20070305

L’histoire franco-allemande

Avant la rentrée scolaire 2006-2007, les Editions Nathan publient pour la France, un manuel d’histoire « franco-allemand », une volonté novatrice qui s’adresse aux classes de terminales Littéraires, Scientifiques et Economiques et Sociales. L’avant-propos du comité scientifique indique l’intention d’élaborer une histoire croisée des deux pays. L’historique de cette démarche est rappelé : « souhait exprimé en janvier 2003 à Berlin par le Parlement franco-allemand des jeunes, réuni dans le cadre de la célébration du quarantième anniversaire du Traité de l’Elysée. » Le cahier des charges prévoit la réalisation de 3 volumes pour chaque niveau du lycée.
Ce livre est le résultat d’une coopération entre responsables ministériels et éditeurs en France et en Allemagne, l’entente a porté sur les textes et le choix des documents en tenant compte des sens différents accordés dans chaque langue, pour des notions essentielles en histoire comme Etat ou Nation.

On note que le premier ouvrage réalisé concerne la période postérieure à 1945, moment qui n’est plus conflictuel et où l’amitié et le dialogue constant permettent une réflexion parallèle de part et d’autre de la frontière devenue espace d’échanges.
Il s’agit ici de réagir à la première lecture, alors que ce livre n’a pas encore été utilisé et que selon l’éditeur, sa parution semble être accueillie favorablement par les enseignants.
En effet, cette proposition pourrait animer les classes d’une dynamique nouvelle. La clarté de l’évolution évènementielle ainsi présentée doit toucher le jeune élève et retenir son intérêt. Le système établi crée un cadre précis et simple, des repères au sein desquels les thèmes nombreux, les documents riches et souvent originaux favorisent la réflexion.
Il est possible de s’attacher à quelques-uns des points forts de l’ouvrage après en avoir présenté l’organisation.

Le titre « L’Europe et le monde depuis 1945 » respecte le programme officiel de Terminales (BO hors Série n°7, 3 octobre 2002 : Programme de l’enseignement de l’histoire et la géographie dans le cycle terminal.) qui progresse selon 3 parties : le monde depuis 1945 puis l’Europe et ensuite la France dans cette même période. Une structure certes logique mais qui entraîne des ruptures et oblige à des rappels constants voire des répétitions. En comparaison, dans ce nouvel ouvrage, en s’attachant à développer la France et l’Allemagne qui à elle seule est un exemple du monde bipolaire, on clarifie. L’histoire générale mondiale n’est pas gommée, les causes et les formes de la Guerre Froide, la confrontation des deux Blocs, les différences idéologiques, sont expliquées.

Ce livre se compose de 5 parties. Les 3 premières proposent un découpage chronologique de l’évolution des relations internationales depuis 1945 = le bilan de l’après guerre1945-1949, permet une réflexion sur les « mémoires » de la Seconde Guerre mondiale ; l’Europe est étudiée dans un monde bipolaire de 1945 à 1989 puis dans un espace globalisé de 1989 à nos jours.
Les 2 autres parties présentent, selon une volonté thématique, les transformations économiques, sociales et culturelles depuis 1945 et une étude comparative entre l’Allemagne et la France.

Une nouvelle place est donnée à la connaissance de l’Allemagne.

Pour étudier la question politique en Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale le document 2, page17, datant du 4 février 1945 : « Réflexions de W. Brandt sur la démocratie » est à retenir. Habituellement les manuels s’attachaient à la victoire des Travaillistes britanniques ou aux résultats du Parti Communiste Français dès les premières élections. Ici l’élan démocratique est aussi illustré par l’étude de la situation en Allemagne où l’éradication du nazisme oblige le peuple à se déterminer pour reconstruire un Etat. Ce débat interne était auparavant ignoré alors que l’étude des Grandes Conférences de 1945 (exemple du dossier pages 28 et 29) traitaient de la tutelle exercée par les quatre puissances.
De même traditionnellement les drames vécus par la population allemande : disparus, déplacés, n’étaient signalés que par de froids tableaux de chiffres ou d’impersonnelles flèches dessinées sur les cartes de l’Europe de 1945. Au contraire pages 26 et 27 est étudiée la présence des 4 puissances occupantes. Dans le document 3, page 27, un habitant témoigne de l’humiliation, de la peur des Allemands et des liens qui pouvaient se créer, malgré tout, avec les soldats vainqueurs, soviétiques ou américains.
La condamnation de l’Allemagne nazie doit rester ferme, cependant il apparaît ici que le recul permet d’entreprendre une histoire croisée des deux anciens ennemis mettant en évidence les limites de l’histoire sanction.

Le chapitre II de la première partie est consacré aux « mémoires » de la Seconde Guerre mondiale il permet, classiquement, l’apprentissage du vocabulaire spécifique : négationnisme, révisionnisme, génocide, crime contre l’humanité, Shoah ou holocauste, sans noter toutefois l’absence de désignation pour les déportés non juifs.
Mais la richesse de ce chapitre réside dans sa problématique. En effet d’une part, la présentation de « mémoires » multiples rappelle l’aspect planétaire du second conflit mondial, d’autre part, elle offre l’avantage de traiter l’évolution sur une cinquantaine d’années sans attendre pour cela la fin du livre. Ainsi est analysé le long processus qui mène à la reconnaissance de la responsabilité nationale, acceptation de la population et aussi des hommes politiques, illustrée par la demande de pardon du chancelier W. Brandt. L’ampleur du débat actuel entre historiens est aussi évoquée, prouvant que dans ce domaine, les Allemands ne parviennent pas à trouver la paix, (l’actualité autour de la publication du dernier livre de Günter Grass, confirme ces difficultés).
Enfin pour conclure sur ce chapitre, il faut signaler ce qui y est sans doute le plus intéressant : l’exposé des « mémoires » différentes dans les 2 Allemagnes aux idéologies contraires.
L’étude de ce thème essentiel donné ici dans sa complexité et sa globalité doit favoriser les interrogations et la réflexion des élèves.

Une présentation bien maîtrisée de la formation de L’Europe.

Au sein de la deuxième partie : « L’Europe dans un monde bipolaire » qui correspond au programme de terminales, sont regroupés 4 points : les relations internationales, la décolonisation, la division de l’Europe puis la construction européenne. La continuité de ces deux derniers chapitres devrait être utile aux jeunes gens qui, euros en poche, ne s’interrogent plus sur l’origine de l’Union Européenne. Ici, l’idée d’Europe, l’unité culturelle, les grands faits historiques des siècles précédents sont rappelés ; les étapes de la construction, les questions de l’élargissement et de l’approfondissement sont présentées sans omettre les crises, les doutes actuels.
L’élève citoyen devrait appréhender avec intérêt la question de l’avenir de cette association régionale dans sa spécificité.

La cinquième partie : « Allemands et Français depuis 1945 » est totalement novatrice.

Les chapitres XIV et XV permettent l’étude politique intérieure de la RFA, la RDA et de la France.
Les similitudes et les particularismes politiques et administratifs des deux démocraties libérales sont opposés aux caractéristiques du régime de type soviétique de la RDA. La chronologie mène à la réunification nationale et à la présentation de ce grand pays retrouvé dans les années 1990-2005.
Le chapitre XVI montre les fortes convergences entre la France et la RFA qui connaissent, au sein du bloc libéral, la même évolution économique : formidable période de croissance après la reconstruction, avant de subir une difficile crise de mutation aujourd’hui. En conséquence le développement d’une « société de consommation » et l’appel à l’immigration sont communs aux deux pays qui apportent cependant des réponses très différentes en matière des législations sociales ou de la naturalisation des étrangers.

Le chapitre XVII permet de s’interroger sur le bilan du partenariat franco-allemand : « un succès exemplaire ? »
Ainsi est développée l’évolution de l’équilibre entre ces deux puissances.
Les deux anciens ennemis, devenus partenaires puis de réels amis dès 1963, connaissent des relations nouvelles depuis 1990. En effet, en participant au cours de l’année 1989 aux conférences « 2+4 » qui acceptent la réunification, la France contribue à offrir à l’Allemagne une place et un rôle nouveaux en Europe. À la fin du XXe siècle, L’Allemagne a regagné son influence dans la Mittle-Europa alors que la France a perdu son empire colonial.
Amitié ne signifie pas fin de la rivalité !

Apprécier la richesse et l’utilité d’un tel ouvrage n’empêche pas d’exprimer deux types de réserve.
Il s’agit d’une part des faiblesses dans la structure.
Il est impératif d’étudier l’Allemagne et la France dans le contexte international, mais cette analyse à deux échelles conduit ici à des redoublements : relations internationales, économie et société, mondialisation et altermondialisation sont traitées successivement à l’échelle planétaire puis européenne. Les professeurs certainement éviteront ces répétitions.
Il faudrait revoir aussi le chapitre XII consacré à la population mondiale. Certes, il permet d’introduire une partie de géographie au sein d’un manuel d’histoire, et a le mérite de rappeler la complémentarité des deux matières. Il devrait pourtant être développé, ainsi remplacerait-il cette question qui figure actuellement dans le programme et le livre de géographie.

Les inspecteurs de l’Education Nationale qui ont participé au comité scientifique pour l’élaboration de ce nouveau livre ont certainement à cœur sa bonne utilisation. Ils influeront sans doute pour apporter quelques aménagements dans les programmes, tels que : accepter qu’un candidat au baccalauréat connaisse mieux les crises de Berlin que celle de Cuba, ou améliorer la partie concernant l’Europe, en première en géographie pour éviter encore une répétition lassante pour les élèves.

La deuxième limite de cet ouvrage porte sur l’aspect culturel.

Bien que ce thème ne soit pas absent, son traitement ne semble pas correspondre aux ambitions du projet global.
« Les transformations culturelles dans le monde depuis 1945 » sont étudiées, un dossier compare « les systèmes éducatifs » , un autre se penche sur « la formation, la jeunesse et la culture au centre de la coopération franco-allemande » et l’existence d’ARTE, chaîne de télévision binationale, est bien sur évoquée.
Mais pour compléter la présentation des liens franco-allemands, il aurait été intéressant de proposer des exemples choisis dans les différents domaines artistiques étudiés dans leur contexte historique.
Ainsi, Hanns Eisler et Bertolt Brecht, réfugiés du nazisme aux Etats-Unis, étaient des amis proches, leur expulsion au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pourrait illustrer les débuts de la Guerre Froide. Leur choix commun de rejoindre la RDA permettrait de traiter l’espoir fondé dans l’engagement communiste à cette période. Non seulement, Eisler et Brecht incarnent une partie de l’histoire allemande, mais en outre, leurs créations enrichissent la culture européenne et française. Les pièces de Brecht et les œuvres d’Eisler sont toujours régulièrement jouées chez nous.
De plus, l’auteur de l’hymne national de la RDA a réalisé entre autres musiques de film, celle du célèbre « Nuit et Brouillard » d’Alain Resnais (il est à noter que la sortie difficile de ce film en France est à juste titre évoquée par un excellent document n°2 page 40). Comme Eisler, beaucoup d’autres compositeurs contemporains allemands : Karlheinz Stockhausen, Heiner Goebbels sont produits fréquemment à l’opéra Bastille ou à la Cité de la Musique à Paris.

De la même manière, on pourrait traiter de la place importante qui est donnée à l’art plastique allemand, au Centre Pompidou ou au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Une fois encore, art ne peut-être séparé de contexte historique : de part et d’autre du Rideau de Fer, il est difficile de s’exprimer après la guerre. Baselitz et Penck tentent d’imposer leur production face au réalisme socialiste en RDA. À l’Ouest après avoir subi l’influence de l’abstraction française, les peintres de la RFA témoignent à leur manière de la prise de conscience par une nouvelle génération de la responsabilité de leur pays. L’œuvre de Joseph Beuys est nourrie de sa propre expérience dans la guerre, le travail de Gerhard Richter à partir d’archives photographiques, traduit de manière plus figurative le poids du passé, le malaise toujours réel à la fin du siècle.

Enfin un produit industriel pourrait-être choisi comme symbole des échanges franco-allemands, il s’agit du mythique appareil photographique Leica. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, les photographes français furent nombreux à l’adopter pour la qualité de ses optiques et sa discrétion. C’est avec ce précieux produit allemand que Henri Cartier-Bresson renouvelle le photojournalisme en France , suivi par exemple des membres des agences MAGNUM ou VIVA.


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Pour conclure par un bilan positif, on peut rappeler que déjà dans l’entre-deux-guerres, le rayonnement culturel de Berlin et de Paris favorisait les échanges entre nos deux pays. Certes, la rupture brutale et violente entraînée par le nazisme et la guerre ne peut-être oubliée, mais elle est aujourd’hui surmontée. Les volontés politiques ont permis des réalisations conjointes. Les populations retrouvent des valeurs communes et reconnaissent leurs mutuelles richesses culturelles, scientifiques, technologiques. Les concordances franco-allemandes découlent du désir de construire ensemble, un avenir européen plus harmonieux.
Aujourd’hui l’élaboration fructueuse d’un manuel scolaire commun, à l’initiative du Parlement franco-allemand des jeunes, prouve l’intensité et la réalité des liens entre les deux Etats. Ces jeunes ont peut-être intuitivement eu conscience que la richesse essentielle de cette étude serait d’être fondée sur les travaux d’historiens des deux pays. Ainsi leur est adressée la somme des recherches, de sensibilités diverses et complémentaires, qui jette une lumière nouvelle sur leur passé et leur présent.
Pourquoi alors ne pas souhaiter que cette entreprise se poursuive, et envisager que de nombreux historiens européens contribuent à l’élaboration d’autres études croisées entre plusieurs pays.
En France, les lycéens appréhendent déjà des études régionales : « La Méditerranée au XIIe siècle » ou « L’Europe en mutation dans la première moitié du XIXe siècle» en classe de seconde. C’est pourquoi, il semble possible de poursuivre ces travaux multipolaires et d’affronter, maintenant, les conflits contemporains et leurs traces : frontières, mémoires, monuments.
Par ailleurs, de nombreuses questions qui ne peuvent être traitées qu’à l’échelle européenne sont étudiées, le plus souvent, à partir de travaux nationaux. Il en est ainsi pour les origines gréco-romaines de notre civilisation ou pour présenter une œuvre transfrontalière au Moyen-Age suivant le cheminement du sculpteur de Sainte-Foy de Conques à Saint Jacques de Compostelle. Mais aussi, lorsqu’il est démontré que la Renaissance, née en Italie, est consécutive de la disparition de l’Empire byzantin ; ou encore, en ce qui concerne la diffusion des « Lumières » jusqu’en Russie et les voyages des artistes européens en Méditerranée au XIXè siècle . Tous ces thèmes mériteraient d’être approfondis et traités selon des études comparatives, celles-ci préciseraient à la fois les correspondances et les caractères nationaux. Ainsi différents historiens européens pourraient démontrer la prégnance de la mythologie grecque en parcourant les collections des musées de l’ensemble de l’Europe, ou l’architecture de la Renaissance, serait étudiée dans sa diversité, sur tout notre continent.
À ce projet, il faudrait ajouter une partie historiographique, elle apparaît indispensable pour préciser les changements politiques et idéologiques.
Ainsi, les travaux des chercheurs de chaque pays, leurs questionnements, leurs propositions complémentaires constitueraient progressivement une œuvre de référence essentielle. Car au-delà des indicateurs géographiques et économiques, c’est bien la connaissance de notre histoire, de notre culture, qui permettra de contribuer efficacement au débat fondamental pour concevoir l’Europe de demain, celui de son identité.
Josette Delluc