasilan bir baska bakis acisini onerebiliriz. Bu modelde kulturler karsilasir ve yuz yuze gelirler. Bu karsilasmanin sonucunda ayar noktalari veya anlasmalar dogar, ortaya cikar. Yani, farklilik, cesitligi eritmeden, silmeden, birligi yaratir. Boylece birligin kimligi farkliligin ta kendisi olur.
Madem ki Avrupa birligi, degisik kulturleri oyun icine sokarak, Devlet-millet karsitliklarini asarak, yeni bir devlet anlayisi saglamaya yonelmistir, oyleyse son olarak ele aldigimiz birlik modeli, Avrupa birligine en uygun model degil midir? Bu durumda Avrupa birliginin gercek kimligi, farkliligin ta kendisi degil midir? O zaman, Avrupa Birliginin ana kimligi farklilik ise, Turkiyeyi dislamak icin kullanilan nedenler ne kadar gecerlidir acaba?

20080106

Sociologie de l’Europe (english)

Values and Cultures in Europe , is written by Olivier Galland , sociologist, and Yannick Lemel, general inspector working at the National Institute for Statistics and Economic Studies. The book presents a sociological and anthropological synthesis on the cultural foundations and on the variety of the European's values. Although it presents a thematically rich approach to the subject, it doesn't lead the reader reach a conclusion. In fact, it gives the impression that the reader is invited to stand back and find his way through the avalanche of information, then, may be, to link up the tackled subjects, in order to find out junction points.
Why the authors have difficulty in connecting these various subjects?
The answer, in a sense, figures in the title of the book. Starting from its title, all along the book, values and cultures are always treated in plural and each country is presented as an heir of its own sacred past, of its own culture. When the point of view is set in this way, unification of values becomes very complex. It assumes that each country is different; hence the cultural unification is impossible. But, couldn't we think in a different way? Instead of comparing them in parallel, can't we find another methodology to accommodate their differences? To answer that question, we shouldn't forget that there are different ways to formulate unity which doesn't necessarily mean homogeneity. Moreover, in our point of view, the most interesting form of unity isn't the most homogeneous one, but one that results of culture's confrontation. In that case, cultures enter in conflict, in order to find out an agreement. Diversity makes up unity, without dissolving variety.
Is it the European Union's case? If yes, does this mean that we could define the plurality as European Union's identity? And if plurality defines the European identity, the arguments to reject Turkey's membership to Europe are still valid?

20080105

Sociologie de l’Europe



Valeurs et cultures en Europe,
Olivier Galland et Yannick Lemel,
Collection Repères, La Découverte,
2007. 
 



Fruit d'une nouvelle négociation, imposée après le rejet de la constitution européenne par un certain nombre de membres de l'Union, le Traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007 dote l'Europe d'institutions plus fortes que celles promues par le Traité de Nice signé le 26 février 2001. Une anecdote révèle toutefois que cette décision ne rend évidemment pas compte de l'unanimité que l'on pouvait attendre de cette renégociation. Le Premier ministre britannique, Gordon Brown, en effet, après être arrivé en retard à la cérémonie de signature du traité, n'a pas figuré sur la « photo de famille », réunissant traditionnellement les chefs d'Etats et chefs de gouvernements après la signature de tels accords. Ce retard, manifestement symbolique, ne souligne-t-il pas les différentes perceptions du projet européen que développent les différents Etats de l'Union. Ne relève-il pas simultanément d'approches culturelles extrêmement différentes ?
Dans l'ouvrage que nous commentons ci-dessous, Olivier Galland, sociologue, directeur de recherche au CNRS, et Yannick Lemel, inspecteur général de l'Insee, s'interrogent sur l'hétérogénéité de ces cultures à l'échelle de l'Union. Leur ouvrage, Valeurs et cultures en Europe, propose une synthèse de connaissances anthropologiques et sociologiques portant sur les fondements culturels et la diversité des valeurs des Européens.
Se déployant sur une centaine de pages, cet ouvrage, destiné au public étudiant ou aux pédagogues, est composé de six parties auxquelles s'associent une introduction, une conclusion et enfin une bibliographie.
La première partie, intitulée « La longue durée. L'aire culturelle européenne » s'attache à l'incertitude portant sur les limites géographiques de ce territoire, puis aux certitudes des historiens « civilisationnistes », et se termine par l'examen des traits fondamentaux de la culture européenne.
La seconde, « Croyances et pratiques religieuses », met en évidence les origines, puis la mosaïque, religieuses des croyances répandues en Europe, pour s'achever sur la sécularisation et le retour du religieux de nos jours.
La troisième, « Valeurs de la vie quotidienne », présente les valeurs familiales, les modèles d'interaction du quotidien puis le rapport au travail tel qu'il est vécu par les Européens.
La quatrième, « Cultures civiques et attitudes collectives », s'attache, dans un premier temps, aux systèmes politiques ; dans un second temps, aux solidarités collectives et types d'Etat-providence et enfin aux engagements collectifs présents en Europe.
La cinquième partie, « Diversité territoriale des systèmes de valeurs en Europe », présente les différentes aires culturelles existantes en Europe, en s'attachant plus précisément aux diversités régionales et enfin aux diasporas et sous-cultures minoritaires.
La sixième et dernière partie, consacrée aux « Appartenances sociales et spécificités nationales dans l'Europe actuelle », met en évidence, dans un premier temps, les cultures de classes puis les déterminants individuels et appartenances nationales dans les orientations de valeur. Enfin les auteurs s'interrogent sur l'homogénéisation culturelle en Europe.
On entrevoit, dans ce descriptif, l'ampleur de la tâche du lecteur : celle de dégager un fil directeur de cet ensemble de données. En effet, il paraît difficile, compte tenu de la richesse de la table des matières et de l'abondance bibliographique, de dégager immédiatement un axe unique présidant à la rédaction de l'ouvrage. D'ailleurs, on peut s'interroger sur l'existence même de cet axe, dans la mesure où les auteurs se contentent d'établir un parallèle entre ces différences culturelles sans jamais se soucier de leur connexion, quelle que soit la manière de poser le problème de cette articulation. C'est donc le lecteur, à condition d'exercer son esprit de synthèse, qui est invité à prendre du recul par soi-même afin de ne pas s'égarer dans l'avalanche d'informations présentées. L'ouvrage propose de ce fait d'en appeler au lecteur. Et le travail de ce dernier doit consister à relier les sujets abordées par les auteurs, en vue peut être de trouver des points de jonction entre les différents registres de données.
Sur un des thèmes, d'ailleurs, évoqué dans le dernier chapitre de l'ouvrage, il est possible de tenter de comprendre les difficultés réelles éprouvées par les auteurs pour penser la connexion de cette pluralité culturelle, et pour comprendre et justifier les raisons pour lesquelles il appartient au lecteur de travailler à dégager une perspective globale.
Portant sur l'homogénéisation culturelle, le dernier chapitre de l'ouvrage en effet paraît entrer en contradiction avec le titre proposé de l'ouvrage. Ne remarquons-nous pas d'emblée que « valeurs » et « cultures » en Europe sont toujours traitées au pluriel ? Chaque pays est présenté en position d'héritier vis-à-vis de sa propre culture, de sa famille culturelle. Autrement dit les pays sont appuyés par les auteurs sur le legs d'un passé sacralisé. De ce fait, penser une unification de ces valeurs devient une tâche complexe.
Ne convient-il pas, désormais, de s'interroger sur l'unification européenne, fût-elle culturelle, en pensant plus fermement la confrontation de ces cultures, sans chercher à les mettre en liaison les unes par rapport aux autres, à partir d'un simple parallélisme ? Il nous semble que les auteurs, tout en nous proposant une table des matières abondante et riche en déterminations, ne procèdent qu'à une description détaillée des cultures européennes, en les laissant à l'état de cultures juxtaposées. D'une certaine façon, les auteurs parlent d' « aire méditerranéenne » d' « aire scandinave », … en les séparant de manière, au point qu'on ne voit plus ensuite comment réfléchir à une connexion, si une telle connexion existe, et encore moins comment poser le problème de la formation d'une culture européenne, fût-elle contradictoire, ou traversée de confrontations.
Certes, les deux auteurs étant des sociologues, il n'est pas habituellement de leur rôle de théoriser le problème de l'unité et d'envisager de poser les bases pratiques d'une telle politique. Ils font déjà un travail hors du commun en dépassant la tradition sociologique qui attache une importance bien trop grande au cadre national. Cela explique sans doute les difficultés éprouvées à penser l'unité européenne dans le contexte de cet ouvrage. Au demeurant, pour y arriver, il faut dépasser le cadre national, mais surtout concevoir un principe à partir duquel la penser, qu'on se place sur le plan scientifique de la sociologie ou sur le plan politique, voire philosophique.
Cet ouvrage nous donne les moyens de réfléchir ce problème. Les auteurs ne cessent de soulever les hypothèses envisageables : une pensée de l'unité-homogénéité, une pensée de l'unité sans homogénéité, une pensée de l'unité dans la diversité, une pensée de l'unité par la diversité, une pensée de l'unité par la traductibilité, ou une pensée de l'association sans transformation. Nous nous retrouvons là face à un problème classique, du point de vue conceptuel : celui des rapports entre l'unité et le divers. Il peut se formuler ainsi : le divers doit-il être écrasé par l'unité pour qu'elle puisse s'épanouir, le divers doit-il être intégré à l'unité comme son contenu maîtrisé, le divers doit-il faire l'objet d'une simple somme surmontée par une unité transcendante, le divers doit-il être mis en mouvement pour trouver en lui-même les ressources d'une unification, … ?
L'expérience européenne, fort bien retransmise sur certaines pages de l'ouvrage, a permis de mettre au jour une grande partie de ces expériences des rapports unité-divers.
Lorsque l'unité est posée de l'extérieur, elle cherche à se préserver malgré la rencontre du divers, autrement dit elle recherche l'homogénéité et supprime le divers tout en feignant de le reconnaître. Au mieux, il est conçu comme stade ou étape du développement de l'unité. Les régimes politiques qui prônent ce type de relation entre l'unité et le divers sont connus. Ils posent une conception unitaire du développement de la cité, voire de l'humanité. L'unité doit bien gommer le divers pour exister.
Lorsque l'unité se pose de l'intérieur, à partir d'une diversité, elle peut être le fait d'une culture qui, se considérant comme supérieure aux autres, cherche à les dominer. Il s'agit, pour cette culture dominante d'adopter une politique d'assimilation qui repose sur un ethnocentrisme et de transformer la diversité progressivement en une unité homogène.
Enfin, pour réduire les modèles de réflexion à l'essentiel, il est possible de poser le problème de l'unité tout autrement. Il s'agit sans doute de la forme d'unité la plus intéressante. Les cultures entrent alors en conflit, se confrontent dans l'optique de créer un accord. C'est le divers qui fabrique alors l'unité, sans pour autant dissoudre la diversité des cultures. Et l'unité est le divers même mais consenti et agencé.
Est-ce le cas de l'Union européenne, dès lors qu'elle cherche à surmonter les oppositions entre Etats-nations et à mettre en jeu les cultures ? Encore faudrait-il poser ici la question de savoir quel type d'Etat s'est constitué sous le terme d'Union européenne ?
Au terme de la lecture de cet ouvrage, le lecteur ne peut se départir de l'obligation de réfléchir à une conception plus dynamique des rapports entre les cultures en Europe. Deux obstacles à cela : celui de l'unité imposée, et celui du seul constat de la diversité.
Après tout, la véritable identité culturelle européenne ne consisterait-elle pas en sa pluralité ? Mais alors que faisons-nous des demandes d'adhésion de plus en plus nombreuses, refoulées pour des raisons plus ou moins avouables ? Par exemple, le cas de la Turquie ?

Kerim Uster, étudiant en Droit.

20080104

Le Grand tour 2008

Le « Grand Tour ». Ainsi un site Internet présentait-il les grandes expositions artistiques internationales de l'été 2007. Il fallait se muer alors en migrant pour suivre ces exercices dispersés en Europe, d’abord, puis plus largement, au-delà de l’officiel Grand Tour, sur toute la géographie méditerranéenne (Istanbul). Sans protester. Car ce type de trajet, après tout, est, depuis le XIXº siècle, un classique de la vie même des artistes. Il s'agissait alors de rentrer en contact avec les oeuvres des uns et des autres, connus au travers de l'Europe, afin de renouveler son inspiration et ses références, voire prendre des contacts. Au demeurant, les villes du Grand Tour 2007 (Münster, Kassel, Venise, Bâle) possèdent de superbes musées qui permettent de doubler la visite du "contemporain" par la visite de l'"ancien" ou du "classique". Et ainsi de produire des interrogations multiples. A quoi s’ajoute que la visite indispensable de la 10° biennale d’art contemporain d’Istanbul, devait reprendre une grande partie des problématiques découvertes ailleurs, cette fois rassemblées en un seul lieu. Le titre de cette biennale disait tout : Not only possible, but also necessary : optimism in the age of global war.

La sculpture publique contemporaine s'éclatait, c'est le mot, à Münster (Allemagne). Tous les dix ans, Skulptur Projekt s'ouvre au printemps et traverse l'été, livrant l'exposition aux habitants et aux touristes de la Rhénanie-Westphalie. L'espace public en est ainsi renouvelé et différemment occupé. Et au fur et à mesure des années (3 fois 10 ans en 2007), l'expérience de l'espace, de l'urbain, de la part du public et des critiques s'enrichit. Il est désormais impossible de séparer la considération du lieu, de la ville et de l'époque sur le fond desquels les sculptures peuvent être lues et fréquentées.
Rappelons d'abord que l'idée de cette exposition, qui a fusée en 1977, était la suivante : alors que le nazisme avait largement puisé au fonds de la sculpture monumentale (silhouette sur socle), usant et abusant de la figuration nationaliste, plus rien ne s'était accompli en Allemagne, depuis la guerre. Il était urgent d'exposer en public et de faire discuter en public des sculptures nouvelles, contemporaines, pourquoi pas abstraites ou minimalistes. Aujourd'hui, l'exposition est bien implantée (3º saison). Elle est même attendue par les habitants. Aussi par le public international prêt à circuler pour aller à la rencontre des oeuvres.
La version 2007 offre de nouveaux objets à voir, par rapport aux versions précédentes. Gaspard König, l'un des fondateurs de Skulptur Projekt, est désormais assisté par Brigitte Franzen, Carina Plath et Christine Litz. Un changement de génération s'opère dans la direction, qui voit privilégier des artistes très contemporains (dans leur geste, leur projet, leur "esprit"). Le travail de Valérie Jouve (une vidéo portant sur l'errance urbaine sous un tunnel piétonnier) est certainement très abouti ; celui de Thomas Schütte (portant sur la muséification des villes ; un travail différent de la célèbre colonne dédiée aux cerises, d'une exposition précédente) ; comme celui de Martha Rosler (destiné à soulever au contraire les mémoires torturées et éradiquées : sorcières, religion anabaptiste réprimée, exilés) posent d'heureuses questions. Andréas Siekmann s'en tire bien aussi en occupant la cour d'un très beau palais baroque avec une benne à ordures surprenante destinée à souligner la nécessité de lutter contre la privatisation de l'espace public. Tous problèmes urbains qui nous concernent tous. Et des problèmes qui se mettent en discussion avec les précédents puisque, comme en grilles superposées dans la ville, les strates d'exposition se côtoient lorsque les anciennes sculptures sont demeurées en place (la ville procède à des achats réguliers).

Quelques kilomètres plus loin, à Kassel, s'était ouverte la Documenta 12. Conjonction des rythmes d'exposition aidant, l'Europe artistique pérégrinait donc d'une ville à l'autre, et nous aussi.
La Documenta, cependant, c'est une autre histoire. Celle d'une ville bombardée totalement, pour les raisons que l'on sait, se relevant démocratique en 1945, se reconstruisant à neuf dans des normes peu esthétiques, et inventant de sérieuses raisons de s'arrimer à l'Ouest, à l'esprit artistique moderne, avec la première Documenta, en 1955.
Le directeur de la Documenta 12, Roger Buergel, avait, quant à lui, adopté la stratégie suivante : travailler avec les régions les plus dispersées du monde, dont massivement l'Afrique, afin de confronter les artistes du monde entier. Les thématiques des Documenta étant en général très politiques : ici, immigration, exils, pauvreté, répressions, contraintes. Et en mêlant ainsi des oeuvres très différentes (par leur provenance et leur style), la direction obligeait à se poser des questions à l'échelle du monde contemporain. En particulier, celle-ci : l'humanité est-elle susceptible de transcender ses oppositions pour se reconnaître un horizon commun (lequel d'ailleurs ?, la question demeure si on ne veut pas banalement répondre : la sauvegarde de la planète !) ? À quoi s'ajoute cette autre question : l'art est-il le bon médium pour répondre à l'interrogation précédente ? Encore faut-il préciser que répondre "oui" un peu trop rapidement à la seconde question implique de renvoyer la mise en cause de l'actuelle mondialisation à la tâche d'une nouvelle éducation esthétique de l'homme contemporain.
De cette Documenta 12, nous avons surtout retenu ce qui suit : une organisation interne renvoyant assez subtilement les oeuvres les unes aux autres ; une très grande attention à l'espace public et des oeuvres importantes sur ce plan (Lin Yilin, Jiri Kovanda, Martha Rosler) ; une problématique générale : dès lors que nous vivons dans un monde globalisé (il n'y aurait donc plus de "dehors"), nous devons apprendre que nous sommes tous "dedans", mais ce n'est pas une raison pour ne pas s'attacher à repérer la naissance de nouvelles modalités de luttes, notamment celles qui opposent différents regards sur les mêmes choses.

Parcourant encore quelques kilomètres, on se retrouvait à Venise, pour la Biennale d'art contemporain. Répartie en plusieurs lieux (dont principalement, les Jardins et la Corderie), cette dernière a été menée par Robert Storr. Ce dernier s'est donné un thème de réflexion : la pensée est sensible et les sens pensent ("Penser avec les sens, sentir avec la raison"). Belle perspective, au demeurant, pour une exposition d'art, même si elle était un peu classique et certainement entièrement prise dans des problèmes d'interprétation largement Occidentaux. Sur cette thématique, on a pu noter un effet d'inversion assez subtile. Les Jardins offrant des oeuvres prises dans le sensible et ouvrant sur la pensée, tandis que la Corderie présentait le cheminement inverse, tandis que d'un lieu de l'exposition à l'autre, des oeuvres du même artiste se répondent (obligeant le spectateur a un retour sur soi dans la durée du parcours).
Mais l'essentiel n'était sans doute pas là. Plus caractéristique se trouvaient être ces innombrables oeuvres hantées par toute une série de dualismes : certes, pensée/sensible, mais aussi figuratif/abstrait (avec des oeuvres de Richter, Ryman), hommes/femmes (Sophie Calle/Tracey Emin), Orient/Occident, sédentaires/migrants (Adel Abdessemed et son EXIL rencontré chaque fois qu'on passe une porte de l'exposition, Aernout Mik et ses vidéos portant sur les immigrés et les centres de rétention ou les casernements), etc., oeuvres qui réinterrogeaient la condition humaine contemporaine à travers ses déboires majeurs : les guerres, les exils, les conditions inhumaines faites aux hommes et aux femmes (Irak, Palestine, Liban, Afghanistan), les maladies globalisées. Ce n'est sans doute pas pour rien que le prix de l'oeuvre majeure a été décerné à un artiste dont l'oeuvre consiste à se battre contre le Sida en Afrique.

Alors, Istanbul, maintenant, quelques kilomètres plus loin ? Une biennale qui se déployait sur trois sites : l’Atatürk Cultural Center, l’Antrepo 3, et l’Istanbul Textile Trader’s Market. Cette exposition portait donc sur la mondialisation et ses effets : Not only possible, but also necessary : optimism in the age of global war. Et les effets en question étaient détaillés par chaque site. Le thème de la politique et des frontières se voyait illustré par Rem Koolhaas, la détérioration des sites culturels était prise à parti par Michael Rakowitz (sur les objets disparus du musée de Bagdad). Le thème de l’architecture et de la ville se trouvait exploré par l’artiste turc Erdem Helvacioglu, qui posait la question : « Quel est le son d’un bâtiment ? ». Le troisième volet de cette biennale était plus engagé encore. Il concernait la critique du capitalisme et l’altermondialisme. La lecture du catalogue de ces expositions, notamment de celui de l’Université Bilgi, donne à voir des travaux de grande qualité pris dans une contemporanéité marquante : interrogation de la place de l’art dans la vie présente, relations sociales (famille, rapports femmes-hommes, urbanisme, religion), rapports internationaux. On notera de surcroît que cette biennale, comme la plupart d’entre elles, mobilisait la ville entière. Les grands collectionneurs stambouliotes ouvraient aussi leurs collections (Sevda et Can Elgiz). Le palais Dolmabahce exposait aussi une œuvre de Jean-Michel Othoniel. Rappelons à ceux qui croiraient ne rien connaître au travail contemporain des artistes turcs, qu’ils connaissent probablement un de ces artistes en la personne de Sarkis, dont le travail est visible dans nombre de villes du centre de l’Europe.

Au terme de ces périples, dirons-nous quelque chose de l'esprit du temps (Zeitgeist) ? Sans doute pas, sinon pour préciser ceci : ce n'est pas seulement l'inquiétude de la globalisation du monde qui taraude les artistes. Plutôt celle des désastres humains qui l'accompagne. Et la question proprement artistique qui en est le corollaire : comment témoigner artistiquement ? Dès lors que les oeuvres ne se contentent plus de solliciter un face à face avec le spectateur (et Venise fait jouer subtilement le rapport conflictuel entre le moderne minimaliste ou abstrait et le contemporain : surprendre en utilisant du fil de fer barbelé pour réaliser une oeuvre (entre couronne du Christ et dénonciation des camps, Adel Abdessemed)), elles soulèvent le spectateur dans sa capacité à saisir une pluralité de situations à l'intérieur desquelles il importe de raisonner (parallèle entre les situations dans le monde, ou au contraire diversité des enjeux et des guerres). Que le monde contemporain produise du déstabilisé, de l'exclusion et de l'exil relève du constat. Que les exercices proposés aux spectateurs dans le cadre de ces expositions le conduisent à se placer dans ces situations pour apprendre à réagir (y compris sur le statut européen de la Turquie), voilà qui porte déjà ailleurs. Et qui surtout dépasse l'esthétique pour nous conduire à une forme particulière de politique. Une politique par l'art. L'affirmation artistique du politique.
Christian Ruby

20080103

traduction et altérité

Avant d’être submergée par les forces de la réification, la perspective d’une culture européenne doit s’efforcer de baliser son territoire, d’offrir à la réflexion des distributions et des topographies susceptibles d’orienter nos débats en direction d’un futur à construire. La culture européenne, si une telle réalité finit par prendre corps, ne devra jamais ressembler à un bric-à-brac socio-culturel institué à partir de pièces et de morceaux rapportés les uns aux autres de l’extérieur, à la limite de la muséification. Dans ce genre de construction, on procède par juxtaposition dont tout mouvement est exclu, on dessine au mieux un squelette que la vie a fui.
Il convient d’y revenir encore. Chacun doit comprendre que nous ne saurions définir l’Europe par une quelconque essence, une identité ou des repères. La seule voie qui s’offre à nous est celle qui consiste à faire valoir sans cesse l’idée selon laquelle l’Europe est sortie de soi et composition toujours remaniable. Dans un numéro précédent du Spectateur européen, nous rappelions que le philosophe Marc Crépon, dans son ouvrage Altérité d’Europe (Paris, Galilée, 2006), montre, à juste titre, qu’il y a beaucoup de violence dans les discours portant sur l’identité de l’Europe, et a fortiori dans les discours qui reviennent sur le devant de la scène pour exalter les nations européennes. Ces discours dressent des barrières, forgent des frontières et multiplient les inclusions et les exclusions. D’une certaine manière, Timothy Garton Ash trace des perspectives de même type, lorsqu’il affirme que « I would argue that we cannot and should not attempt to built European political memory in the same way (que Ernest Renan)… We should not attempt to forge a single memory ; rather, we should define our identity as nations that are coming from very different histories but aspiring towards shared goals » (in Identity and memory, Paris, Centre d’analyse et de prévision, 2007).
Chacun devrait relire aujourd’hui ce texte de Jacques Derrida, datant de 1990, intitulé : L’autre cap. Réfléchissant, à sa manière, à la question de l’Europe, le philosophe prend à partie la question de départ : Au vieux nom de l'Europe, peut-on faire correspondre une identité culturelle ? Et Derrida d’enfoncer le clou :
Nous savons cependant deux choses :
- Que le propre d'une culture, c'est de n'être pas identique à elle-même.
- Qu'on ne peut dire « moi » que dans la différence avec « soi ».
C'est vrai de toute identification : pas de rapport à soi qui ne soit culture de soi comme différence intérieure et expérience de l'autre.
Et la leçon qui s’en suit mérite une longue méditation : « Et si, finalement, ce que l'Europe a de plus important à présenter, c'était cela : être la possibilité exemplaire de cette loi ? Non pas la volonté d'entretenir un moi quelconque replié sur soi (une Europe attachée à l'auto-identification comme répétition de soi ou soi-disant mémoire de soi), mais la capacité à maintenir cette différence d'avec soi ».
À l’évidence, la question de l’Europe, celle de son identité ou plus sérieusement celle des altérités, ne laisse guère les philosophes indifférents. Ni quant à sa formulation, ni quant au jour sous lequel cette formulation fait paraître les affaires de la cité. Pourrait-il, d’ailleurs, en être autrement ? Ni oracles, ni devins, ni prophètes, ni dépositaires d’un trésor sacré, les philosophes ont en revanche des raisons philosophiques de s’y intéresser. C’est-à-dire des raisons promotrices, à l’heure même où il faut penser l’Europe en même temps qu’elle se fait. Et en matière de projets d’interactions culturelles, ils peuvent emprunter des leçons – la première : la traduction - aux réseaux, certes plus ou moins confidentiels, que la philosophie tisse sur le territoire européen. Réseaux d’autant plus fondés à être étendus qu’ils font la démonstration d’un paradoxe essentiel : les philosophes travaillent à partir de leur langue natale et en la développant se séparent le plus nettement les uns des autres. Mais, plus ils travaillent à fortifier une pensée, plus ils ont besoin d’élargir le cercle de leur confrontation aux autres philosophes des autres langues. L’apparente réserve de leur langue de référence se mue en appel à la traduction. De surcroît, au cœur des systèmes d’écho auxquels se prêtent les différentes œuvres humaines, ils peuvent puiser des arguments susceptibles de convaincre de la possibilité de réaliser un universel concret ancré dans le concept d’un héritage sans testament. Où l’on voit que, si les philosophes ne se risquent pas ou peu à parler des règlements à édicter et de directives à prendre immédiatement, ils ont en tout cas, concernant la forme de l’Europe, des propositions à rendre publiques.

20080102

Théâtre et scène d’Europe

Les jeudi 20 et vendredi 21 décembre dernier (2007) s’est tenu un colloque international autour du thème : « Theatrum mundi, théâtre et philosophie. Formes et mutations d’une vision du monde et du théâtre ». Avant de considérer plus précisément les différentes perspectives proposées par les intervenants, insistons sur les multiples croisements que ces travaux ont permis d’ébaucher. Celui des disciplines, car la tension philosophique générale se nouait le plus souvent autour de la littérature (le théâtre surtout). Etudier le devenir d’un topos dans l’histoire de la philosophie exige une lecture fine de la lettre même des textes afin de re-saisir la dimension littéraire, peut être souterraine mais bien présente, qui travaille intimement les œuvres dites philosophiques. Ce croisement interne est doublé d’un autre peut être plus extérieur, celui des références convoquées qui offrent un voyage dans le temps et surtout dans l’espace d’une culture européenne (potentielle). De la Grèce platonicienne et de la Rome Antique aux scènes contemporaines, en passant par l’Italie de Camillo, la Hollande d’Erasme, l’Angleterre de Shakespeare, la France de Descartes ou encore le Siècle d’or des dramaturges espagnols, ce colloque a dressé une vaste scène européenne de la pensée. Les différentes communications ont constituées autant de coups de projecteur sur ce theatrum mundi. Nous ne fournirons pas ici un résumé de chacune des interventions. Nous tenterons seulement de donner un aperçu des grandes problématiques soulevées par les intervenants en proposant un itinéraire (nécessairement arbitraire) mais qui s’efforcera toutefois d’organiser des résonances (au moins brièvement) entre les différents points de vue sur la question.
Qu’est ce tout d’abord que le theatrum mundi ? Il s’agit d’un topos, d’un lieu commun de la culture européenne qui consiste à comparer le monde à un théâtre, autrement dit, à penser le monde comme théâtre (au double sens du bâtiment et de ce qui s’y joue). Les traces d’une telle métaphore sont perceptibles dès Pythagore puis Démocrite et trouve son apogée à l’époque baroque, nous y reviendrons. Reste toutefois à considérer l’extrême réversibilité du topos, car si le monde est un théâtre, ce dernier devient lui-même le meilleur moyen de faire voir ce monde qui en épouse la structure. Le théâtre est donc bien « ce qui fait voir » (selon le grec theatron) le mundus (l’ordre et la parure, traduction latine du kosmos grec).

Ombres et lumières : mise en scène.

Avant de pouvoir faire fonctionner, dans les deux sens, la métaphore du théâtre du monde, il faut en poser la structure. C’est à Platon que l’on doit d’avoir peut être posé le premier [1] théâtre philosophique : la fameuse Caverne décrite au début du livre VII de La République (514a – 517e). Les hommes y sont enchaînés et se trouvent contraints de fixer les ombres représentées sur la paroi du fond, sans pouvoir se retourner vers la sortie au dessus d’eux. Ces ombres perçues sont le reflet de « toutes sortes d’objets fabriqués qui dépassent le muret » [2], projetés par un feu situé « sur une hauteur loin derrière eux ». La Caverne ne dessine pas exactement la structure d’un théâtre tel qu’on l’entend aujourd’hui, avec des acteurs sur une scène et des spectateurs placés en face dans la salle, car ce sont des ombres, des images, des représentations qui constituent la matière du spectacle. Reste que ce théâtre d’ombres pose la structure essentielle à tout théâtre : la polarité entre l’obscurité de la salle et la luminosité (ou du moins la visibilité) de ce qui est représenté sur la scène.
Une telle théâtralité peut aussi se faire sentir dans le lexique platonicien. En effet, l’auteur compare le petit muret qui sépare les hommes spectateurs emprisonnés de ceux qui portent les objets qui en dépassent, à « ces cloisons que l’on trouve chez les montreurs de marionnettes (thaumato-poioi) ». Le début de l’allégorie constitue donc une véritable mise en scène théâtrale de l’épistémologie platonicienne, témoignant de la valeur du statut de l’homme dans le monde, de la valeur des images perçues et des différents degrés de connaissances auxquels le philosophe doit s’élever. L’homme est entièrement asservi par ce spectacle d’ombres, il est fondamentalement pensé comme spectateur. Et ce, d’autant plus que même au sortir de la Caverne, il demeure spectateur des réalités. Mais cette lumière du soleil, bien différente de celle du feu, l’incite toutefois à repartir au fond de la caverne pour « déchaîner » les esprits de ses pairs. Il est spectateur et acteur. L’activité philosophique appelle un engagement vital, personnel et dynamique. Platon insiste sur ce point lors de son allégorèse (517b) qui expose la correspondance, termes a termes, entre la structure de la Caverne (et le chemin à y parcourir) et sa signification philosophique, notamment explicitée à la fin du livre VI par la métaphore de la ligne (509d – 511e). Il traduit sa propre fable, tout en laissant certaines zones d’ombres quant aux analogies attendues. Mais revenons un instant sur le rôle que tient l’homme dans ce théâtre. De quel côté de la scène se trouve-t-il vraiment ?
Le théâtre de marionnettes réapparaît sur la scène (du théâtre d’ombres), mais cette fois-ci c’est l’homme lui-même qui est comparé à un pantin. On trouve cette comparaison dans les Lois, aux livres I (644 b – 646 d) et VII (802 c – 805 a). L’homme y est pensé comme une « marionnette fabriquée par les Dieux » [3] animé par des tensions ou tractions contradictoires (le fil d’or de la raison et le fil de fer des passions) grâce à des « tendons ou des ficelles ». L’homme semble toutefois jouir d’une certaine marge de manœuvre. Cette marionnette est comme l’enfant en nous à éduquer, auquel on doit apprendre à harmoniser, à coordonner ses mouvements, sa raison et ses passions. Même si l’homme demeure dans le « jeu » (à la différence du sérieux divin), il peut apparemment encore conquérir son autonomie. Platon reste ambigu sur ce dernier point, mais il autorise néanmoins à conserver l’espoir, même extrêmement mince, d’une pleine libération.

En somme la caverne platonicienne pose, même pour les critiquer ensuite, les principaux éléments du spectacle de l’existence humaine. Cette architecture, polarisée par l’ombre et la lumière, les spectateurs et la scène, l’apparence fausse et l’être réel, est semblable à celle d’un théâtre. Il est remarquable de constater que Corneille ait situé son magicien (image scénique du dramaturge, qui comme lui, contrôle les mises en scènes et illusions diverses) de L’Illusion comique(1636) dans une caverne. C’est en effet au fond de cette « grotte obscure […] n’ouvrant son voile épais qu’au rayon d’un faux jour » et où règne « le commerce des ombres » (v.2-6) qu’il produit une représentation spectaculaire du fils perdu de Pridament. Il s’agit de « spectres parlant qu’il faut vous faire voir » (v. 212). C’est bien par « un effet si rare » (par une mise en scène « théâtrale ») que le monde se donne à voir, et dans la pièce ce monde aperçu est justement encore un théâtre, un vrai. En effet Clindor, le fils, est devenu acteur. L’image qu’Alcandre fournit à Pridament représente son fils lui-même en représentation. L’accès au monde se fait donc d’abord par le biais de l’image ou reflet de théâtre, qui rappelons le, est selon l’étymologie « ce qui fait voir ». Si le monde est un théâtre, le théâtre aussi forme un monde. Nous reviendrons sur cette réversibilité un peu plus loin.
La Caverne de La République semble donc constituer un modèle privilégié de la structure théâtrale, comme lieu où sont produites des illusions. La récupération par le théâtre du topos, qui consiste à accorder autant (à savoir peu) de valeur au monde qu’au théâtre, n’est pourtant pas une auto-dévaluation. Au contraire, cela témoigne de la force d’un genre littéraire, le théâtre, à s’affirmer comme vanité, comme paraître.
Pour en revenir au fil théorique de notre propos, on voit que Platon plante le décor du topos, selon une double orientation : ethico-politique d’une part – l’ascèse individuelle pour se défaire des représentations pour aller vers la contemplation des Idées (dialectique ascendante), et le retour dans la caverne du philosophe pour tenter de convertir le regard des autres hommes des ombres au soleil (dialectique descendante) – et épistémique de l’autre, par la gradation des niveaux de connaissances, des illusions sensibles à la vérité des formes intelligibles.

Le visage et le masque : la liberté.

Une fois le théâtre disposé, il faut encore se demander quelle place accorder à l’homme, acteur et/ou spectateur des représentations. Quelle est la marge de manœuvre de l’homme, marionnette divine, dans la pièce qu’il joue sur le théâtre du monde ? L’acteur est finalement prisonnier de son propre rôle ?
Les Stoïciens considéraient que le theatrum mundi formait un support adéquat à la compréhension de la place de l’homme dans le monde. La métaphore, d’abord illustrative, est ainsi devenue productrice de sens. Le théâtre auquel ils pensent est la scène tragique, lieu de l’immersion de l’homme dans le destin. Ce dernier correspond à la chaîne « inviolable » et éternelle des causes engendrée par le souffle ou l’esprit (pneuma) divin [4]. L’homme ne peut rien face à cette nécessité absolue. Comme un personnage dramatique, il n’est pas en mesure de modifier la teneur du rôle que lui a confié son auteur. Epictète l’énonce dans son Manuel (XVII) : « Souviens-toi que tu es acteur d’un drame que l’auteur veut tel […]. Car ton affaire, c’est de jouer correctement le personnage qui t’a été confié ; quant à le choisir, c’est celle d’un autre » [5] . Le rôle de l’homme lui est imposé, la pièce est déjà écrite. Il ne faut donc pas essayer de résister, mais plutôt de comprendre le déterminisme causal afin d’aller dans le même sens. La liberté stoïcienne consiste à connaître le « destin », qui dominera nécessairement notre volonté, pour s’y soumettre et ainsi l’accepter « librement ». Cette acceptation n’est pas pure passivité, car la participation requise relève bien d’une action. Christelle Veillard a justement insisté sur ce passage du personnage, passif, à l’acteur, qui au contraire, « récite un ordre qu’il connaît par avance », celui que lui impose son rôle. Il s’agit donc pour l’acteur d’apprendre à disparaître derrière son « masque », sa fonction propre dans le cosmos. Son visage doit entièrement coller à son masque, pour finalement n’être plus rien d’autre que ce masque.
Mais cette façade ne laisse-t-elle pas tout de même subsister un certain écart avec le visage ? La superposition est-elle si complète que l’homme n’est plus voué qu’à réciter un rôle imposé par Zeus ? Epictète, dans la phrase citée plus haut, s’il refusait le choix du rôle à l’homme, lui confiait toutefois la tâche de le « jouer correctement ». Selon le fameux principe stoïcien, l’attribution du personnage ne dépend pas de nous, mais la qualité de l’interprétation dépend, quant à elle, pleinement de nous. L’image de l’athlète tirée des Entretiens [6] semble éclairer ce point. A un athlète (l’homme comme athlète de la vertu) qui se plaint du « thème » (hupothesis) qui lui est imposé, et qui voudrait en changer la réponse est la suivante :

« N’as-tu pas les moyens qu’il faut pour user de ce qui t’as été donné ? […} Il y aura peut être un temps où les acteurs tragiques croiront que leurs masques, leurs chaussures, leurs robes, ce sont eux-mêmes. Homme tu n’as ici que matière à ton action et rôle à remplir. Parle un peu pour voir si tu es acteur tragique ou comique, car sauf la voix, tout le reste est commun à l’un et à l’autre ; et si on lui enlève ses chaussures et son masque, s’il se présente sur la scène avec sa seule personne, l’acteur tragique a-t-il disparu ou survit-il encore ? S’il a la voix qu’il faut, il survit. »

La liberté de jeu semble tenir toute entière dans cette voix (phonè). La manière de réciter son rôle, c’est le « ton » de vie de l’homme. Il faut alors se rappeler que le masque de théâtre antique servait non seulement à emprunter une autre apparence, mais aussi de porte-voix. Il est image fixe et support pour une parole, plus fluctuante. Outre la récitation de son rôle, une part d’invention est laissé à l’acteur. La voix [7] introduit une certaine ondulation dans la rigidité du masque. Partie centrale de l’âme, la voix fait apparaître ses valeurs intérieurs, son « fond ». Le masque, comme porte voix, fait donc surgir sur la scène cet « au-delà souterrain » [8], ce qui subsiste de l’homme dépouillé de son déguisement. Le rôle constitue donc bien la « matière » à partir de laquelle l’homme doit librement composer son existence. Loin de nier l’individualité, le masque sert de support à l’expression de la juste tonalité, sans lequel elle demeurerait d’ailleurs inaudible. Ainsi, le destin (la pièce déjà écrite par le Dieu-poète) rend possible l’exercice de la liberté. L’acteur est pleinement responsable du venir de son personnage, et se doit donc de bien le jouer. Cette qualité du jeu se mesure par la compréhension de l’enchaînement causal de la pièce représentée sur le theatrum mundi. L’homme doit reconnaître et accepter le destin comme l’acteur doit suivre le rôle, ainsi que l’a écrit l’auteur de la pièce. Ce sont ces contraintes qui vont justement susciter la liberté d’action.
Il semble que l’on retrouve cette même structure, avec quelques aménagements, dans le théâtre de Calderon, et plus précisément dans Le Grand Théâtre du monde (1655). Le titre même de la pièce reprend explicitement le topos, et en effet Calderon y exhibe toute la machinerie de ce théâtre, de la cosmogenèse au tombeau sur fond éminemment liturgique. Sans rentrer ici dans une analyse détaillée de l’œuvre, on peut néanmoins en dégager certains axes faisant échos aux problématiques stoïciennes. En effet, l’Auteur (le Dieu-dramaturge) convoque le Monde, qu’il forme, et les personnages, conceptuels ou humains (même si ces derniers restent des « types »), pour jouer une pièce : Agir bien car Dieu est Dieu. Il « donne à chacun le texte de son rôle » [9] alors que le Monde distribue les accessoires (vêtements et objets) correspondant aux rôles, puis il s’énonce : « Ainsi nul ne pourra se plaindre/ par la suite de n’avoir pas eu,/ pour bien remplir son rôle,/ tous les atouts qu’il pouvait espérer./ Celui qui s’en acquittera mal/ le fera donc par sa faute,/ et non par la mienne » (v.268-273). Comme chez Epictète l’homme dispose des moyens (matériels) pour « bien jouer » ce rôle qui lui a été imposé. C’est le ton donné qui sera l’étalon de la réussite et qui déterminera ensuite l’accès au Salut. Dans les querelles sur le libre-arbitre qui agitent le XVII° siècle, et sur la question de savoir comment concilier la grâce divine avec la liberté humaine, Calderon suit la perspective jésuitique. Les rôles sont peut être moins des textes à suivre à la lettre, qu’une « matière », qu’un « thème » à partir desquels l’homme devra composer son personnage sans répétition possible. Les marges de liberté se trouvent dans les plis du déguisement, qui permettent une certaine amplitude de mouvement. De cette manière dépend à chaque instant toute la vie humaine, à savoir le mérite du Salut.
Ainsi la mort est l’accomplissement ultime. La sortie définitive de la scène est ce moment où le rôle se voit enfin débordé par la « voix ». Dieu évalue alors les prestations, attribue les mérites et nivelle la hiérarchie que la répartition (arbitraire pour l’homme) des rôles et des attributs avait engendrée. Peu importe la grandeur dans ce monde, l’issue sera la même pour chacun, fragiles créatures divines. Au Pauvre qui se lamente sur son destin l’Auteur lui répond qu’ « au cours de la représentation/ l’acteur qui joue le rôle du Pauvre,/ avec passion et vivacité,/ donne autant de satisfaction/ que celui qui joue le rôle du Roi » (v. 409-413), et ajoute que « pour la récompense,/ je te ferai son égal » (v.417-418). La fin de la pièce permet de juger de la qualité de l’interprétation. L’Auteur-Spectateur divin décide seul de ce qui attend l’acteur une fois la représentation achevée : le paradis, le purgatoire, les limbes ou l’enfer. L’essentiel du rôle est certes de le jouer « correctement » mais surtout, et cela va de pair, de soigner sa retraite hors de la scène. C’est seulement à la fin que l’on pourra juger du bon usage de cette liberté, minimale mais pourtant essentielle. Le sort de l’homme se joue tout entier dans l’écart infime et en même temps abyssal entre le masque et le visage.
Cette exigence de la bonne fin constituait déjà, en 1647, la matière des aphorismes 59 « Savoir se retirer dignement » [10] et 211 de l’Oraculo Manual de Gracian. Cette dernière maxime reprend même le topos : « Notre vie se déroule comme une comédie, le dénouement, c’est la fin,: attention donc a bien finir ». Ce soin accordé à la fin du jeu résonne encore avec la doctrine stoïcienne, notamment chez Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius (77) : « Que tu finisses à tel ou tel endroit, la chose est indifférente. Finis ou tu voudras, seulement prépare bien ta sortie ». Le ton de vie sert à se ménager une mort convenable. Le masque ne condamne pas à l’avance l’acteur, il lui offre la possibilité de manifester sa voix (ou de tracer sa voie) sur le théâtre du monde et ainsi d’être éventuellement sauvé.
Ces considérations sur la manière dont il faut jouer son rôle s’en tiennent à éclaircir ce qui se passe sur la scène. Or celle-ci n’épuise pas l’ensemble de l’espace théâtral. Certes il y a cette scène avec les acteurs, mais il reste une salle remplie de spectateurs, des coulisses, un rideau…


La scène et la salle : l’illusion.

A qui la scène fait-elle voir le monde qu’elle représente ? Qui jouit du spectacle et comment ?
Avant de répondre à ces questions, on peut se demander de quelle manière la scène se rapporte à cette salle. Il ne semble pas que le regard soit unidirectionnel, de la salle vers la scène. Si le monde et un théâtre et le théâtre un monde, le rapport ainsi posé est spéculaire. Entre la scène et les acteurs d’un coté et la salle et les spectateurs de l’autre, un miroir invisible est subrepticement installé. Imperceptible durant la représentation, il est cependant incarné par ce rideau opaque qui marque l’avant et l’après de la magie théâtrale. Il rompt le charme pour rétablir l’illusion et la réalité dans leurs positions initiales.
Il s’agit de pratiquer une conversion du regard, de la scène à la salle, pour voir comment celle-ci prend plaisir à être submergée d’illusions. Catherine Ttreilhou-Balaudé convoquait à cet égard le remarquable texte d’Erasme, tiré du chapitre XXIX de L’Eloge de la folie :

Si, en pleine représentation, quelqu’un essai d’enlever leur masque à des acteurs pour monter aux spectateurs leur vrai visage au naturel, ne gâche-t-il pas toute la pièce ? Et ne mérite-t-il pas qu’on le chasse du théâtre, à coups de pierres, comme un malade mental ? […] Mais effacer l’illusion c’est détruire la pièce. C’est justement cette fiction et ce maquillage qui fascinent les spectateurs. Or toute la vie des mortels est-ce autre chose qu’une pièce de théâtre où chacun s’avance masqué et joue son rôle jusqu’à ce que le chorège l’invite à sortir de la scène ?

L’auteur (qui se sert de la Folie comme voix) insiste sur la caractère désiré de la tromperie. Outre la jouissance qu’elle procure pour qui assiste au spectacle, l’illusion devient nécessaire car elle permet à l’homme de supporter, tant bien que mal, les accablements de la vie. Il vaut peut être mieux adopter une posture facile face aux illusions et préférer un bonheur partagé, à cette rude ascèse qui ne mène, dans le meilleurs des cas, qu’à une sagesse solitaire. La caverne est peut être finalement plus souhaitable que la lumière du soleil. En effet les hommes ont besoin du masque et du jeu qui fondent les hiérarchies sociales, en un mot l’ordre. Or la folie est cet aiguillon qui vient constamment inquiéter les aspects théâtraux de ces grandeurs, et qui de ce fait, ne consent pas à les reconnaître et à s’y soumettre. L’exaltation de l’illusion stabilise le monde qui sans cela deviendrait des plus chaotique. La vie sociale est une cérémonie (au sens presque religieux [11]), une fiction nécessaire au maintien paisible de la vie. Ainsi, briser le charme de la scène c’est mettre en péril la salle elle-même. Le spectateur tient lui aussi à son rôle, à son masque de spectateur. Une fois la représentation achevée, les bourgeois de la salle redeviendront les acteurs du théâtre sociale quotidien. Après avoir été dans l’ombre, ils repassent au premier plan de la scène mondaine, l’ordre est rétabli. Pour fonctionner, la société doit être « hypocrite » (terme qui désignait en grec l’acteur caché derrière son masque). Par les procédés de mise en abyme, le théâtre affirme la vanité de ses apparences, et en retour celles qui régissent tout autant le monde de la salle. Le spectateur peut être abusé ou désabusé par la feinte et éprouver un plaisir d’illusion ou de dés-illusion. Mais dénoncer l’illusion ne suffit pas à en sortir. C’est là tout le problème du théâtre baroque qui marque peut être l’acmé du topos dans la culture européenne. Il cristallise les nombreuses sédimentations métaphoriques (parfois contradictoires) du monde comme théâtre et retour, mais nous ne détaillerons pas ici son fonctionnement.
Plus qu’un miroitement des regards entre la scène et la salle, il semble possible de penser un renversement encore plus prononcé du point de vue. Il faut d’abord se placer sous l’angle du théâtre comme monde, puis voir que ce n’est plus sur la scène que ce monde se donne à voir mais plutôt dans la salle. L’unique spectateur se place cette fois-ci sur le plateau et à partir de là, regarde les gradins où se joue désormais le spectacle de l’univers. Un tel glissement est opéré par Le théâtre de la mémoire de Camillo. Ce texte propose une système mnémotechnique pour les savants construit sur le modèle d’un amphithéâtre. Il s’agit d’un ars memoriae qui tend à organiser des correspondances entre la structure du théâtre (ou de l’amphi, du cirque) et celle de l’univers. La focalisation se tourne donc de la scène vers les gradins qui, par le biais d’images, figurent les agencements cachés, les rouages internes qui régissent la machinerie du theatrum mundi. Une telle « architecture mémorielle » (Fabien Cavaillé) cherche à rendre « les savants semblables à des spectateurs, nous leur présenterons ces sept mesures soutenues par les mesures des sept planètes, à la manière d’un spectacle ou , dirons-nous, d’un théâtre composé de sept degrés [12] ». Son théâtre est un miroir ordonné (une mise en ordre) du monde. Reste que ce spectacle demeure réservé aux initiés, à une certaine élite intellectuelle capable de circuler dans ces gradins. L’orateur y trouve une formidable bibliothèque de l’univers, un lieu de fabrique du discours, à condition de bien déchiffrer et de retenir les allégories présentées. Le savant peut alors produire une parole avec l’ordre du monde sous les yeux. Le théâtre de Camillo est bien, selon l’étymologie, un pur « faire voir ». La structure en hémicycle permet une synthèse optique : il est possible de tout voir d’un regard si l’on adopte le bon point de vue. Cette difficulté à trouver le bon rapport de distance fait donc qu’il n’y que fort peu de bon spectateurs. Camillo prouvait de la sorte sa haute estime de François 1er en lui offrant un modèle réduit en bois de son propre théâtre de mémoire. Même sans en percevoir toutes les subtilités, ce théâtre constitue pour tous un modèle singulier de ces cabinets de curiosités si présents au début du XVII°, dont l’archétype est le fameux amphithéâtre de Leyde.
La distinction entre la scène (le théâtre) et la salle (le monde) est donc tout aussi réversible que le topos lui-même. L’une et l’autre se déplacent et glissent jusqu’à se confondre parfois. Si cette frontière se brouille comment reconnaître le vrai du faux, le réel de l’illusion ?


Cette dernière tâche est proprement celle de la philosophie, or le théâtre ignore justement ce clivage. Comme l’écrit Michel Foucault, « accepter la non-différence entre le vrai et le faux, entre le réel et l’illusoire est la condition du fonctionnement du théâtre » [13]. Une véritable tension se noue donc entre théâtre et philosophie qui se nourrissent réciproquement. On peut penser que la philosophie relève aussi d’une mise en scène, et que les « hommes d’Occident […] ont monté eux-mêmes, par le jeu de leur regard, le spectacle du monde ». Ce colloque a tenté de fournir des éléments pour comprendre l’histoire de ces regards constitutifs du theatrum mundi. Il s’y est esquissé une archéologie du spectateur européen, avec ses formations et déformations. C’est aux prix de tels efforts de croisements qu’une scène européenne peut véritablement se construire dans le théâtre du monde.
Thibault Barrier






[1] Jean François Balaudé remarquait toutefois la présence de la métaphore de la « kosmos skenè », du monde-spectacle, « fugace et mobile », déjà chez Pythagore et Démocrite, mais sans recevoir de traitement systématique.
[2] Traduction de Georges Leroux (Paris, GF-Flammarion, 2002).
[3] Traduction d’Edouard Des Places (Paris, Belles Lettres- « G. Budé », 1951).
[4] Pour une définition minimale Cicéron, De la divination, I, 125-126, en notant au passage que le destin est pensé sur le modèle de la causalité physique.
[5] Traduction Bréhier, in Les Stoïciens, II, Paris, Gallimard, 1952, p.1116.
[6] I, XXIX, 38, p.877.
[7] Il faudrait aussi considérer la « danse », qui fait intervenir la liberté individuelle de l’acteur. Au mouvement de l’âme manifesté par la voix répond le mouvement du corps (animé), la danse. On peut se référer sur cette question du « geste » à Cicéon, De finibus, III, 24-25.
[8] Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, p.132.
[9] Traduction de François Bonfils, Paris, GF-Flammarion, 2003.
[10] Traduction de Benito Pelegrin, in Gracian, Traités Politiques, Esthétiques, Ethiques, Paris, Seuil, 2005.
[11] Il faudrait aussi penser le rapport entre théâtre et religion sur la question de la représentation et de l’image. Pour rester avec Calderon, on peut se rappeler que Le genre de théâtre privilégié au Siècle d’Or espagnol est l’Auto Sacramental. Pratiqué pour la Fête-Dieu, il s’agit d’une cérémonie rituelle qui tend à « faire voir » la présence de Dieu dans sa matérialité. Plus concrètement, la représentation théâtrale constitue l’aboutissement de la procession eucharistique où les différents chars viennent s’emboîter pour former l’espace scénique. L’Auto est donc un spectacle enveloppé dans un spectacle plus large, religieux. A ce niveau, le spectateur de la pièce est aussi acteur de la procession. On pourrait continuer à réfléchir sur proximités architecturales entre églises et théâtres leurs implications théoriques.
[12] Traduction de Bretrand Schefer, Paris, Allia, 2001, p.53. Cette édition joint au texte un précieux schéma du théâtre de Camillo.
[13] Dits et Ecrits, II, Paris, Gallimard « Quarto », p.571.

20080101

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So lecker schmeckt Europa

Auf der Internetseite http://www.eu50.eu/ hat das Auswärtige Amt in Zusammenarbet mit den Botschaften der EU-Mitgliedstaatent in Berlin 55 schmackhaften Kuchenrezepten zusammengestellt. Das Nachbacken und Geniessen wird leichtgemacht, denn die Tipps zum Zubereinten und die Zutaten für die Kuchen finden sich im Internet in allen 27 EU-Sprachen.


Chemins de l’art en Europe.
Het meesterlijke atelier : Europese kunstroutes (5de-18de eeuw).
The Grand Atelier : Pathways of Art in Europe (5th-18th century).

Outre les intellectuels qui n’ont cessé d’inventer l’Europe par les voies de la traduction et de la lecture réciproque des ouvrages, durant de longues décennies, les artistes n’ont pas été sans donner corps à la possibilité d’une culture européenne, pensée moins en termes de valeurs ou de références, qu’en termes de confrontation et d’échanges. L’exposition de Bruxelles, portant sur les arts et l’Europe (Palais des Beaux-Arts, janvier 2008), montrent, grâce à 250 pièces issues d’une centaine de musées européens, l’émergence des dialogues d’artistes au long de l’histoire. Malgré les guerres et les conflits, cet échange d’idées, de biens et d’innovations a créé des liens durables entre les communautés humaines, de la Méditerranée à la Baltique, de l’Atlantique à l’Oural.
Il n’est que d’observer la reproduction par tel ou tel peintre, dans son propre tableau, des tableaux d’autres peintres pour comprendre ce qui se joue là. Par exemple, Velasquez peint dans les Ménines quatre tableaux de ses confrères. Autre exemple : Jean Brueghel le Vieux, Allégorie de la vue et de l’odorat (1618), et David Teniers le Jeune, L’archiduc Léopold Guillaume visitant sa galerie, 1653.

Lang voordat Europa als een politieke eenheid werd gezien, was er al een intens verkeer van mensen en goederen. Vaak wordt vergeten dat al heel vroeg ook kunstenaars, kunstwerken en zelfs opdrachtgevers op zoek naar schoonheid, gebruikmaakten van de handelsroutes en waterwegen. Meesterwerken, maar ook meer bescheiden kunstwerken geven een beeld van wat ‘een Europese ruimte voor kunst en ideeën’ voorstelde, die al ontstond bij de dageraad van de middeleeuwen.
De tentoonstelling belicht aan de hand van bijzondere en vaak spectaculaire stukken diverse facetten en vormen van deze artistieke wisselwerking. Ze omspant een lange periode in de kunstgeschiedenis, van de 5de tot de 18de eeuw, en telt ongeveer 350 werken, uit meer dan honderd Europese collecties.

Long before asserting itself as a political entity, Europe was an area of intense circulation of people and goods. Despite wars and conflicts, this exchange of ideas, goods and innovations established lasting bonds between human communities, from the Mediterranean to the Baltic, from the Atlantic to the Urals. We often forget that artists, works of art and even wealthy men seeking to satisfy their hunger for beauty also travelled the trade routes and waterways. Thus, it is through past masterpieces and even modest works, that we can grasp and appreciate what was even at the dawn of the Middle Ages, a European space of art and thought.
The exhibition will illustrate, with many remarkable and often spectacular works, several particularly eloquent aspects of this artistic circulation and the various forms it took over a long period in the history of art (between the 5th and 18th centuries). It will include about 350 works, coming from over 100 European collections.

http://www.europalia.eu/

21° Edition.
Exposition belge.
Présente une culture d’un pays.
Ici pourtant, la culture des 27 membres.
Parler de l’Europe autrement.
La culture européenne. Ce que nous avons de commun. Ce que nous partageons.
Ce qui nous diversifie aussi.
Œuvres d’art comme patrimoine mais aussi de confrontations.


Les capitales culturelles de l’Europe :

Liverpool : http://www.liverpool08.com/
Stavanger : http://www.stavanger2008.no/