20070303

Célébrer l’Europe

L’Europe est en peine de célébration. Il y a un peu plus d’un an, alors que le projet de constitution était au cœur de discussions politiques intenses, rien n’était plus significatif que cette absence. Que l’on soit favorable ou opposé à la forme de construction politique qu’il proposait, la célébration n’était pas de mise — pas plus que ne l’était « le rêve européen ». Pour les uns, comme pour les autres, c’est d’abord par un calcul de ses effets économiques et sociaux que le texte devait être évalué — par la mesure des risques, des avantages et des inconvénients que son adoption ou son refus présenteraient. Sans doute cette approche était-elle légitime, mais faute d’avoir « célébré » la dimension symbolique que revêtait une telle construction, c’est le partage même de « l’idée européenne » qui s’en trouvait compromis. Car toute célébration est d’abord le partage d’une signification commune. Mais alors qu’y avait-il (qu’y aurait-il encore aujourd’hui) à partager dans l’Europe.
La question se pose avec d’autant plus d’acuité que, comme le rappelait Jacques Derrida dans L’Autre cap, toutes les figures auxquelles l’Europe a pu s’identifier, dans une autocélébration qui était aussi une autoglorification, sont épuisées — à commencer par toutes les constructions fantasmatiques, tous les discours qui auront célébré au cours des derniers siècles sa prétendue « supériorité » intellectuelle, morale, scientifique, politique, etc. — et participé de sa domination. Célébrer l’Europe, cela ne peut plus être et cela ne doit plus être faire l’éloge d’une appartenance civilisationnelle, quels que soient les traits distinctifs retenus pour circonscrire cette appartenance. Tout au contraire, cela suppose, avant tout autre élément d’analyse, que l’on prenne acte de ce que le philosophe Jan Patocka appelait, dès les années 1970, « une humanité post-européenne » — et que, conscient de cet état de fait, on se garde de reconduire, sous quelque forme que ce soit, les mille et uns fantômes de sa suprématie passée.
Tout ce que l’Europe s’était approprié (la rationalité, la démocratie, les droits de l’homme), tout ce qu’elle célébrait comme lui appartenant en propre et qu’elle se reconnaissait le privilège d’apporter (sinon d’imposer) au reste du monde, tout ce qu’elle a pu penser et accomplir au titre de son « rayonnement » — tout cela n’est plus à la mesure du type de reconnaissance, de croyance et d’espérance que l’on pourrait encore mettre dans une célébration de l’Europe. Car rien de tout cela n’aura su et n’aura pu la préserver de la plus effroyable barbarie.
Mais alors que reste-t-il à célébrer ? Et d’abord, de quelle Europe parle-t-on ? De la communauté européenne, telle que la définissent et l’encadrent ses institutions ? D’une identité culturelle, composite qui se serait façonnée et enrichie, au fil des siècles, à la croisée d’un triple héritage (la Grèce antique, Rome, le judéo-christianisme), dont les villes et les musées européens garderaient conjointement la trace ? Est-ce la diversité des langues, la variété des paysages, la richesse des traditions artistiques (picturale, musicale, architecturale, littéraire), les traces du passé (ruines, vestiges et monuments) qui doivent être mises au premier plan ? Comment tout cela, au bout du compte, pourrait-il converger pour faire l’objet unique et commun d’une célébration ?
À cette question, seule la mémoire des conflits du siècle passé — à commencer par les deux guerres mondiales — permet de répondre. Si l’on en croit Rosenzweig, la première d’entre elles, dans laquelle s’origine la ruine de l’Europe, ne fut rien d’autre, en effet, qu’une lutte à mort entre des peuples concurremment désireux d’assumer une mission universelle — et convaincus qu’ils étaient élus pour le faire. Elle fut, comme celle qui suivit, l’effet direct et meurtrier de la folie des messianismes politiques. Elle fit de l’anéantissement de millions et de millions d’hommes et de tant de destructions la conséquence dernière de ce nationalisme européen, pluriel et composite, qui aura si durablement marqué les relations entre les nations d’Europe qu’il en aura presque effacé et fait oublier toutes les autres modalités — qu’il aura fait oublier, notamment, tout ce que celles-ci avaient pu échanger, traduire, importer, exporter au cours de leur histoire. Nous disions plus haut que toute célébration supposait le partage d’une signification. Ce que la construction de l’Europe signifie — et aura signifié depuis le début — malgré tant de forces hostiles et régressives, tant de forces arc-boutées aux vieilles lunes de la vocation nationale, c’est, pas à pas, la clôture, en Europe, du temps des messianismes politiques. C’est cette clôture, progressive et difficile, qui donne son sens à son mouvement et à son histoire ; c’est elle qui, de façon ultime, justifie ses élargissements successifs, au-delà de toute considération géographique, géopolitique, économique et autres calculs — comme elle justifie le désir d’une constitution politique. C’est elle que salueront, dans quelques mois, les citoyens de la Roumanie et de la Bulgarie et, plus tard, il faut le croire et l’espérer, ceux de la Serbie, de la Moldavie, de l’Ukraine et d’autres pays encore — elle qu’ils célébreront et que nous célébrerons avec eux.
Or cette clôture est en même temps une ouverture et une promesse — et c‘est la raison pour laquelle nous la célébrons. Elle est d’abord (elle devrait être) la promesse d’une Europe plus juste, dans laquelle les inégalités qui l’ont divisé (par exemple entre citoyens du nord et du sud, de l’ouest et de l’est) devraient s’estomper. Elle fait (elle devrait faire à ce compte) de la justice une exigence qui transcende les frontières. Elle est aussi la promesse d’une autre perception de l’identité. Du nationalisme, en effet, rien n’est plus significatif que la façon dont il organise, soutient et instrumentalise, par l’image et le discours, le cloisonnement des identités. De chacune d’elle, il fait un tout homogène, hermétique à toute expérience de l’altérité autre que celles qu’il présente et vilipende comme des menaces pour sa « pureté », son « intégrité », etc. — un tout que rien en droit ne devrait pouvoir ébranler ou altérer. Il ne connaît d’autre loi que le déni de toute exposition à la différence. C’est le caractère illusoire et mensonger de ce déni que la fin des messianismes nationaux promet de mettre au jour. Aussi profondément ancrée que soit la perception des identités culturelles héritée du temps des nationalismes, cette fin ouvre, pour l’avenir, la voie d’une compréhension de ces mêmes identités, qui les restitue à ce qui en fait la vérité — à savoir leur hétérogénéité constitutive. Le propre de l’Europe, en effet, c’est qu’elle s’est constituée par un double faisceau de relations. Elle est faite, d’une part, de ce que les nations européennes ont traduit de leurs cultures respectives les unes dans les autres, d’autre part des échanges, des importations, des exportations et là encore des traductions qui les ont liées communément et concurremment avec le reste du monde[1]. L’Europe, disait Umberto Eco, c’est la traduction, celle des œuvres sans doute, et, plus généralement de formes esthétiques, mais aussi des savoir-faire, des modes de vie. C’est de toutes ces traductions que les Européens héritent — et c’est elles qu’ils ont en partage, comme autant de traces d’une transformation inachevable. À l’inverse de tout enfermement dans une culture nationale, celles-ci n’imposent aucune allégeance. Au contraire, elles restituent chacun, d’où qu’il vienne, à la croisée des langues et des mémoires de l’Europe, à la vérité d’une identité qui, comme invention idiomatique de la singularité, se décline nécessairement au futur. Nous posions la question : « que reste-t-il de signifiant en Europe ? » La réponse est : la possibilité de cette invention même. Le propre de l’identité européenne, c’est de n’être jamais restée figée, repliée sur elle-même — de n’avoir existé (et de n’exister encore) que par la série des transformations qui l’ont constituée (et qui continuent de le faire). Telle est sa loi qui est indissociable du regard critique que, dans le partage croisé de ces inventions, elle est capable de porter sur elle-même. Si on célèbre toujours ce à quoi l’on tient — ce qui nous fait tenir — alors, en dernier ressort, c’est cette loi qu’il convient de célébrer.


Marc Crépon


[1] Je me suis attardé sur ces questions dans un livre récent : Altérités de l’Europe, Galilée, 2006.